Book Title: Formes Du Genre Narratif
Author(s): 
Publisher: 
Catalog link: https://jainqq.org/explore/269509/1

JAIN EDUCATION INTERNATIONAL FOR PRIVATE AND PERSONAL USE ONLY
Page #1 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes du genre narratif S'il est assez naturel de separer le narratif du didactique, comme il est fait dans ce volume, il arrive toutefois que l'un et l'autre aient partie liee. Tel est le cas en Inde, ou, plus encore peutetre qu'ailleurs, la narration est tres generalement guidee par quelque intention edifiante, qu'elle lance un message religieux ou ideologique lie a une doctrine particuliere, ou qu'elle enseigne un savoir specifique: souvent la politique ou la sagesse des nations (comme dans le Pancatantra), et parfois meme jusqu'a la grammaire! Le narratif fait partout des incursions, la meme ou on l'attendrait le moins: sous une forme rudimentaire, on l'a ainsi vu investir le regulaire bouddhique par le biais du recit introductif stereotype (nidana, supra p. 104sqq.). C'est que le recit n'est finalement qu'une forme developpee de l'exemple, les memes termes indiens servant, d'ailleurs, a designer l'une et l'autre. Or l'exemple est, dans la tradition indienne, partie integrante du raisonnement: il est ainsi present dans le syllogisme. Il se trouve meme erige en methode d'enseignement dont le Bouddha, Mahavira et d'autres Maitres ont tenu a souligner l'efficacite, a tel point qu'on finit par oublier les traces qui temoignent d'une rivalite passee entre tenants de l'enseignement abstrait et tenants de l'enseignement par l'exemple! On verra comment les deux se combinent et s'imbriquent subtilement dans le corpus brahmanique du Yogavasistha, tout a la fois sastra et narration. Une constatation s'impose d'autre part. Alors que le narratif est present -- a titre dominant ou accessoire -- dans de tres nombreuses formes litteraires indiennes, alors que la production d'ouvres narratives au sens le plus large est immense, en revanche, tout ce qui concerne la discussion theorique, la classification et la terminologie relative a cette categorie de la litterature parait, en grande partie, bien insuffisant. La terminologie litteraire donne l'impression d'etre ou trop rare ou trop foisonnante, bref assez inadequate. Les poeticiens tantot enregistrent des termes que les textes n'utilisent pas, tantot posent des distinctions qui, faute d'etre enterinees par la pratique litteraire, 1. Cf. J. Przyluski, "Sautrantika et Darstantika", Rocznik Orjentalistyczny VIII (1932), p. 1-11. Page #2 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 220 Genres litteraires en Inde restent lettre morte. Par exemple, akhyayika, nous dit l'un, designe une histoire racontee a la premiere personne et divisee en chapitres, tandis que l'absence de ces caracteristiques definit, par opposition, la katha; mais les rares cuvres qui se nomment akhyayika ne correspondent que de loin a la definition theoriquez, alors que la denomination katha, d'emploi frequent, semble si polyvalente qu'on est tente de suivre le poeticien sceptique qui conclut de la distinction: "Il s'agit d'une seule espece avec deux noms"3. Ces tentatives de classement se soldent finalement par un echec. La nature de la matiere narrative peut egalement servir de critere de classification. On sait que le type d'intrigue (vastu) est, selon le traite du Dasarupa (I 16), le premier de ceux qu'il est courant d'utiliser pour etablir une typologie dramatique et fonder la distinction entre comedie bourgeoise (prakarana) et comedie heroique (nataka). Semblablement, les jaina distinguent le carita du prabandha en fonction des personnages soit legendaires soit historiques qui en sont les heros. On rencontrera de meme cidessous (p. 321sqq.) des classifications de la katha basees sur leur sujet ou sur leur fonction didactique, que ce soit en milieu brahmanique ou en milieu jaina. Pour etablir une typologie satisfaisante, il faudra tenir compte de ces multiples points de vue indiens. Il sera egalement necessaire de faire intervenir d'autres parametres, de considerer en particulier le style, suivant que ces compositions sont redigees en prose, en vers, en style mixte (et sont alors dites campu)4. Les essais qu'on va lire sont loin d'epuiser toutes les modalites du narratif indien: tache impossible ici. On ne cherchera pas dans ce livre la maniere dont le narratif se realise dans le kavya classique; ni une description de ce que les Indiens nomment itihasa, que l'on rend bien approximativement par "epopee", ni de ce qu'est un purana, pour lequel ils indiquent "cinq caracteristiques 2. Ex. Madanarekha-akhyayika de Jinabhadrasuri, ed. Pt. Bechardas Doshi, Ahmedabad 1973: Introduction, p. 37sqq. 3. On trouvera une presentation commode de cette discussion dans S. LIENHARD, A History of Classical Poetry. Sanskrit -- Pali - Prakrit, Wiesbaden 1984, p. 228sqq. Le meme type de distinction est suppose exister entre les termes vittaka et katha: cf. H. M. JOHNSON, Indian Antiquary 56 (1927), p. 17. 4. Voir, par exemple, la tentative de M. HAHN, "Typology of Buddhist Narrative Literature" in Haribhatta and Gopadatta. Two Authors in the succession of Aryasura, Tokyo 1992 (2nd ed.), p. 4. Page #3 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes du genre narratif 221 fondamentales" supposees le definir. La place aurait manque pour aborder une forme complexe de kavya en prose qui allie de maniere fort singuliere recit et description, et que, par commodite on appelle "roman". Toutefois, a un degre ou a un autre, tous les articles renvoient a ces diverses modalites, car kavya, epopee, purana correspondent aussi a des modes de discours eventuellement presents hors des euvres que l'on peut ranger dans l'une ou l'autre de ces categories specifiques. Les chapitres de la presente section prennent acte de cette complexite, notent, en outre, les differences de perception manifestes selon que le lecteur est indien ou occidental. Ce contraste a d'autant plus encourage ici a des tentatives d'analyse typologique, d'ailleurs appuyee sur un ou des exemples precis; elles sont eventuellement conduites dans une perspective plus theorique, peut-etre, que celle qui prevaut en general dans les onze monographies, aussi variees qu'interessantes, editees par Christopher Shackle and Rupert Snell, The Indian narrative. Perspectives and patterns (Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1992). Aussi bien, comme le note l'Introduction de cet ouvrage aux multiples facettes, il est sans doute utopique de pretendre embrasser tout le narratif indiens. Les quatre essais qui suivent privilegient surtout l'examen du narratif en contexte religieux ou doctrinal et montrent comment le recit a pu etre mis au service de la propagande d'un dharma, qu'il soit hindou (moniste, vishnouite), bouddhique ou jaina. La, le narratif est soumis a certaines regles d'ecriture. Ce n'est pas un hasard si resurgissent souvent des formes comme la parabole, genre avere de l'exegese (et reconnu comme tel par les bouddhistes et les jaina), l'allegorie (que ce soit sous forme narrative, ou, plus souvent, dramatique), et la biographie a orientation hagiographique. Cette recurrence tient a la motivation ideologique ou polemique d'euvres qui visent a affermir la foi d'un public d'inities ou, le cas echeant, a gagner de nouveaux fideles. Pour la mise en forme du message, les auteurs ont recours a divers procedes narratifs: l'un des plus frappants dont on attribue en general-l'invention a l'Inde consiste a enchasser les narrations dans un recit-cadre, procede qui a ete 5. "Itself an enormous Ram-kahani in every sense of that appropriately evocative Hindustani expression, the full tale of Indian narrative will perhaps never be told in any satisfactory fashion", p. 1. Page #4 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 222 Genres litteraires en Inde emprunte et popularise par les Mille et une nuits". Il s'est perpetue jusqu'a nos jours, comme le montre un roman recent, traduit en francais sous le titre Narmada Sutra?. Riche et originale, la tradition narrative indienne est enfin restee si vivante qu'elle a sans peine assimile les apports exterieurs. Ainsi de la nouvelle, dont on verra qu'elle a su combiner les sensibilites de l'Inde et de l'occident. N.B. 6. Voir par exemple E. COSQUIN, "Le prologue-cadre des Mille et une nuits. Les legendes perses et le livre d'Esther", Revue biblique internationale, Paris 1909, p. 1-80, et M. WITZEL, "On the Origin of the Literary Device of the 'Frame-Story' in Old Indian Literature", Hinduismus und Buddhismus. Festschrift fur U. Schneider, Freiburg 1987, p. 380-414. 7. Gita MEHTA, A River Sutra, New York 1993. Traduit de l'anglais par D. RINAUDO, Paris: Belfond 1993. Page #5 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Nalini BALBIR Formes et terminologie du narratif jaina ancien Avec raison, on insiste souvent sur le caractere fortement didactique de la litterature narrative indienne. Cela est encore plus vrai lorsqu'on considere celle, tres abondante, qu'a developpee le jinisme pour diffuser largement ses propres valeurs ou les concepts specifiques qu'il a pu elaborer. D'une maniere generale, conter des histoires (sanskrit katha, prakrit kaha) ou en ecouter fait partie de l'activite journaliere, respectivement du moine et du laic, et constitue une forme d'etude (svadhyaya) a part entiere. Mais il ne s'agit naturellement pas de raconter ou d'ecouter n'importe quelle histoire. Parfaitement enracines dans la culture indienne, les jaina sont bien conscients qu'il existe, hors de leurs * cercles, tout un reseau d'histoires heterodoxes. A ces histoires qu'ils jugent mensongeres (mithyatva), il convient de substituer un repertoire singulier de heros qui doivent servir de modeles ou incarner les vertus cardinales: ce sont les Jina et toutes sortes de figures qui gravitent autour d'eux, tantot figures tout a fait nouvelles, tantot figures pan-indiennes reinterpretees selon une autre echelle de valeurs, comme c'est le cas des personnages epiques (Rama, Ravana, les Pandava, etc.). La narration a donc un statut ideologique. C'est une methode d'enseignement, deja employee dans leurs preches par les premiers Maitres (VIe-Ve s. av. J.-C.): de fait elle apparait d'abord dans les Ecritures canoniques ou leur parole a ete consignee et mise en forme (Ve s. ap. J.-C.). C'est aussi une composante de l'hermeneutique: on la voit presente 1) sous forme embryonnaire dans des listes metriques de termes, destinees a guider l'enseignement oral -- c'est le corpus des niryukti compile dans les premiers siecles de notre ere; 2) dans les commentaires en prose prakrite ou sanskrite -- c'est le corpus des curni et tika, elabore a partir du VIe s. -- qui developpent les mots-cles qu'enumerent les niryukti. Au meme titre que les moyens de preuve (hetu) ou l'inferencel, la narration sert alors a elucider les notions. Enfin, toujours pour illustrer concepts ou valeurs, la narration prend un essor independant, assumant une 1. Ex. Avasyaka-niryukti v. 86, etc.: voir Nalini BALBIR, Avasyaka-Studien, Band 1 (a paraitre); M. BIARDEAU, "Le role de l'exemple dans l'inference indienne", Journal Asiatique 245 (1957), p. 233-240. Page #6 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 224 Genres litteraires en Inde forme developpee, souvent centree autour d'un personnage principal, par exemple dans des "romans" comme la Kuvalayamalakaha, la Samaraicca-kaha, etc. (infra), ailleurs constituee en recueils thematiques ou circonstanciels: c'est ainsi qu'il existe des "histoires de don", des "histoires de vertu feminine", etc., et d'autre part, des histoires relatives a tel veu ou tel jeune. Ces multiples recits forment en definitive un corpus etonnamment vaste de textes en langues diverses (sanskrit / prakrit / langues vernaculaires), en prose ou en vers, anonymes ou non, qui s'etend sur plus de quinze siecles. Considerer l'ensemble des formes de la nebuleuse narrative sur une pareille duree est pour l'heure exclu. On s'attachera plutot d'abord a examiner comment, dans leur litterature exegetique et dans quelques cuvres independantes, les jaina eux-memes voient et organisent le narratif ($ 1-6). Ensuite, en confrontant le point de vue des textes theoriques aux cuvres existantes (dont des extraits seront traduits), on s'efforcera d'identifier, dans les memes corpus, les formes censement distinctes que designent certains termes de la critique jaina bien repertories par la tradition ($ 7-10). Chemin faisant, les autres litteratures, bouddhiques en particulier, fourniront des points de comparaison. VECU ET FICTIF2 1. Une premiere dichotomie, tres generale, touche a la matiere du narratif. Elle ne semble pas attestee avec la meme precision hors de la tradition jaina, mais, au sein de cette tradition, a chance d'etre assez ancienne, puisqu'on la rencontre d'abord dans quelques passages de la litterature exegetique (premiers siecles de notre ere) ainsi que dans l'un des premiers "romans" en langue prakrite (Vasudevahindi, IVe-VIe s.)3. Elle oppose deux types de recits (ou 2. La plupart des passages rassemblant les divisions discutees dans les paragraphes 1 a 4 sont mentionnes (mais rarement analyses avec toutes leurs consequences) dans plusieurs editions ou manuels indiens: ex. V. RAGHAVAN, Bhoja's Srngaraprakasa, Madras 1963, p. 627; Lilavai Kaha, ed. A.N. UPADHYE, Bombay 1949, p. 327-328; J.C. JAIN, Prakrit Jain Katha Sahitya, Ahmedabad 1971, p. 9sqq.; IDEM, Prakrit Jain Narrative Literature. Origin and Growth, Delhi 1981, p. 12-13. 3. cariyam ca kappiyam vi ya aharanam duviham eva pannattam Page #7 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 225 d'exemples), les uns qualifies de cariya "vecus", les autres de kappiya "fictifs", erigeant en terme technique litteraire ce dernier adjectif, ce que ne semblent pas faire les sources non jaina4. Par rapport a la tradition indienne classique, pour qui la katha est uniquement du ressort de l'imagination (kalpana) et s'oppose a la biographie (nommee akhyayika), cette distinction est originale. Elle n'est pas sans evoquer la dichotomie entre prakhyata, adjectif designant le materiau "connu", emprunte a l'epopee, et utpadya, terme designant le materiau "forge" par le poeteb, -- dichotomie qui, a son tour, rappelle les deux especes d'exemples definis par la Rhetorique d'Aristote (II 20): "l'une consiste a citer des faits anterieurs, une autre a inventer soi-meme?". Quoi qu'il en soit, les limites assignees par les jaina aux deux domaines que designe ce partage meritent de retenir l'attention. Il parait avoir eu suffisamment d'impact dans la tradition pour qu'il ne soit pas arbitraire de le prendre pour cadre de cet expose. LE CHAMP DU VECU (CARIYA) 2. La definition du vecu est tres large: dans la formulation la plus rudimentaire, est dit "vecu, ce qui aura ete vu ou experimente par un quelconque individu quel qu'il soit8". La Vasudevahindi ajoute une precision: cet individu peut etre un homme ou une femme; son vecu peut porter sur les domaines du dharma, de l'artha et du kama, autrement dit sur l'une ou l'autre des spheres de l'activite humaine (infra)'. La categorie cariya a une extension d'autant plus atthassa sahan'-attha indhanam avi oyan'atthae, Ogha-niryukti v. 543 = Pindaniryukti v. 630 (A. METTE, Pind'esana, Wiesbaden 1974, p. 123); udaharanam duviham: cariyam kappiyam ca, Dasavaikalika-curni, Ahmedabad 1973, 21.1 et Dasavaikalika-niryukti v. 53; Vasudevahindi, Bhavnagar 1930, reimpr. Gandhinagar 1989, p. 208-209 (texte infra n. 9). 4. Si l'on en croit les dictionnaires courants. Sk. kalpita au sens de "fabrique, imagine" est pourtant assez usuel. 5. Cf. A.K. WARDER, Indian Kavya Literature, vol. 1, Delhi 1972, p. 187. 6. Dasarupa I 23. 7. Aristote, Rhetorique. Tome deuxieme. Texte etabli et traduit par M. DUFOUR. Paris, Les Belles Lettres 1967, p. 104-105. 8. Cariyam: kenai anubhuyam dittham, Dasavaikalika-curni 21.1. 9. Duviha kaha: cariya ya kappiya ya. Tattha cariya duviha: itthie purisassa va, dhamm'-attha-kama-kajjesu dittham suyam anubhuyam cariyam ti vuccati, Vasudevahindi 208.30-209.1. Page #8 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 226 Genres litteraires en Inde grande que le kappiya est traditionnellement fort restreint, comme on verra (8 7). En theorie, le cariya est susceptible d'inclure aussi bien le vecu effectif que le vecu virtuel, allant du recit historique au recit de pure fiction, en passant par toutes les variantes et combinaisons possibles de ces deux extremes. Substantive, l'adjectif finira, du reste, par designer une forme de type bio-hagiographique: ex. Trisastisalakapurusacarita, "Biographie des soixante-trois grands hommes" ou "Histoire universelle jaina"; Jambusami-cariya, "Biographie du Maitre Jambu", etc. Une definition aussi vague laisse par ailleurs suffisamment de latitude pour que la fantaisie et l'imagination puissent s'exercer librement, au point que, reprenant la dichotomie "vecu" / "fictif", Vardhamanasuri, auteur jaina du XIIe S., ecrit dans la preface d'une katha: "Bien que d'esprit peu delie, j'ai tenu a composer l'histoire que voici. Elle tient tantot du vecu, tantot de la fiction. Ou plutot: tout y est vecu. Il n'y a, en ce monde, rien de fictif. Car dans le tourbillon infini du monde, il n'y a rien qui ne puisse etre10". 3. Pour estimer a leur juste valeur les distinctions secondaires que proposent les exegetes jaina, il faut se souvenir qu'elles ne sont pas necessairement d'ordre purement litteraire: kaha signifie d'abord "propos", et non uniquement "recit, histoire, narration". Or les jaina distinguent entre propos qui peuvent etre tenus et propos interdits, sujets tabous (vi-kaha, au nombre de quatre): c'est parfois dans ce contexte que prennent place les deux classifications maintenant examinees ($ 3-4)11. 10. Eso kaha-pabandho, kao mae manda-buddhina vi dadham katthai cariya-sameo, katthai puna kappiyanugao; ahava savvam cariyam, na kappiyam kim pi atthi bhuvanammi jam anante samsare, tam n'atth' iha jam na sambhavai, Manoramakaha, Ahmedabad 1983, p. 2. 11. Sthananga 4 (ed. Jaina Agama Series, Bombay 1985, p. 112; commentaire d'Abhayadeva, Ahmedabad 1937, p. 2006-201a): cattari vikahao..., cauvvviha kaha pannatta, et n. 8 p. 112 sur les hesitations de la tradition manuscrite entre les lecons kaha et dhamma-kaha (sur quoi voir infra SS 4). Le lien se fait de meme maniere dans la tradition exegetique du Dasavaikalika, ou l'analyse de kaha suscite celle de vikaha. Page #9 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 227 La premiere est quadripartite et distingue attha-kaha, kamakaha, dhamma-k. et misiya-k. 12. Cette classification ressortit a la fois au sujet, a la tonalite, dominante et au dessein, mais elle fait appel a des criteres d'ordre non formel et non proprement litteraire, renvoyant, une fois encore, aux spheres de l'activite humaine (supra SS 2). Cependant, meme ce point est remarquable, dans la mesure ou il suggere une difference entre le domaine de la katha et celui des purana ou de l'epopee qui font une large place aux protagonistes divins et aux heros de type mythologique13. .. Dans le premier type, les heros illustrent les moyens varies de se procurer de la richesse, ou, plus generalement, d'arriver a leur but: ce peut etre l'habilete, l'intelligence ou la beaute. On y trouvera aussi bien l'histoire d'un charpentier adroit (Kokkasa), que celle d'un homme capable de maitriser les moyens traditionnels pour gagner quelqu'un a sa cause. L'incarnation de l'ingeniosite (uvaa, sk. upaya) est le ministre Canakya14, incarnation mythique en Inde de l'intelligence machiavelique. L'artha-katha, dont la finalite est de montrer que l'intelligence est mere du succes, est, a n'en pas douter, une forme litteraire ancienne tot reconnue comme telle. Son representant le plus fameux est le Pancatantra. Elle a pour contrepartie negative la mugdha-katha dont les heros incarnent tous les aspects possibles de la betise humaine et suscitent les railleries de leurs pairs 15. Les histoires d'amour forment le theme du second type; les subdivisions correspondent a l'origine du sentiment amoureux: est-il provoque par la vue ou l'audition, par exemple? Le troisieme est naturellement le plus important dans la tradition jaina: il inclut tout recit pourvu des caracteres de la religion (dharma), et apte a eveiller le detachement (infra). 12. Dasavaikalika-niryukti v. 194; curni p. 54; H.R. KAPADIA, Descriptive Catalogue of the Government Collections of Manuscripts deposited at the Bhandarkar Oriental Research Institute. Jaina Literature and Philosophy, vol. XIX. Section II: Narratives. Part I: Svetambara works, Poona 1967, p. IVsqq.; comparer, brievement, A.K. WARDER, Indian Kavya Literature, vol. 1, p. 192. 13. Comparer la definition du recit par C. Bremond: "Un discours interpretant une succession d'evenements d'interet humain dans l'unite d'une meme action" (cite P. ZUMTHOR, Essai de poetique medievale, Paris, Seuil 1972, p. 341). 14. Dasavaikalika-curni 54.12. 15. Voir, sur ces points, les remarques de J. HERTEL, "Ein altindisches Narrenbuch": Berichte der philologisch-historischen Klasse der Koniglich Sachsischen Gesellschaft der Wissenschaften zu Leipzig, Band LXIV, 1911, p. 34; IDEM, The Thirty-Two Bharataka Stories edited by..., Leipzig 1921, p. 6. Page #10 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 228 Genres litteraires en Inde Quant au dernier, c'est l'habituel type "mixte". Il cumule les caracteristiques des precedents, et peut inclure des recits jaina, brahmaniques ou profanes16. De la definition donnee, il ressort en outre qu'il peut impliquer une cuvre longue et complexe puisqu'elle inclura toutes sortes d'elements. 4. La dhammakaha etant la plus importante par principe, puisqu'elle est le moyen de vehiculer les valeurs fondamentales, rien d'etonnant a ce qu'elle ait donne lieu a une analyse plus poussee que les autres types; d'ou une seconde ramification. Les svetambara, comme les digambara, connaissent en effet les quatre qualificatifs suivants: akkhevani, vikkhevani, samvegajanani, nivvea-jananil7. Ils renvoient tantot a quatre varietes distinctes de recits 18, tantot, semble-t-il, a quatre modalites successives ou quatre methodes d'exposition definissant une strategie de la narration 19 ou une rhetorique de la persuasion (dont on peut, si on le souhaite, rapprocher les preoccupations de la tradition occidentale antique). Car, a la difference de la classification precedente, celle-ci fait de toute maniere reference a la situation de communication et a l'impact sur l'auditoire. On peut ainsi "attirer" ce dernier, "capter sa bienveillance" en presentant les choses sous un jour qui plaise a son ceur et aille dans son sens (akkhevani); dans un second temps, sous un jour deplaisant (vikkhevani) qui suscite la "repulsion", notamment, selon certains, en incitant le destinataire a mettre en parallele la doctrine jaina et les autres de maniere a provoquer, comme imperceptiblement, une reaction en faveur de la premiere20; on peut encore (ou ensuite) 16. Loge vede samae sa u kaha misiya namam, Dasavaikalika-niryukti v. 212cd (curni p. 58). 17. Sthananga 4 (p. 112); Dasavaikalika-niryukti v. 199sqq. et commentaires; Bhagavati Aradhana (ed. Pandit Kailasacandra Siddhantasastri, vol. 1, Sholapur 1978) v. 654; Asadhara, Anagaradharmamsta 7.88; W. SCHUBRING, Die Lehre der Jainas, Berlin-Leipzig 1935, SS 150; Jainendra Siddhanta Kosa, s.v. katha (vol. 2, Delhi 1971, p. 2sqq.); infra SS 6. 18. Bhagavati Aradhana v. 654 et 658-659; Asadhara, Sagaradharmamsta 8.67sqq. 19. Infra SS 6 (Uddyotanasuri et Siddharsi). 20. Comparer, Aristote, Rhetorique (III, 19): "Bien disposer l'auditeur en sa faveur et l'indisposer contre l'adversaire" est la premiere composante de la peroraison. Page #11 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 229 raconter de maniere a eveiller en l'auditeur le "bouleversement" necessaire (samvea), et le conduire au "detachement" (nivvea) qui constitue la finalite ultime et se trouve fortifie par la reflexion qu'a fait naitre la contradiction manifeste entre les deux premieres presentations. Etant donne ce cadre, on comprend que la deuxieme modalite ne soit pas jugee recommandable lorsque, comme c'est l'usage, on cherche a reconforter et stimuler, a ses derniers moments, un penitent qui a entrepris le jeune a mort: qu'il soit verse dans les Ecritures ou non, il doit alors se concentrer sur les trois joyaux de la doctrine jaina, et se barricader contre les autres doctrines21. 5. Pour evaluer la validite reelle des lignes de clivage ainsi tracees dans le vaste monde du narratif, il faut distinguer entre le narratif exegetique, anonyme ($ 5) et le narratif independant, signe (8 6). : Si l'on considere les formes simples de la katha, dont les commentaires regorgent, on constate d'abord que ces lignes de clivage, toutes connues qu'elles soient a l'epoque, n'ont guere d'impact. Le terme uniformement employe est kaha, sans plus de specification. L'element fondamental des textes ainsi designes est une "histoire" qui a valeur exemplaire ("Beispielerzahlung"). Elle a pour but d'illustrer un comportement correspondant a un terme technique precis: X incarne la compassion, Y la generosite, Z se sera distingue par la pratique de telle observance, etc. Cela implique une certaine technique dans l'art de conter. A ce stade, la katha se caracterise par sa brievete et le nombre limite de ses protagonistes. La forme en prose domine, sans pour autant que son emploi constitue un trait distinctif. L'absence de toute pretention litteraire est notable. Les figures de style (jusqu'a la comparaison sous sa forme la plus elementaire) manquent. On est frappe par la predominance, de l'action, presentee de maniere lineaire, les flashbacks etant exceptionnels. L'important est d'aller a l'essentiel: rien de ce qui retarderait le denouement, ou rejetterait dans l'ombre le personnage modele, n'a donc de place. Le recit est laconique, rapide, impersonnel. Consequence: l'absence totale de tout element descriptif touchant le decor aussi bien que les personnages, qui n'ont guere d'etoffe psychologique et representent des types plus que des 21. Ex. Bhagavati Aradhana v. 654. Page #12 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 230 Genres litteraires en Inde individus. Lorsque des ecrivains reprendront la matiere ancienne et la developperont dans de nombreux recueils (katha-kosa), la description (meme stereotypee) sera precisement une de leurs preoccupations et un lieu d'amplification par excellence, le second etant constitue par les citations de strophes proverbiales (subhasita) notoirement absentes dans la katha elementaire. 6. Lorsque, en revanche, on se tourne vers les praticiens de la litterature conscients de leur mission, on constate qu'ils enterinent certaines des taxinomies envisagees, et situent leur travail dans le droit fil de la tradition, montrant par la meme qu'ils leur reconnaissent une validite indiscutable, tout en exprimant parfois des prises de position revelatrices de leur orthodoxie, de leur liberalisme, ou, si l'on prefere, d'un certain realisme dans la pratique de leur activite d'ecrivain. On retrouve en effet ces lignes de demarcation en tete de plusieurs katha jaina qui ont pour trait commun d'etre veritablement des cuvres dues a un auteur unique, clairement identifiable et localisable dans le temps avec une precision parfaite ou presque. Ainsi, Dharmasenagaoi (VIIe s.), auteur d'une suite de la Vasudevahindi, Haribhadra, auteur de la Samaraicca-kaha (VIIIe s.), Uddyotanasuri, auteur de la Kuvalayamala (achevee en 779), et Siddharsi, auteur de l'Upamitibhavaprapanca Katha (achevee en 805; desormais Upamitio), commencent tous quatre leurs livres par une preface-manifeste22, dont l'une des fonctions est de situer l'aeuvre singuliere a venir dans la tradition. Ce qu'a ecrit G. Genette de ce "souci de definition generique, qui n'apparait guere dans les zones (litteraires) bien balisees et codifiees, mais plutot dans les franges indecises ou s'exerce une part d'innovation, et en particulier, dans les epoques de "transition" ou l'on cherche a definir des deviations par rapport a une norme anterieure encore ressentie comme telle23", vaut parfaitement ici. Haribhadra commence par rappeler une division tripartite, attribuee a "d'anciens maitres". Elle est relative au sujet de la katha qui peut etre uniquement divin, divin et humain, ou humain 22. Cf. Upamitio, ed. H. JACOBI, Calcutta 1909, v.10 p. 2: vivaksitarthaprastavam racayisye. 23. G. GENETTE, Seuils, Paris, Seuil 1987, p. 208. Page #13 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 231 seulement24. Quant a Uddyotanasuri, il mentionne pour memoire une typologie dont la terminologie rappelle en partie celle des poeticiens: sayala-kaha ("histoire totale"), khanda-kaha ("histoire fragmentaire"), ullava-kaha ("histoire conversation"), parihasa-kaha ("histoire drole", peut-etre satirique) et vara-kaha ("?")25. S'y ajoute un type "mixte combinatoire". Pour la premiere fois, la definition prend egalement en compte des criteres de forme, et non plus seulement de contenu. Selon cet auteur, la samkarna-katha exige en effet une certaine bigarrure linguistique (prakrit / langues locales / sanskrit), le recours a des modes de composition varies (dialogue / recit / description), des metres et des styles differents, l'intervention de protagonistes de tout poil26. Le comique et l'erotique y ont leur place. Dans l'ensemble, c'est pourtant le classement quadripartite base sur les differents buts de l'homme (SS 3) qui retient toute l'attention de nos auteurs27; c'est par rapport a lui qu'ils se determinent. Il etait du devoir des theoriciens de se contenter d'exposer impartialement des definitions; il revient, en revanche, aux praticiens de la litterature de dire comment ils hierarchisent le classement traditionnel, quelle variete a leur preference et ou ils rangent leur aeuvre. Un premier point est clair: tous sont d'accord pour admettre que les deux premieres categories (atthakaha et kamakaha) sont a rejeter, et ne peuvent etre prisees que par des auditeurs enclins a de mauvaises dispositions, en proie aux passions, et donc peu aptes a progresser moralement28. Tous admettent egalement que la meilleure est la dhammakaha, seule variete que 24. Tiviham kaha-vatthum ti puvvayariya-pavao, tam jaha: divyam, divvamanusam, manusam ca, Samaraiccakaha, ed. H. JACOBI, Calcutta 1926, 2.11 sqq.; de meme Kouhala, Lilavai-Kaha, ed. A.N. UPADHYE, Bombay 1969, v. 34-35 (trad. anglaise de S.T. NIMKAR, Ahmedabad 1988). 25. Kuvalayamala 4.5sqq.; Kuvalayamala de Ratnaprabhasuri en sanskrit, *2.2226. A.K. WARDER, Indian Kavya Literature, vol. 4, p. 544sq.; les deux premiers termes sont egalement connus d'Anandavardhana, auteur du Dhvanyaloka (trad. Ingalls et alii, Harvard University Press 1990, p. 419) et d'autres poeticiens, cf. V. RAGHAVAN, Bhoja's Srngaraprakasa, Madras 1963, p. 611 sqq. 26. Kuvalayamala 4.6sqq., et notes d'Upadhye p. *127 pour le detail des termes. 27. Et de bien d'autres: ex. Gunapala, Jambucariya, Bombay 1959 (Singhi Jain Series 44), p. 2 v. 22-24. 28. Samaraiccakaha 3.10sqq.; Upamitio v. 26-29 p. 3-4. Pour classer les auditeurs, les deux auteurs ont recours a une terminologie (d'origine philosophique mais devenue banale) qui distingue entre auditeurs de nature passionnee, tenebreuse, vertueuse (rajasa, tamasa et sattvika). Page #14 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 232 Genres litteraires en Inde recherchent les auditeurs d'excellente nature. Idealement, c'est donc celle qu'ils devraient tous ecrire. Il n'empeche qu'ils connaissent leur public et ses faiblesses. L'aveu le plus clair est celui de Dharmasenagaai: constatant que ses contemporains, tout au plaisir des histoires d'amour de Nala, Pururavas et autres heros "profanes"29, en oublient la religion, il decide de leur offrir une cuvre differente qui integrera l'amour en le mettant au service du dharma30. Ce sont des considerations analogues qui conduisent Uddyotanasuri et Siddharsi a opter pour le recit "mixte" (sam kirna). Il est, ecrit le premier, le condense de tout ce qui peut etre dit31, et si le dharma domine, artha et kama y sont egalement presents. Mais il leur faut justifier leur choix. C'est la qu'interviennent la seconde ligne de demarcation et les quatre modalites du discours persuasif (supra SS 4). Uddyotanasuri allegue un exemple du a un ancien maitre jaina appele Sudharman qui eut un jour a convertir cinq cents voleurs. En habile orateur, il sut d'abord les "accrocher" en evoquant en termes conventionnels et flatteurs la beaute du corps feminin; puis les degouter en evoquant en termes repugnants et triviaux la nature du corps; les troubler en juxtaposant les deux points de vue: le premier qui caracterise les sots et le second, manifestement juste; ainsi mis en condition, ces mecreants sont maintenant prets a etre exhortes sans detour, a ne plus s'attacher aux passions pour ne plus errer dans le monde des transmigrations32. Uddyotanasuri procedera de meme: "Moi aussi, j'ai entrepris une narration religieuse a quatre modalites. C'est pourquoi, il y aura aussi des choses en rapport avec le Kamasastra. Et n'allez pas considerer que tout cela est hors de propos. Au contraire, c'est tres important, et contribue a inculquer la religion, parce que cela attire33". Et de fait, cet argument revient dans la Kuvalayamala comme un leit-motiv qui semble suffisant pour autoriser l'auteur a traiter tous 29. Prakrit loiya. 30. Dharmasenagani, Vasudevahindi, Majjhimakhanda, Ahmedabad 1987, p. 12. 31. Kuvalayamala 4.14. 32. Kuvalayamala 4.27-5.8; trad. anglaise par A.K. WARDER, Indian Kavya Literature, vol. 4, p. 545-546. 33. Amhehi vi erisa cauvviha dhamma-kaha samadhatta. tena kimci kama-satthasambaddham pi bhannihii tam ca ma niratthayam ti ganejja; kimtu dhammapadivatti-karanam akkhevani tti kauna bahu-mayam ti, Kuvalayamala 5.11-13. Page #15 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 233 les sujets, meme les plus inattendus34. Uddyotanasuri est donc sans doute l'un de ces maitres qui, rapporte Siddharsi, "considerent aussi comme bonne la narration mixte, parce qu'ils la jugent captivante (aksepa-karani). Au debut -- explique-t-il -- le dharma ne plait pas a ceux dont l'intelligence est engourdie. C'est pourquoi, en leur racontant des histoires d'amour et d'astuce, on captive leur esprit. * Puis, une fois qu'ils ont ete captives, ils sont en mesure de saisir le dharma. C'est pourquoi, est dite bonne la narration mixte qui a recours a la repulsion35". Siddharsi choisit finalement ce point de vue et tranche: "Le recit que je vais ecrire aura donc le seul dharma pour objectif; il sera conforme aux exigences d'une dharmakatha, assumant par endroits la forme de la narration mixte36". Le point de vue oppose est represente par l'affirmation decidee d'un Haribhadra, qui, apres son expose typologique, entreprend un eloge appuye du dharma et conclut tout uniment: "Et maintenant, quant a moi, je raconterai une histoire a la fois divine et humaine, mais uniquement relative au dharma37". D'autres parmi ses confreres resolvent la difficulte en retenant une taxinomie a trois elements (dharma, artha, kama) et en omettant purement et simplement la categorie mixte38 La strategie de la dharmakatha a donc une motivation pragmatique: pour retenir un public, les auteurs jaina se devaient de combiner habilement leur propre doctrine, quitte a l'y faire paraitre avec discretion, et le reste. Du meme coup la richesse du monde narratif jaina se trouve fondee: la fin justifie les moyens. Bien souvent, dans l'univers de la katha sous sa forme elementaire, la doctrine est reduite a sa plus simple expression: motif du karman et des renaissances, sermon d'un moine qui expose le pourquoi des evenements relates, par exemple. En somme, elle est la, mais n'encombre pas. L'evolution des personnages mime ce que devrait etre le cheminement du lecteur: au depart, la plupart sont des etres ordinaires. La vie les fait peu a peu progresser, en sorte que les recits se terminent, invariablement, par un renoncement a la vie 34. Ex. Kuvalayamala 280.19, 25; 281.10, 15. 35. Upamitio v. 46sqq. p. 5. 36. Upamitio v. 50 p. 6. 37. Samaraiccakaha 4.13-14. 38. Ex. Vardhamanasuri (debut du XIIe s.), auteur du Jugajinimdacariya, Ahmedabad 1987, p. 2. Page #16 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 234 Genres litteraires en Inde mondaine, et, a plus ou moins longue echeance, par l'acces a la Delivrance. Dans les katha developpees (Kuvalayamala, etc.), les pauses didactiques et descriptives se multiplient. Mais, en definitive, le label que l'auteur a deliberement appose sur son euvre importe peu: la Kuvalayamala designee comme "mixte" et la Samaraiccakaha dite "dharmique" ne sont pas fondamentalement differentes l'une de l'autre. Superficiellement, elles s'opposent aux katha de l'exegese par une structure plus complexe de type romanesque. Mais l'enchassement reste roi. La linearite temporelle n'est plus de rigueur; les personnages deviennent plus nombreux et la presence continue de quelques-uns d'entre eux tisse l'unite de l'euvre. LES FORMES DE LA FICTION (KAPPIYA) 7. Le champ de la fiction, designe par l'adjectif prakrit kappiya (supra, SS 1), couvre traditionnellement "ce qui, bien que n'ayant aucun fondement dans la realite, est forge dans le but de faire comprendre le sens39", etant donc aussi necessaire que "le bois a la cuisson du riz", pour reprendre la comparaison de rigueur40. 7.1. La definition est occasionnellement accompagnee d'une ou plusieurs references a des recits effectivement attestes dans le Canon ou ses commentaires. Etant donne l'abondance du corpus narratif jaina, il est remarquable que les cas de recits reconnus comme kappiya soient en nombre si limite (quatre maximum) et que l'on cite toujours les memes. (a) Dialogue entre un nuage et un gravillon. "Voici un exemple imaginaire (imam kappiyam udaharanam)41. Il y avait un gravillon (de la taille d'une) feve et un enorme nuage de mousson de la taille du Jambudvipa. Voila qu'(un 39. Asabbhuyam avi attha-sahan'-attham upapadijjai, Dasavaikalika-curni 21.2; jam puna vivajjasiyam kusalehim uvadesiya-puvvam samatie jujjamanam kahijjai, tam kappiyam, Vasudevahindi 209.1-2. 40. Ogha-niryukti v. 543 = Pinda-niryukti v. 630 (cite supra n. 3). 41. Certaines versions commencent par citer la strophe "Vecu et fictif, l'exemple est defini comme double..." (supra n. 3). Page #17 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 235 personnage) du genre de Narada, en quete de querelle, dit au gravillon: "Mentionnant ton nom, le nuage de mousson a dit: Avec une simple averse, je le fais fondre!"" Tourne en derision, le caillou repondit, avec une arrogance toute leonine: "Si une parcelle de moi, ne serait-ce que de la taille de la balle d'un grain de sesame, fond, je ne merite pas le nom de gravillon." Ensuite, (notre Narada) alla repeter les paroles du gravillon au nuage, qui, fou de rage, se mit a pleuvoir avec force zele, en averses de la taille d'un yuga. Apres avoir plu pendant sept jours, il se dit que le gravillon avait maintenant disparu, qu'il devait etre fondu, et il s'arreta. Mais, une fois l'eau ecoulee, l'autre plus resplendissant et brillant (que jamais) se mit a se rengorger: "Salut", lanca-t-il. Tout penaud, le nuage s'eclipsa42" (b) Autobiographie d'un poisson. * Precedee de la traditionnelle strophe "Vecu et fictif, l'exemple est defini comme double...", elle n'occupe dans les niryukti qu'un ou deux vers (Ogha-niryukti v. 544 et Pinda-niryukti v. 631-632). Je donne ici la traduction de la version plus developpee que livre un commentaire en prose43. "Il etait une fois un pecheur. Il mit un bout de viande sur son hamecon et le lanca dans un etang. Or se trouvait la un poisson qui comprit que c'etait un hamecon. Tournant soigneusement autour, il mangea un peu de la viande puis fit demi-tour et de la queue frappa l'hamecon. Le pecheur en conclut qu'il etait pris, et de cette maniere le poisson epuisa toute la viande. A voir la viande epuisee notre pecheur fut fort trouble. Le voyant plonge dans ses pensees tout deconfit, le poisson dit: "Alors que j'allais insouciant, un heron m'attrapa. Son habitude est de lancer en l'air sa proie, puis de l'avaler. Je me laissai donc tomber dans son bec en travers, et i144 me lanca ainsi en l'air une seconde, puis une troisieme fois, puis me 42. E. LEUMANN, Die Avasyaka-Erzahlungen, Leipzig 1897, p. 39-40; Nalini BALBIR, A vasyaka-Studien, Band 1, Deuxieme partie (a paraitre). 43. Oghaniryukti-tika, d'apres le texte reproduit dans A. METTE, Pind'esana, n. 9 p. 122-123. 44. Lire sa. Page #18 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 236 Genres litteraires en Inde lacha. Une autre fois, j'allai jusqu'a la mer. La des pecheurs etaient en train de fabriquer des nasses avec des bambous. En meme temps que l'eau de l'ocean, j'entrai dans l'armature recourbee (d'une nasse), puis, suivant le bambou, j'en ressortis. Voila comment, a trois reprises, j'echappai a la nasse. Vingt-et-une fois, j'echappai (aussi) au filet. Et comment cela? A chaque fois qu'un filet etait lance dans l'eau, je me jetai sur la terre ferme et y restai. Nous nous, trouvions dans un etang ou l'eau avait ete arretee. Nous ne savions pas que cet etang allait etre asseche45. Il le fut bel et bien. Et sur la terre ferme, point de salut pour un poisson! L'eau avait seche, les poissons moururent. Certains survecurent. C'est alors que survint un pecheur. Il attrapa les poissons a la main et les piqua. Je me dis alors que, moi aussi, je serais bientot empale. Il me fallait songer a une astuce pour eviter cela. Alors je restai au milieu des poissons a tenir fermement la pique dans ma bouche. Le pecheur crut que tous les poissons avaient ete piques et alla les laver dans un autre etang. Et moi, faisant un saut de poisson, je m'eclipsai et m'enfoncai dans l'eau. Voila qui je suis, et c'est quelqu'un comme moi que tu veux pourtant attraper avec un hamecon. Ah! quelle impudence est la tienne!" (c) Dialogue entre une feuille seche et un bourgeon. "Un exemple imaginaire atteste dans la niryukti dit46: Une feuille avait perdu son eclat, ses attaches vacillaient, sa tige lachait. Elle etait dans une situation alarmante, elle allait mourir. Elle dit alors cette strophe: 'J'etais, moi aussi, comme tu es maintenant, et toi aussi, tu deviendras comme moi', explique au(x) bourgeon(s) la feuille seche qui tombe47". 45. Lire sukko, sukkii. 46. Uttaradhyayana-curni 187.8. 47. Pariyattiya-lavannam calanta-sandhim muyanta-bintagam pattam ca vasana-pattam kala-ppattam bhanai gaham: "jaha tubbhe taha amhe, tubbhe vi a hohiha jaha amhe". Page #19 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 237 (d) Dialogue entre un veau et sa mere: "Un exemple imaginaire (kappiyam udaharanam). On est en train d'engraisser un belier pour l'offrir a des invites. Une fois qu'il est bien gras, on lui applique sur le corps du vermillon et d'autres couleurs, on lui perce les oreilles. Les garcons (de la maison) l'amusent avec toutes sortes de jeux. Or, le voyant ainsi dorlote, un veau se met en colere et refuse de boire le lait que sa mere lui conserve tendrement et que le trayeur, mu par la compassion, lui laisse pourtant. Sa mere le questionne. Il repond alors: "Maman! Il a de la chance, lui, tous les membres de la famille de nos maitres le soignent comme un fils. Ils lui donnent le fourrage et la nourriture qu'il aime et qui lui conviennent, ils lui mettent toutes sortes de parures, et moi, pauvre malheureux, je n'ai, pour pature, que de l'herbe seche, et encore, pas suffisamment. Et de meme pour l'eau. Personne ne me choie... 48 Il est possible que l'inventaire ne soit pas exhaustif, mais la celebrite durable et le caractere traditionnel des trois premiers recits sont du moins confirmes par le renvoi qu'y fait Siddharsi, auteur de l'Upamitibhavaprapanca Katha (debut du IXe s.: infra SS 10). 7.2. Tous ces recits ont un point commun, que relevent les exegetes: ils incarnent l'invraisemblable absolu: "Il n'y a pas, ni n'y aura jamais, -- ecrivent-ils -, de conversation entre un gravillon et un nuage (1 entre un bourgeon et une feuille seche). En verite, cette analogie est destinee a Eveiller ceux qui peuvent l'etre49". L'analogie en question est celle qui consiste a personnifier et a surimposer des comportements humains a ce qui ne les a pas par nature, en particulier a douer de parole et de sentiment le regne vegetal ou appahei padantam pandura-vattam kisalayanam, Uttaradhyayana-niryukti v. 306-307 (commentaire de Nemicandra p. 159b); la deuxieme strophe est egalement citee dans la Dasavaikalika-curni 21.3 et la Sthananga-vitti p. 254a. 48. Uttaradhyayana-curni 158.10-14, et autres commentaires de l'Uttaradhyayana afferents au debut du septieme chapitre. 49. Na vi atthi na vi ya hohi ullavo mugga-sela-mehanam (1 kisalaya-pandupattanam); uvama khalu esa kaya bhaviya-jana-vibohan'-atthae, Uttaradhyayana-niryukti v. 308 (cite par Hemacandra Maladharin, commentant le Visesavasyaka-bhasya v. 1457). Page #20 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 238 Genres litteraires en Inde mineral et le regne animal, et par la meme a etablir un parallele avec des situations humaines50. La finalite de tels textes est purement pedagogique. Ils visent a faire saisir une realite dont le degre d'abstraction peut etre plus ou moins important. Ainsi, le gravillon est le mauvais eleve rebelle a tout enseignement qui epuise meme les maitres les plus surs de leurs capacites; les situations respectives de la feuille jaunie et du bourgeon sont une image de l'impermanence, et de l'humilite a laquelle la prise de conscience de son existence devrait conduire. Ces traits sont encore soulignes conjointement dans le verset suivant: "Fait de propos et de recits sans fondement dans la realite, pourvu de paroles et de reponses, un exemple est destine a eclairer autruisi". Le texte ici donne comme representant de cette categorie est le fameux Pancatantra, qui, comme on sait, met surtout en scene des animaux. Etant donne le registre auquel appartiennent les protagonistes, nous sommes proches du domaine de la "fable", en nous souvenant de La Fontaine: "Tout parle en mon ouvrage, et meme les poissons 52". La fonction de ces recits est donc differente de celle de la ka(t)ha consideree plus haut (8 5), puisqu'ils ne proposent pas, comme elle le fait, de modeles de vie et n'ont pas de caractere moral. D'ou l'auto-justification que juge necessaire un certain Rajasekharasuri (XIVe s.) avant de presenter un texte dont les protagonistes sont un corbeau et un cygne: l'histoire est fabriquee, et de telles histoires ne sont pas destinees a la propagande religieuse, explique-t-il, mais elle est racontee parce qu'elle est de nature a eclairer le lecteur53. 50. Comparer, en Iran, Varavini, Contes du prince Mazban. Traduit du persan ... par M.-H. PONROY, preface de Ch.-H. DE FOUCHECOUR, Paris, Gallimard 1992, p. 97: "Les contes ecrits par les Persans sont divertissants, car ce sont des histoires d'animaux, et serieux, car leur contenu est charge de sagesse: ainsi le lecteur, tout en se distrayant, peut, par analogie, connaitre le sens cache". 51. asambhuta-katha-vakyam ukta-pratyuttaranvitam nidarsanartham anyesam udaharanam isyate, glose de Yogghama ad Arthasastra 1.5.14 (Bombay 1959, p. 9) citee V. RAGHAVAN, Bhoja's Syngaraprakasa, Madras 1963, p. 621. 52. La Fontaine, Fables: "A Monseigneur le Dauphin"; et comparer Harsdorffer qui ecrivait en 1650: "Die Fabel aber erzehlt vielmals was nicht geschehen kan / und machet nicht nur die Thiere / sondern auch die Steine reden" (Preface a Nathan und Jotham; cite in Reallexikon der deutschen Literaturgeschichte, Berlin-New York 1977, s.v. Parabel). 53. kalpiteyam katha. kalpita-katha-kathanam na yuktam vivekinam iti cet, na jana-bodhaya kalpita-katha-kathane 'py a-dosah 'cariyam ca kappiyam va' iti vacanad dvidha kathanam A game 'pi pratipadanat, Rajasekharasuri, Page #21 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 239 8. Cependant, la fable n'est pas la seule realisation possible du kappiya ainsi compris. Voici la traduction des "serpents jaloux (colere, etc.) dans l'histoire de Nagadatta 54", exemple des Ecritures que Siddharsi allegue aux cotes des trois fables sus-dites (a, b et c: supra $ 7.1). [Prose] "Deux moines quelconques (re)naquirent dans le monde des dieux et conclurent un accord. D'autre part, apres avoir presente cent requetes a une divinite Naga (dans l'espoir d'avoir un fils), un marchand l'entendit lui repondre: 'Tu auras un fils qui descendra du monde des dieux'. Un dieu descendit effectivement et naquit comme le fils de ce couple. On l'appela Nagadatta. Il etait expert dans les soixante-douze arts et techniques, mais aimait par-dessus tout la musique. On le surnomma donc Gandharvanagadatta. Entoure de ses compagnons, il menait une vie agreable. Or le dieu (son ancien compagnon d'existence), a plusieurs reprises, chercha a l'Eveiller, mais en vain. Un jour, sans se faire reconnaitre comme ascete ---- il n'en avait en effet pas les accessoires -- (le dieu) mit quatre serpents dans des paniers, et se promena non loin de Gandharvanagadatta, dans le parc ou s'etait rendu le jeune homme. Ses amis lui dirent la nouvelle. G., venu trouver le dieu, s'enquit: 'Qu'y a-t-il la-dedans?' -- 'Des serpents'. Le * jeune homme propose de s'amuser: 'Tu joues avec les miens, et moi avec les tiens.' Le dieu s'amuse avec les serpents du jeune homme, et, bien que mordu par eux, ne meurt pas. Jaloux, G. dit: 'Je veux aussi m'amuser avec les tiens'. Le dieu n'est pas d'accord: 'Tu risques de te faire mordre'. G. continue. 'Tu vas mourir', dit le dieu. Il continue pourtant. Finalement, comme il insiste, le dieu dessine un cercle (mandala), place les paniers aux quatre points cardinaux, puis, devant tous les amis de G. rassembles, il explique: [Vers), 'G. souhaite jouer avec les serpents. Si jamais il est mordu, il ne faudra pas m'en imputer la faute (1252). Le serpent a les yeux couleur de soleil levant, le bout de la langue aussi mobile que l'eclair. Ses crocs contiennent un poison terrible, sa colere est aussi brulante qu'une fournaise Vinodakathasam graha, no 59; et voir J.C. JAIN, Prakrit Jain Narrative Literature. Origin and Growth, Delhi 1981, p. 8. 54. Avasyaka-curni, vol. 2, Ratlam 1919, 65.9-67.9; Avasyaka-niryukti v. 12521270 (cites in extenso dans la tika de Haribhadra, p. 565a. 10-569a.3). Page #22 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 240 Genres litteraires en Inde (1253). L'homme qu'il a mordu ne sait plus ce qu'il a fait ou ce qu'il n'a pas fait, meme si c'est beaucoup. Comment vastu attraper cet immense serpent, la mort, que tu ne vois pas encore (1254)? Ses huit capuchons ressemblent aux pics du Mont Meru. La langue bifide de ce serpent est mortelle. Il est couche avec arrogance vers le sud (1255). Paralyse, l'homme qu'il a mordu ne tient plus compte du roi des dieux. Comment vas-tu attraper ce serpent pareil au Mont Meru (1256)? Elle a une allure seduisante et charmeuse. Les bannieres de ses capuchons sont marquees au signe du svastika. Elle n'est qu'illusion, cette femelle serpent, habile a la deloyaute, a la tromperie, a la ruse (1257). Toi qui cherches a l'attraper, tu es bien maladroit sans l'aide de plantes. Et elle, elle habite dans une epaisse foret, avec son poison accumule depuis longtemps (1258). Tu seras perdu, pris dans ses crocs, et plantes ou formules ne seront pas assez puissantes pour te guerir (1259). Triomphant de tout, sa demeure est grande, sa voix est pareille a un nuage gorge (d'eau), a ce serpent. Il est couche avec convoitise au nord (1260). L'homme qu'il a mordu est aussi difficile a combler que le vaste ocean. Comment attraperas-tu cet immense serpent qui n'est qu'une masse de poison (1261)? Or les quatre mauvais serpents, ce sont la colere, l'arrogance, l'illusion, la convoitise qui toujours consument le monde et l'agitent comme une fievre (1262). Pour celui que devorent ces quatre mauvais serpents, c'est la chute en enfer assuree: il n'y a aucun recours (1263)'. [Prose] Voila comment le dieu exposa la force de ces serpents. Comme G. continuait, le dieu les lacha. Le jeune homme trebucha. Mordu par eux, il tomba, et mourut. Le dieu dit alors: 'Pourquoi est-ce arrive? On a eu beau essayer de le dissuader, il a continue.' Ses amis appliquent des antidotes et aussi des plantes. Ils ne font aucun effet. Alors la famille et l'entourage de G. se jettent aux pieds du dieu: 'Ressuscite-le!'. Le dieu explique: 'Moi aussi, j'ai ete obstine (?), ce qui m'a valu la morsure et la mort'. Et de continuer: 'S'il m'imite et garde ces serpents dans leurs paniers, alors il vivra; sinon, meme ressuscite, il mourra de nouveau.' Et il exposa la conduite qu'il devait suivre: [Vers] 'Moi aussi, j'ai ete mordu par ces quatre terribles serpents. Pour tuer leur poison, je pratique divers exercices Page #23 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 241 ascetiques (1264). Je hante les montagnes, les bois, les cimetieres, les maisons abandonnees, le pied des arbres, et je ne fais pas confiance un seul instant a ces mauvais serpents (1265). Une nourriture excessive ne convient pas: les sens sont excites par trop de graisse. La nourriture suffisante pour un voyage -- telle est la limite que je ne souhaite pas depasser (1266). Souvent je ne mange pas, ou je mange une nourriture sans vikyti, je mange n'importe quoi, ou je mange un peu de ce qui a ete laisse (1267). Celui qui mange peu, parle peu, dort peu, qui possede peu, voila celui devant lequel les dieux se prosternent (1268). Je renonce a toute atteinte aux etres vivants, aux paroles mensongeres, a prendre ce qui n'a pas ete donne, a tout rapport sexuel, a toute possession (1270)55'. [Prose] Les grands medecins du samsara, ce sont les Omniscients, ceux qui connaissent les quatorze Textes Anciens (purva), etc.' Le dieu avait parle. G. se dressa. Ses parents lui raconterent, il ne les croyait pas. Il s'enfuit et tomba. Le dieu le ressuscita. Il s'enfuit et tomba. La troisieme fois, le dieu refusa, puis se laissa convaincre. G. se dressa, ecouta, prit conge de ses parents et partit avec le dieu. Dans un coin de la foret, le dieu lui fit le recit de son existence anterieure. Il * fut Eveille et devint Pratyekabuddha. Le dieu s'en retourna. Desormais, G. laissait les passions dans le panier-corps et ne les laissait plus s'evader ou que ce fut." Redigee en prose, la premiere sequence, qui relate la naissance et l'enfance du personnage principal, ressemble a beaucoup d'autres recits de la litterature jaina. Elle est construite a partir de motifs courants ici rassembles pour la circonstance. Elle fournit le cadre narratif, tout comme la prose d'un Jataka bouddhique. Il n'est pas exclu qu'elle constitue comme celle-ci une adjonction ulterieure. Il pourrait en etre de meme de la sequence finale, egalement en prose. Le cour du developpement parait forme par les dix-huit strophes (de metre arya) qui peuvent etre lues au premier degre, au moins jusqu'a ce que la clef, explicitement donnee au vers 1262, oriente vers une interpretation symbolique de l'ensemble fondee sur une equivalence (quatre serpents = quatre passions; panier = corps). 55. Le v. 1269 est probablement une versification secondaire du debut de la prose subsequente. Page #24 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 242 Genres litteraires en Inde Nous sommes ici proches de la parabole a fonction salvifique, dont l'aboutissement est une conversion. A la difference des fables, ce type de recit, bien qu'appartenant au kappiya, rejoint donc la ka(t)ha par sa fonction. 9. La parabole semble une forme narrative fondamentale dans la tradition jaina, comme dans d'autres courants d'exegese religieuse. Elle merite donc qu'on s'attarde a en decrire la terminologie et le fonctionnement avec quelque precision. 9.1. Considerant la notion d'exemple, une strophe de la litterature exegetique donne la liste suivante de cinq vocables synonymes: nayam aharanam ti ya ditthantovamma nidarisanam taha ya eg'attham.... (Dasavaikalika-niryukti v. 52; curni p. 20). Pour eprouver la portee reelle de ces designations, il suffit de les confronter aux textes qui les incarnent. Suivre le destin de la cinquieme, nidarisana (sk. nidarsana) se revele difficile car le terme, non atteste dans le Canon, est a la fois rare et indifferencie56. 9.2. Reste a examiner les quatre termes restants: naya, uvama, udaharana et ditthanta. Leur fortune a ete diverse. Naya est le plus ancien, mais pratiquement limite au Canon, il est rare ensuite et volontiers remplace par l'un des autres termes de la liste57. Les gloses traditionnelles y voient invariablement l'equivalent de ski jnata, "connu"58, et cette etymologie est generalement acceptee par la recherche moderne59. Mais on ne voit pas ce qui interdirait d'analyser ce vocable comme l'equivalent de sk. nyaya, qui designe aussi bien un exemple de type proverbial qu'une narration 56. Aucune attestation dans les Anga, ni dans l'Uttaradhyayana, ni dans le Dasavaikalika; une occurrence, par exemple, dans l'Upadesamala (v. 153) ou l'Upadesapada (v. 384). Les tentatives de G.T. ARTOLA, "The Oldest Sanskrit Fables", Adyar Library Bulletin 32 (1967-68), p. 281-3.12, pour cerner les valeurs du terme sanskrit ne me semblent pas concluantes. 57. Attestations hors-Canon: Avasyaka-niryukti v. 1050 et 1616 (remplace dans les commentaires en prose par udaharana et ditthanta); Samaraiccakaha 110.16 (infra, SS 9.3); Kathakosaprakarana de Jinesvarasuri (XIe s.), Bombay 1949, v. 1 (glose a la fois par drstanta et udaharana). 58. Ex. tika de Haribhadra (ad Dasavaikalika-niryukti v. 53): jnayate 'smin sati darstantiko 'rtha iti jnatam. 59. Ex. W. SCHUBRING, Nayadhammakahao. Das sechste Anga des JainaSiddhanta, Mainz 1978. Page #25 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 243 exemplaire de structure parabolique60. Uvama (sk. pa. upama, infra SS 9.2.2) semble avoir toujours garde la valeur technique precise qu'on va voir, et ne s'est donc jamais applique a des formes narratives diversifiees. Au contraire, le succes dont ont joui les termes ditthanta (sk. drstanta) et (ud)aharana est sans doute pour beaucoup dans l'affaiblissement du sens technique (identique a celui d'upama) qu'ils ont incontestablement eu a date ancienne, en sorte que, devenus tres generaux, ils peuvent designer tous deux aussi bien une histoire exemplaire (etant alors synonymes de ka(t)ha) qu'une parabole61. :: Les textes qui se denomment de l'une ou l'autre de ces quatre manieres sont trop nombreux pour etre consideres individuellement. Je donne donc, pour chaque terme, une traduction ou un resume d'un texte jaina (emprunte aux Ecritures canoniques: $ 9.2.1 et 9.2.2, aux commentaires: $ 9.2.3 et 9.2.4), suivi d'une liste (non exhaustive) d'exemples complementaires provenant aussi bien des sources jaina que brahmaniques ou bouddhiques. 9.2.1. Naya / Inata. <Page #26 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 244 Genres litteraires en Inde Alors, un homme qui venait de l'est atteignit cet etang de lotus. Se tenant sur la rive, il remarqua cet immense lotus a belle fleur bien plante, droit, brillant, qui avait une belle couleur, sentait bon, avait bon gout, etait doux au toucher, plaisant, charmant, ravissant, magnifique. Et cet homme dit: "Je suis un homme perspicace, intelligent, savant, sagace, sage, je ne suis pas n'importe qui, je suis sur le droit chemin, je connais le droit chemin, je connais son trace et ses detours, je cueillerai ce lotus a belle fleur." Il dit et entra dans l'etang de lotus. Plus il y entrait, plus grande devenait l'eau, plus grande devenait la boue. Il avait quitte la rive, mais ne parvenait pas a atteindre le lotus a belle fleur. Il ne pouvait ni reculer ni avancer. Au milieu de l'etang de lotus, il etait pris dans la boue, ce premier homme. Puis ce fut le tour d'un deuxieme homme. Alors, un homme qui venait du sud atteignit cet etang de lotus. Se tenant sur la rive, il remarqua cet immense lotus a belle fleur ... magnifique. Et il apercut l'homme qui avait quitte la rive, sans pouvoir atteindre le lotus a belle fleur, qui ne pouvait ni reculer ni avancer, qui, au milieu de l'etang de lotus, etait pris dans la boue. Et cet homme dit a l'autre: "Helas! cet homme n'est pas perspicace, intelligent, savant, sagace, sage, est n'importe qui, n'est pas sur le droit chemin, ne connait pas le droit chemin, ne connait pas son trace et ses detours. Cet homme pensait: "Je suis un homme perspicace, intelligent, savant, sagace, sage, je ne suis pas n'importe qui, je suis sur le droit chemin, je connais le droit chemin, je connais son trace et ses detours, je cueillerai ce lotus a belle fleur. Mais, en verite, il est impossible de cueillir ce lotus a belle fleur comme cet homme pensait. Moi, en revanche, je suis un homme perspicace, intelligent, savant, sagace, sage, je ne suis pas n'importe qui, je suis sur le droit chemin, je connais le droit chemin, je connais son trace et ses detours, je cueillerai ce lotus a belle fleur. Il dit et entra dans l'etang de lotus. Plus il y entrait, plus grande devenait l'eau, plus grande devenait la boue. Il avait quitte la rive, mais ne parvenait pas a atteindre le lotus a belle fleur. Il ne pouvait ni reculer ni avancer. Au milieu de l'etang de lotus, il etait pris dans la boue, ce deuxieme homme. Page #27 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 245 Puis ce fut le tour d'un troisieme homme. Alors un homme qui venait de l'ouest... Puis ce fut le tour d'un quatrieme homme. Alors un homme qui venait du nord... Puis arriva un moine: il menait une vie rude, etait en quete de l'autre rive, etait perspicace, intelligent, savant, sagace, sage, n'etait pas n'importe qui, etait sur le droit chemin, connaissait le droit chemin, connaissait son trace et ses detours. Venant de l'une ou l'autre des directions principales ou secondaires, il atteignit cet etang de lotus. Se tenant sur la rive, il remarqua cet immense lotus a belle fleur ... magnifique. Il apercut les quatre hommes qui avaient quitte la rive, sans pouvoir atteindre le lotus a belle fleur, qui ne pouvaient ni reculer ni avancer, qui, au milieu de l'etang de lotus, etaient pris dans la boue. Alors le moine dit: "Ces hommes ne sont pas perspicaces, ... Mais il est impossible de cueillir ce lotus a belle fleur comme ces hommes pensaient. Moi, en revanche, je suis un moine ... Je cueillerai ce lotus a belle fleur." Il dit, et sans entrer dans l'etang de lotus, se tenant sur la rive, il s'ecria: "Oh! lotus a belle-fleur, envoletoi! Envole-toi!" Et le lotus a belle fleur s'envola." Venerables, je62 vous ai dit un naya. Mais il vous faut en savoir le sens.>> <> Alors le Maitre Mahavira s'adressa aux nombreux moines et nonnes, et leur dit: <Page #28 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 246 Genres litteraires en Inde Doctrine (jaina); j'ai evoque la rive (de l'etang): elle renvoie au gue qu'est la Doctrine; j'ai evoque l'exclamation (du moine): elle renvoie au sermon sur la Doctrine; et j'ai evoque l'envol: il renvoie au nirvana. Voila a quoi renvoie tout ce que j'ai evoque"64>>. Autres ex.: Nayadhammakahao 1.4 (kumma: la tortue); 1.6 (tumba: la coloquinte); 1.10 (canda: la lune); 1.11 (davaddava: l'incendie de foret65); 1.17 (ainna: les chevaux de race) -- Nayadhammakahao 1.3 (anda: l'aeuf); 1.7 (Rohini: naya des "cinq grains de riz"); 1.15 (l'arbre nandiphala); infra, $ 9.3.1. 9.2.2. Uvama/ Upama. "Trois marchands prirent une somme d'argent et s'en allerent. Le premier fit des gains; le second revint avec la meme somme, et le troisieme marchand revint (sans avoir rien gagne et) en ayant meme perdu la somme (de depart). Voila une uvama relative au monde du commerce. Sache qu'elle s'applique a la Loi ainsi: le capital serait la naissance comme homme; le gain, la naissance comme dieu; et la perte du capital, c'est assurement naitre comme animal ou comme etre infernal66". Autres ex.: Mahabharata XI 6.4 [ed. crit.] (upamana; infra SS 9.4.2)67 ---- bouddhisme: uvama est le terme de rigueur dans le Canon pali, ex. Majjhimanikaya I 117,23sqq. (infra, $ 9.3.3); I 143,21-145,8; I 148,37-151,368. I 64. Sutrakstanga 2.1 (ed. Jaina Agama Series, Bombay 1978, p. 121-127). Traduction anglaise de H. JACOBI dans Jaina Sutras, Part II, Oxford 1895 (reimpr. Delhi 1964; Sacred Books of the East vol. XLV), p. 335-338; allerhande de W. SCHUBRING dans Worte Mahaviras, p. 27-29. Ce texte, tres celebre chez les Jaina, est volontiers cite par les commentateurs lorsqu'ils discutent la notion d'exemple: Dasavaikalika-curni 24.6-7; Sthananga-vitti p. 256b-257a. 65. Sur ce titre curieux voir W. SCHUBRING, Nayadhammakahao. Das sechste Anga des Jaina-Siddhanta, Mainz 1978, p. 41 note. 66. Jaha ya tinni vaniya mulam ghettuna niggaya ego 'ttha labhate lobham ego mulena agao ego mulam pi haretta agao tattha vanio; vavahare uvama esa evam dhamme viyanaha. manusattam bhave malam labho deva-gai bhave mula-cchedena jivanam naraga-tirikkhattanam dhuvam, Uttaradhyayana 7.1416. 67. Traductions francaises de L. RENOU, Anthologie sanskrite, Paris, Payot 1947, p. 107-109; de J.-M. PETERFALVI dans Le Mahabharata, Tome 2, Paris 1986, p. 301sqq. 68. Traduction francaise de M. WIJAYARATNA, Le Bouddha et ses disciples, Paris, Le Cerf 1990, p. 222-223 ("Sept vehicules pour un voyage"). Page #29 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 247 151-155.35; III 274,5-275,21 (le corps); Samyutta-nikaya III 108,15-109,10 (le chemin); IV 172,21-175,24 (les quatre serpents); IV 193,13-194,9; IV 194,10195,11 (la ville et son portier); Itivuttaka 113.15-115.5 (l'homme emporte par le flot). 9.2.3. Udaharana. "Un marchand, habitant d'une ville quelconque, possede une superbe maison. Avant de partir en voyage, il en confie le soin a sa femme. Uniquement occupee d'elle-meme, cette derniere neglige de faire faire les reparations au fur et a mesure. Un rejeton d'arbre pippal pousse a l'interieur, grandit, et fait craquer la charpente. A son retour, le marchand repudie la mauvaise epouse et se remarie. En son absence, sa seconde femme veille avec le plus grand soin sur la maison, qui reste intacte. Voici la lecon. Le marchand, c'est l'acarya. La maison, c'est l'auto-discipline, et les femmes du marchand representent les moines. Celui qui detruit l'auto-discipline a un mauvais sort. .. Celui qui y veille et rectifie ses manquements a une conduite irreprochable69". Autres ex.: litterature exegetique jaina: Avasyaka-curni 446.7sqq. (dix exemples sur la difficulte de naitre homme); 503.6-13; 509.7-511.11 (la brousse de l'existence); 512.3-11 (l'ocean de l'existence); II, 53.11-61.13 (huit exemples sur le repentir; le deuxieme est traduit ci-dessus); II, 113.3sqq. (les six lesya). 9.2.4. Ditthanta / drstanta. "La ville de Ksitipratistha, le roi Jitasatru. Il fit faire la proclamation suivante sur son territoire: "Un roi barbare arrive. Abandonnez vos villes et villages et retranchez-vous dans la forteresse pour ne pas perir." Ceux qui, conformement a l'ordre du roi, se retrancherent dans les forteresses eurent la vie sauve. En revanche, ceux qui ne le firent pas furent decimes par les barbares. Certains se virent confisquer par le roi ce qu'ils avaient pu razzier (pierres precieuses, argent, etc.): ils avaient enfreint ses ordres (...). Voici la lecon de l'exemple. Le roi c'est le Tirthamkara, les citoyens ce sont les moines, et la proclamation du roi les textes sacres, qu'il ne convient pas d'etudier en cas de contre 69. Avasyaka-curni II 54.9-55.2. Page #30 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 248 Genres litteraires en Inde indication a l'etude 70. Les barbares, ce sont les raisons de contre-indication a l'etude, et les razzias de pierres precieuses et d'argent, la perte de la connaissance, de la juste foi et de la bonne conduite71. Voila comment il convient d'interpreter tous les elements (de l'exemple)72." Autres ex.: Canon jaina: Sutrakstanga 2.4 (le meurtrier) -- litterature exegetique: Mahanisiha VI, 375-385; Avasyaka-curni II, 113.8-10 (les six voleurs); II, 218.412 (les cinq hommes) -- ka(t)ha independantes: Vasudevahindi p. 8 (infra SS 9.4.2); Kuvalayamala 88.30-90.20 (infra SS 9.3.3 et 9.4.2)73; 245.11-246.17 (les six lesya); Upamitio livre I v. 112-459 p. 12sqq.; livre 4 p. 518 -- brahmanisme: voir, dans ce volume, M.-J. BOISTARD, "Ambiguites generiques du Yogavasistha", SS 4.2.2.3 -- bouddhisme: Kalpanamanditika de Kumaralata (debut du IVe s.): dix drstanta tres fragmentaires etant donne l'etat de conservation du manuscrit et les conditions de transmission74. 9.3. Il est clair, a la lecture de ces echantillons, que la maniere dont les textes se designent eux-memes n'importe aucunement: le meme se nomme ditthanta dans la Vasudevahindi (8.2) et naya dans la Samaraiccakaha (110.16), ici udaharana, ailleurs ditthanta. On pourrait multiplier sans peine les exemples qui montreraient la non pertinence de l'opposition terminologique. La forme adoptee (vers ou prose) n'a pas plus de portee. Seule est pertinente une structure a deux plans nettement articules, commune a tous les textes. 9.3.1. Vient d'abord le recit proprement dit, et ce terme est naturellement excessif. On est en effet frappe par la pauvrete litteraire des textes, ainsi que par le manque d'epaisseur et d'individualite des protagonistes. Ils sont du reste souvent anonymes; et s'ils portent un nom, il est ou totalement indifferent (ex. $ 9.2.4), ou symbolique, intimement lie a la fonction des "personnages", ainsi dans le naya des "cinq grains de riz" (Nayadhammakahao 1.7): Ujjhiya est la jeune femme qui "laisse" le riz qui lui a ete remis; Bhogavaiya le "consomme", Rakkhiya le "conserve" en lieu sur et Rohini le "fait croitre" en le remettant a de 70. Soit un certain nombre de circonstances liees a la meteorologie ou a la condition physique du sujet, cf. Nalini BALBIR, "Anadhyaya as a Jain Topic", Wiener Zeitschrift fur die Kunde Sudasiens 34 (1990), p. 49-77. 71. Infra, $ 9.4.1. 72. Avasyaka-curni II 217.7-14; condense dans Avasyaka-niryukti v. 1324-1325. 73. Traduction allemande partielle dans A. METTE, Durch Entsagung zum Heil. Eine Anthologie aus der Literatur der Jaina, Zurich, Benziger 1991, p. 57-60. 74. H. LUDERS, Bruchstucke der Kalpanamanditika des Kumaralata. Herausgegeben von..., Leipzig 1926 (Kleinere Sanskrit-Texte Heft II). Page #31 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 249 bons serviteurs75. Sans compter que les actants ne sont pas toujours des etres humains; les choses et les abstractions y jouent un role non negligeable (ainsi les lotus, l'eau et la boue dans le nava du s 9.2.176). En somme, la generalite semble convenir a l'exemplarite. Lorsqu'elle s'efface au profit de l'histoire individuelle, on glisse aisement de la parabole a la legende: le recueil canonique des Nayadhammakahao manifeste cette double tendance77. 9.3.2. Si rien ne fait obstacle, en theorie, a une lecture purement litterale du texte pour lui-meme, il est clair qu'il ne saurait etre complet si ce premier niveau n'est pas depasse. Toujours sentie comme necessaire, l'articulation du plan litteral au plan ideologique est le fait du narrateur du recit, ou, en cas de parabole autobiographique78, le fait d'un second narrateur. Elle se fait ordinairement par le biais d'une formule de transition: ainsi "voila l'exemple, il faut maintenant indiquer son sens" dans la Kalpanamanditika79. Plus couramment, les termes-signaux sont upasamhara ou upanaya "application, lecon"80; et encore yojana: ce dernier terme (derive de YUJ- "lier") correspond assez bien a la "conjointure" qui, dans la litterature medievale occidentale, designe "l'ajustement" du "sens obvie (sensus litteralis), resultant de la succession des unites du texte" au "sens (sententia)81". Les textes nomment volontiers bhavartha ce "vrai sens"82, dont il apparait qu'il n'est pas toujours facile a saisir. En effet, lorsque naya et uvama sont proposes a un interlocuteur, ce dernier manifeste souvent son etonnement face a ce qui lui a ete expose, qu'il considere comme 75. Nayadhammakahao 1.7. 76. Voir aussi les titres de plusieurs naya des Nayadhammakahao. 77. Bien vue par W. HUTTEMANN, Die Jnata-Erzahlungen im sechsten Anga des Kanons der Jinisten, Strassburg 1907, p. 27-28. 78. Majjhima-nikaya I 143 (infra); Kathasaritsagara XII.3.85sqq. (infra, $ 9.3.3). 79. Esa drstantah, ayam punar artho drastavyah: Luders, op. cit., p. 53. 80. Upasamhara: ex. Dasavaikalika-niryukti v. 134; Avasyaka-curni II 55,9; II 218,8; Samaraiccakaha 113.28; upanaya: ex. Avasyaka-curni II 54,5; II 217,2; Abhayadeva ad Nayadhammakahao 1.7, 9, 12, 15, 16, 17, 18, 19, cite W. SCHUBRING, Nayadhammakahao, p. 74sqq. 81. P. ZUMTHOR, Essai de poetique medievale, p. 362; ou encore "la description a espondre": "Une description ou, a la rigueur, un bref recit constitue une enigme pour le lecteur, souvent represente dans le texte par le narrateur. Une seconde partie, plus longue, espont, explique le sens de l'enigme": P.-Y. BADEL, "Le Poeme Allegorique" in Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, Band VIII/1, Heidelberg 1988, p. 147. 82. Ex. Upamitio 165.14; 535.16. Page #32 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 250 Genres litteraires en Inde enigmatique, et attend des eclaircissements: voyez l'exclamation des moines et nonnes dans le naya du lotus (supra SS 9.2.1), ou les interrogations pressantes de ce bhikkhu auquel, apparue la nuit, une divinite a lance la phrase suivante: "Cette termitiere fume la nuit et brule le jour83" - "Qu'est-ce que cette termitiere? qu'est-ce qui fume la nuit? qu'est-ce qui brule le jour84?", s'exclame-t-il. Ailleurs, un autre auditeur, perplexe, questionne de meme: "Qu'est-ce que ce langage entortille (vakrokti)85?" Et un troisieme: "Explique-moi, ami, le vrai sens, je te le demande. Pourquoi le moine a-t-il fait un recit incoherent (asambaddha) 86?" L'incoherence et la gratuite du discours frappent en effet l'auditeur: "Ma chere, tout ce que tu me racontes me parait purement et simplement impossible. Ton histoire ne repose sur rien (...) Tu parles d'abondance, comme si tu etais possedee par quelque demon, mais l'incoherence de ton discours fait que je n'y comprends rien. Dis-moi: qui est cette compagne et qui est ce fils dompte par elle? Quelles sont ces villes dont tu parles et ou sont-elles situees? Qu'est-ce que toute cette histoire? (...) Tes paroles me font penser a la fameuse histoire du fils de la femme sterile87". 9.3.3. Le narrateur procede alors a l'elucidation. Elle peut ne pas depasser le stade global, si un simple evam ("ainsi") est juge suffisant pour etablir la correlation entre les deux plans du discours88. Elle peut, au contraire, prendre une ampleur considerable, comme il arrive dans le premier livre de l'Upamitio que son auteur a voulu exemplaire: au premier plan du recit, succedent en effet une exegese en vers, puis une exegese en prose qui inclut une glose litterale tres detaillee occupant plusieurs pages89. Mais ce sont la des cas extremes. 83. Majjhima-nikaya I 143,29. 84. Majjhima-nikaya I 143,33sqq. 85. Upamitio 971.6. 86. Akhyahi mitra bhavartham prste vairagya-karanah asambaddham kim akhyatam muninedam kathanakam? Upamitio 1003.7-8. 87. M. HULIN, La doctrine secrete de la deesse Tripura (Section de la Connaissance), Paris, Fayard 1979, p. 67. 88. Ex. Nayadhammakahao 1,4; 1,6; 1,10; Mahanisiha VI.384, etc. Toutefois, ayant clairement conscience d'une lacune, les commentateurs procedent, le cas echeant de leur propre chef, a une explicitation integrale: cf. Abhayadeva ad Nayadhammakahao cite dans W. SCHUBRING, Nayadhammakahao, p. 74 et 76. 89. Ce livre I a donc la structure suivante: 1) recit lui-meme (v. 112-459); 2) explication en vers (v. 460-477); 3) explication en prose (annoncee au v. 477); et Page #33 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 251 Le plus souvent, l'elucidation, exhaustive et systematique, consiste a mettre en relation chacun des termes importants du premier plan avec le concept qui lui correspond au plan moral, la difference entre les deux registres apparaissant clairement (cf. SS 9.2.2). L'etablissement de l'analogie se fait au moyen d'un certain nombre de procedes syntaxiques recurrents: -- simple phrase predicative avec utilisation de la copule pour marquer l'identite, type "A = B," (supra SS 9.2.2)90; - recours au diptyque comparatif yatha...tatha "de meme que... de meme"91; -- recours au diptyque relatif identificateur - demonstratif yah...sa "celui qui...celui-la "92; -- recours au second terme de compose osthaniya "qui represente X" (supra SS 9.2.3)93. Ces trois derniers tours sont les plus frequents dans les sources jaina. -- Le recours a la substitution synonymique caracterise plus particulierement le Canon bouddhique en pali ou chaque expression signifiante du premier plan est presentee par le Bouddha comme etant l'"'equivalent" (adhivacana) de telle notion94: "Supposons (seyyathapi), o moines, dans une brousse, dans un bois, une basse terre, grande et humide; non loin de la circule un grand troupeau d'antilopes; un homme quelconque qui ne leur veut pas de bien, qui ne veut pas leur salut, qui ne veut pas leur securite, s'approche d'elles. Il y a, disons, un chemin sur, tranquille, propre a leur garantir la joie, eh bien, ce chemin, il le bloque et ouvre un chemin mauvais; il installe une antilope male comme leurre, il met une antilope conclusion: l'auteur explique que cette demarche ne sera pas appliquee dans les livres suivants (p. 146). Et, de fait, ailleurs, seul est present le premier niveau de l'exegese. 90. Ex. Avasyaka-niryukti v. 1325; etc. 91. Ex. Kalpanamanditika fol. 298 recto 1; Vasudevahindi 8.17sqq. 92. Ex. Samaraiccakaha 114.1sqq.; Kuvalayamala 89.29sqq.; Upamitio livre I v. 461 sqq. p. 44; passage traduit notamment par W. KIRFEL, "Uber allegorische Dichtung in Indien, Iran und im Abenlande", Freundesgabe fur Viktor Burr = Kleine Schriften, Wiesbaden 1976, p. 131. 93. Ex. Avasyaka-curni 503,11-12; 511,5sqq.; etc. 94. A Critical Pali Dictionary s.v. adhivacana enregistre bien cet emploi specifique. Parfois, les commentaires detaillent les equivalences. Cette procedure porte le nom technique opama-samsandana (ex. Saratthappakasini II 81,1; Itivuttaka-atthakatha I 171,15sqq.; etc.). Page #34 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 252 Genres litteraires en Inde femelle comme leurre; au bout d'un certain temps, o moines, le grand troupeau d'antilopes sera decime ou perira. Supposons qu'en revanche un homme s'approche du grand troupeau d'antilopes, voulant leur bien, voulant leur salut, voulant leur securite; il y a, disons, un chemin sur, tranquille, propre a leur garantir la joie, eh bien, ce chemin, il l'ouvre et bloque un chemin mauvais; il aneantit l'antilope male installee comme leurre, fait disparaitre l'antilope femelle placee comme leurre; au bout d'un certain temps, le grand troupeau d'antilopes augmentera et prosperera. Cette upama, o moines, je l'ai concue pour faire comprendre le sens. Et, en l'occurrence, voici ce sens: "Terre basse et humide", o moines, vaut "desirs sensuels"95. "Grand troupeau d'antilopes" vaut "creatures". "Homme qui ne veut pas le bien, qui ne veut pas le salut, qui ne veut pas la securite", o moines, vaut "Mara le mechant". "Mauvais chemin", o moines, vaut "mauvais chemin a huit branches". (...). "Leurre male", o moines, vaut "amour pour la joie"; "leurre femelle", o moines, vaut "ignorance". "Homme qui veut le bien, qui veut le salut, qui veut la securite" vaut "Tathagata", "Arhat parfaitement eveille". "Chemin sur, tranquille, propre a garantir la joie", o moines, vaut "Octuple chemin a huit branches". (...) Ainsi, o moines, ai-je ouvert un chemin sur, tranquille, propre a garantir la joie, bloque le mauvais chemin, aneanti le leurre male, fait disparaitre le leurre femelle96". La demarche rappelle celle du naya du lotus (supra SS 9.2.1) ou le Maitre commentait en marquant la difference entre sens explicite et sens vise: "J'ai evoque cet etang de lotus: il renvoie au monde". Peu importe, du reste, que les modalites de surface varient peu ou prou. Le schema qui vient d'etre defini semble necessaire et suffisant pour isoler une categorie litteraire specifique fondee sur le principe de l'analogie, et utilisant les memes procedes linguistiques que la comparaison (sk. upama). Sa fonction est, comme le dit clairement le Canon bouddhique en pali, "de faire comprendre le sens97". Ce sens, ce sont, selon l'explication d'un commentaire, "les 95. Mahantam ninnam pallalan ti kho, bhikkhave, kamanam etam adhivacanam. 96. Majjhimanikaya vol. I, 117.23-118.20. 97. La formule recurrente est: upama kho me ayam bhikkhave kata atthassa vinnapanaya. Ou encore: "La parabole (/comparaison) aussi permet aux hommes Page #35 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 253 quatre nobles verites98", autrement dit les principes fondamentaux d'une doctrine particuliere que la parabole permet d'apprehender. La parabole a en effet un caractere ideologique et meme polemique qui peut mettre en valeur la superiorite d'une doctrine sur une autre: ainsi le moine du naya du lotus (SS 9.2.1), seul capable de cueillir la fleur, s'oppose aux quatre hommes ordinaires dont les tentatives sont demeurees vaines; de meme le theme du "chemin", qu'illustrent plusieurs textes, designe la voie de la Delivrance. On note, d'autre part, l'existence de themes de predilection, incontestablement liee a un contexte culturel particulier, parmi lesquels l'evocation du monde des transmigrations aussi importante dans le jinisme que le brahmanisme99 ou le bouddhisme. Elle donne lieu a plusieurs exemples: le samsara est compare tantot a une jungle touffue (infra, 8 9.4.3), tantot a un ocean tourbillonnant ou n'existe qu'une seule ile: le privilege d'etre ne homme100. De fait, en Inde, la parabole semble avoir ete plus en usage dans les courants de pensee dotes d'un systeme conceptuel tres marque et places devant la necessite de se situer par rapport a une ideologie preexistante et dominante (bouddhisme, jinisme, hindouisme sectaire) que dans l'hindouisme classique. Hors de l'Inde aussi, n'est-ce qu'un hasard si la parabole a ete, par exemple, l'une des formes les plus importantes de la litterature manicheenne, et si les langues du manicheisme ont developpe une terminologie technique afferente101? Au stade le plus ancien des traditions bouddhique et jaina (comme dans l'Evangile), intelligents de comprendre le sens de ce qui est dit" (Samyutta-nikaya II 114,1516). 98. Ex. Itivuttaka-asthakatha 167,1-2: atthassa vinnapanaya ti catusaccapativedhanukulassa atthassa sambodhanaya upama kata. 99. Voir, dans ce volume, M.-J. BOISTARD, "Ambiguites generiques du Yogavasistha", SS 4.2.2; et encore Bhagavata-Purana V.13-14 et E. LEUMANN, ZDMG 48, p. 78sqq. 100. Kuvalayamala 89.29-30; Avasyaka-curni: "la brousse de l'existence" et "l'ocean de l'existence" (references supra, SS 9.2.3). 101. En sogdien, par exemple, "zynd designe le recit proprement dit, et xwecakawe son interpretation. Les procedes - linguistiques sont comparables aux procedes en usage en Inde. Voir les travaux de l'iraniste W. SUNDERMANN, "Die Prosaliteratur der iranischen Manichaer", in Middle Iranian Studies. Ed. by W. SKALMOWSKI and A. VAN TONGERLOO, Leuven 1984 (Orientalia Lovaniensia Analecta 16), p. 236-238; Mittelpersische und parthische kosmogonische und Parabeltexte der Manichaer, Berlin 1973 (Berliner Turfantexte IV, Akademie der Wissenschaften der DDR), p. 83sqq., Ein manichaisch-soghdisches Parabelbuch, Berlin 1985 (Berliner Turfantexte XV). -- Pour l'islam iranien, voir un exemple de parabole dans Varavini, Contes du prince Marzban, p. 47-48. Page #36 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 254 Genres litteraires en Inde sa force est accrue du fait qu'elle est presentee comme prononcee par les Maitres (le Bouddha, Mahavira), dont la parole, necessairement vraie, fait autorite et qui en apparaissent comme les inventeurs. Elle suppose donc la foi de l'auditeur102. 9.3.4. Si la presence d'identites structurelles fortement accusees permet de reconnaitre comme appartenant a la meme famille des textes indiens qui se nomment differemment et ont ete elabores dans des cercles distincts mais non impermeables (jaina, hindous / bouddhistes), elle justifie egalement qu'on rattache au corpus ainsi etabli des textes qui ne se nomment pas eux-memes. Il en va ainsi d'un recit (a la premiere personne) inclus dans le Kathasaritsagara de Somadeva (XIe s), litterairement nettement plus travaille que les exemples d'ecole sus-dits. Un certain Vimalabuddhi relate au prince Msgankadatta sa propre experience (XII.3.85sqq.)103. Dans un premier temps, les lecteurs que nous sommes partagent la surprise du heros face aux choses de plus en plus surprenantes qu'il decouvre: une femme en train de faire tourner une roue avec des abeilles, les unes buvant l'ecume du lait vomi par un beuf, les autres l'ecume du sang vomi par un ane, et devenant, respectivement, blanches ou noires, puis se metamorphosant en araignees (XII.3.89-90), un serpent a deux tetes, l'une blanche, l'autre noire qui les pique; la tentative manquee de la femme pour neutraliser ces araignees en les mettant dans des pots; les cris de ces insectes, puis la disparition de cette vision fantastique remplacee par une autre (XII.3.98sqq.). Dans un second temps, tous les elements sont successivement identifies par un ermite (XII.3.107sqq.) comme faisant partie d'un spectacle montre au jeune homme. Les correspondances sont indiquees par le diptyque relatif-demonstratif ou l'emploi d'upama ("qui tient lieu de") en second terme de compose: la femme est Maya (l'illusion), la roue qu'elle faisait tourner est la roue des transmigrations, les abeilles sont les creatures, le beuf et l'ane sont, respectivement, le juste et l'injuste (dharmadharmau), le lait represente les bonnes actions et le sang les mauvaises; le serpent incarne la mort; les pots constituent les matrices, et ainsi de suite. L'agencement de ces correspondances 102. Voir supra n. 97; cf. W. SCHUBRING, Worte Mahaviras, p. 21-23. 103. Traduction anglaise dans The Ocean of Story being C.H. TAWNEY'S Translation of Somadeva's Katha Sarit Sagara ... 1926, reimpr. Delhi 1968, vol. VI, p. 30-33. Page #37 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 255 construit finalement un systeme ou les elements singuliers ont une place et un sens. 9.4. La question se pose maintenant de savoir s'il existe des regles permettant le decodage. Question d'autant plus cruciale que plusieurs exemples se retrouvent, comme autant de variantes, dans des textes differents, ou meme dans des cultures differentes, suggerant qu'ils comportent une part d'universalite104. C'est le cas de l'uvama des trois marchands (supra SS 9.2.2) a rapprocher du naya des cinq grains de riz (supra SS 9.3.1), et, dans la tradition biblique, de Luc 10.12-27 et Matthieu 25.14-30 qui mettent en cuvre des motifs analogues 105. C'est egalement le cas du celebre "exemple" intitule "L'homme dans le puits" ou "La goutte de miel", connu en Inde par des textes d'origine brahmanique et jaina (infra), mais aussi hors de l'Inde, dans le bouddhisme chinois, le monde arabe et la tradition occidentale medievale106. 9.4.1. Il est clair, d'autre part, que leur interpretation est liee a un contexte culturel precis: la correlation etablie dans l'uvama des trois marchands (supra, SS 9.2.2) n'a de sens qu'en milieu indien, puisqu'elle suppose acquises la croyance en la metempsychose et la relation entre comportement et renaissance; quant a l'equivalence entre les "cinq grains de riz" et les "cinq grands vaeux", elle peut avoir une validite pan-indienne, mais est probablement plus pregnante pour des auditeurs jaina, puisqu'elle fait appel a une notion fondamentale de leur doctrine; la correspondance entre "les razzias de pierres precieuses" et "la perte de la connaissance vraie, de la juste foi et de la bonne conduite" (supra, SS 9.2.4) est immediatement intelligible pour un adepte du jinisme, car 104. Sur ces questions voir, par exemple, H. BOERS, "Traduction semantique / transculturelle de la parabole du bon Samaritain", in Parole - Figure - Parabole. Recherches autour du discours parabolique (sous la direction de Jean DELORME), Presses Universitaires de Lyon 1987, p. 87-101. 105. Sur laquelle voir G. ROTH, "The Similes of the Entrusted Five Rice-Grains and their Parallels", German Scholars on India I, Varanasi 1973 = Indian Studies. Selected Papers, Delhi 1986, p. 117-127. 106. Cf. E. KUHN, "Der Mann im Brunnen, Geschichte eines indischen Gleichnisses" in Festgruss an O. von Boehtlingk, Stuttgart 1888, p. 68-76: "wahrhaft confessionslos Gleichniss" (p. 76); G. T. ARTOLA, "The oldest Sanskrit Fables", Adyar Library Bulletin 32 (1967-68), p. 299-303; Ibn Al-Muqaffa', Le livre de Kalila et Dimna, traduit de l'arabe par A. MIQUEL, Paris, Klincksieck 1980, p. 47-48; H. MATSUBARA, "A propos du Dit de l'Unicorne, peregrination d'un avadana": Etudes de langue et litterature francaises (Tokyo), ndeg 22, 1973, p. 1-10. Page #38 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 256 Genres litteraires en Inde l'expression tri-ratna ("triple joyau") designe communement l'ensemble de ces trois notions. Il en va de meme en milieu brahmanique: l'etrange vision du Kathasaritsagara (supra SS 9.3.4) parle immediatement a l'ermite au fait de la pensee vedantique; l'explication que donne la narratrice du Tripurarahasya (evoquee supra SS 9.3.2) "coincide partiellement avec l'analyse de l'individualite psycho-physique que l'on trouve dans le Samkhya107". 9.4.2. En milieu indien meme, au sein d'un groupe de textes lie par une unite thematique, les equivalences terme a terme ne s'imposent pourtant pas avec une force contraignante et ne sont pas necessairement univoques, comme le montre la comparaison de "L'homme dans le puits", version brahmanique et version jaina. Voci la traduction de la version jaina conservee dans la Vasudevahindi. "Un homme quelconque qui avait traverse de nombreux pays atteignit une foret en compagnie d'une caravane. La caravane fut pillee par des bandits. L'homme ne savait plus ou il etait. Il fut attaque par un elephant sauvage en rut. Alors qu'il cherchait a s'enfuir, il apercut un vieux puits masque par les herbes. Sur sa margelle, il y avait un enorme banyan dont un rejeton penetrait dans le puits. Terrorise, . l'homme se tenait dans le puits accroche a la branche. Que vit-il alors? Un immense reptile, la gueule beante, l'examinait, s'appretant a le devorer. Aux quatre points cardinaux se tenaient d'effroyables serpents prets a le piquer. Deux rats, un noir et un blanc, etaient occupes a ronger la branche sur laquelle ils se trouvaient. L'elephant lui frolait les cheveux de sa trompe. Sur l'arbre etait un essaim d'abeilles. Ebranle par l'elephant, l'arbre remua et voila qu'agitee par le vent, une goutte de miel tomba dans la bouche de cet homme. Il s'en delecta. De toutes parts, les abeilles pretes a le piquer l'entouraient. (...) La lecon du ditthanta. L'homme est comparable a l'individu dans le samsara; la foret a la jungle du samsara caracterisee par la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort; l'elephant sauvage a la mort; le puits aux naissances humaine et divine; le reptile aux naissances animale et 107. M. HULIN (op. cit. n. 87), p. 222 n. 34. Page #39 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 257 infernale; les serpents aux quatre passions (colere, orgueil, tromperie, convoitise) qui ont pour consequence une mauvaise destinee; la branche a la duree de vie; les rats, blanc et noir, aux quinzaines claire et sombre: la vie est rongee par les dents des jours et des nuits; l'arbre est comparable a l'ignorance, a l'absence de detachement, aux mauvaises croyances qui determinent l'entrave du karman; la bouche de l'homme aux cinq objets des sens; les abeilles aux maladies presentes et virtuelles 108". La version du Mahabharata (XI 5-6, ed. crit.) n'est pas entierement superposable a ce texte et contient certains elements signifiants que ne connait pas la tradition jaina, en sorte que la confrontation ne peut etre parfaite. Si l'on s'en tient aux semes communs (foret, puits, reptile, serpents, rats, abeilles, par exemple), on constate que les signifies qui leur sont associes sont tantot identiques (foret), tantot comparables (rats), tantot sensiblement differents (puits, serpents, abeilles). On releve, d'autre part, l'existence de signes recurrents: les abeilles, dont la connotation negative est manifeste, sont presentes dans d'autres textes (supra SS 9.3.4); de meme la femme, qui dans le Mahabharata, represente la vieillesse et dans le Kathasaritsagara incarne l'illusion cosmique. Tel rapprochement peut suggerer que l'association d'un signifiant et d'un signifie n'est pas totalement arbitraire: dans la Vasudevahindi, les quatre serpents des quatre points cardinaux sont dits representer les quatre passions. Or on a deja rencontre plus haut cette association dans une autre parabole (s 8). Par ailleurs, si l'on rapproche le samsara-foret de la Vasudevahindi et le samsara-ocean de la Kuvalayamala (supra SS 9.3.3), il apparait que le puits a, dans le premier cas, la meme fonction de refuge que l'ile, dans le second, et que tous deux sont associes au signifie "naissance humaine": cela est pleinement conforme a la doctrine jaina, selon laquelle naitre homme est, pour qui sait tirer parti de ce privilege, la meilleure chance de parvenir a la Delivrance. Cependant, c'est dans le Canon bouddhique en pali que le reseau de correspondances parait tisse avec le plus de coherence: ainsi, "terre basse et humide" vaut "desirs sensuels" dans au moins 108. Vasudevahindi p. 8; trad. allemande dans A. METTE, Durch Entsagung zum Heil, p. 55-56; version anglaise dans J.C. JAIN, The Vasudevahindi. An authentic Jain Version of the Bshatkatha, Ahmedabad 1977, p. 560-561. Page #40 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 258 Genres litteraires en Inde deux paraboles109; "termitiere" vaut "corps" dans deux autres110; "chemin double" donne lieu deux fois a la meme explication111; etc. La non plus, la polysemie n'est pas exclue, car les signifies sont recurrents et manifestement en nombre nettement plus limite que les signifiants qui peuvent leur etre associes (ex. Tathagata / "celui qui veut du bien" ou "celui qui connait le chemin"; desirs / "terre basse et humide", tourbillon; etc.). La clarte de la signification est garantie par le rapport que les elements entretiennent les uns avec les autres dans un contexte donne. Des indices indeniables suggerent donc qu'il existe au moins un embryon de langage symbolique conventionnel susceptible d'etre utilise et compris par les adeptes d'une doctrine donnee. Reste a savoir si la pratique etait suffisante pour permettre a un individu autre que le promoteur de l'exemple de le dechiffrer spontanement sans risque d'erreur. 10. En somme, ce que les Jaina appellent "fiction" correspond, sur le plan litteraire, a plusieurs formes, de structures superficielles distinctes, dont la fable ($ 7) et la parabole ($ 8-9) sont deux representants112. Qu'elles soient regroupees par les Jaina eux-memes tient au fait qu'elles ont des points communs independants de la structure formelle, et plus importants qu'elle: d'une part, elles se fondent sur une personnification, plus immediate dans la fable que dans la parabole; d'autre part, -- et la est l'essentiel -- disant autre chose que ce qu'elles paraissent dire, elles font appel au meme processus intellectuel, a savoir le raisonnement par analogie, constituant deux manifestations de l'allegorie en tant que "modus dicendi113". Cela etant, on n'est guere etonne de voir que, en 109. Majjhima-nikaya I 118 (traduit supra, SS 9.3.3) et Samyutta-nikaya III 109,7-8. 110. Majjhima-nikaya I 155,1-2 et Saratthappakasini III. 111. Majjhima-nikaya I 144,18 et Samyutta-nikaya III 108,33. 112. Sur les relations entre ces deux formes dans la conception aristotelicienne voir, par exemple, M. LE GUERN, "Parabole, allegorie et metaphore", in Parole - Figure - Parabole, p. 24sqq. 113. Voir, par exemple, la definition d'O. REBOUL, Introduction a la rhetorique, Paris, PUF 1991, p. 231: "Allegorie: Description ou recit dont on peut tirer, par analogie, un enseignement abstrait, en general religieux, psychologique ou moral; ainsi le proverbe, la fable, la parabole", Ou encore: M.H. ABRAMS, A Glossary of Literary Terms, Fourth Edition, Holt, Rinehart and Winston 1981, s.v.. Allegory; Reallexicon der deutschen Literaturgeschichte, Berlin 1977, s.v. Parabel, p. 7; Page #41 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 259 revanche, l'allegorie en tant que forme litteraire particuliere, n'est pas, a date ancienne, designee par un terme specifique: Siddharsi, qui, au debut du IXe s., innove en ayant recours au recit allegorique, et juge utile de s'expliquer a ce sujet, emploie pour toutes les formes de la fiction, y compris l'allegorique, un seul et meme terme, celui d'upama ("comparaison", que l'on retrouve dans le titre de son euvre, Upamitibhavaprapanca Katha, sous forme d'un synonyme). Il ecrit en effet: "Dans mon livre, les personnages interieurs (c'est-a-dire les abstractions] sont doues de connaissance. Ils parlent114, vont et viennent, se marient, ont une famille, etc.: ils se conduisent tous comme des gens ordinaires. Il ne faut voir aucun mal a cela: c'est en consideration d'un autre avantage pour faire comprendre -- que ces choses ont ete exposees par l'intermediaire de l'upama. En effet: une argumentation ne peut pas invalider une chose deja etablie par l'experience de la perception. Des upama fictives et bonnes, on en trouve aussi dans les Ecritures: par exemple, dans les Avasyaka, le dialogue railleur d'un gravillon de la taille d'une feve et d'un gros nuage (supra, SS 7.1.a), et les serpents rivaux (colere, etc.) dans l'histoire de Nagadatta (supra, SS 8); et encore: dans la Pinnaisanal15, ou un poisson raconte sa vie (supra, SS 7.1.b), ou dans l'Uttaradhyayana, ou une feuille seche fait la lecon (supra, $ 7.1.c). En consequence, tout ce qui sera expose conformement a cette orientation, doit etre tenu, dans H.R. JAUSS, "Entstehung und Strukturwandel der allegorischen Dichtung", in Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, Band VI/1, Heidelberg 1968, p. 147. 114. Le dialogue entre abstractions personnifiees donne lieu a un genre specifique particulierement en vogue dans la litterature medievale du Gujerat: celui du sam vada ou "Debat", en tous points comparable a ses homologues medievaux moyen-orientaux ou occidentaux (voir H. MASSE, "Du genre litteraire 'Debat' en arabe et en persan, Cahiers de civilisation medievale 4 (1961), p. 137147; C. SEGRE, "I contrasti o debats", in Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, Band VI/1: La litterature didactique, allegorique et satirique (sous la direction de H.R. JAUSS), Heidelberg 1968, p. 73-81; P.-Y. BADEL, "Le Debat", in Grundriss... Band VIII/1: La litterature francaise aux XIVe et XVe siecles, Heidelberg 1988, p. 95-110). Ce genre devrait faire l'objet d'une etude ulterieure. 115. C'est-a-dire dans les textes consacres a la quete de la nourriture. Page #42 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 260 Genres litteraires en Inde ce livre aussi, pour parfaitement logique, puisqu'il s'agit d'une upamal16." Or l'oeuvre de cet ecrivain est d'une part un roman allegorique au sens strict (type Roman de la Rose) qui, par le biais d'abstractions personnifiees, veut faire saisir au lecteur les secrets du cycle des naissances et des renaissances, et, d'autre part, un repertoire de paraboles qui se signalent comme telles (supra, $ 9.3.3). Formant tout a la fois l'armature du recit-cadre et envahissant l'ensemble des recits enchasses, l'upama est donc totale. Qu'un meme terme vaille pour "allegorie" et "parabole" n'est pas si surprenant: les points de contact sont nombreux entre les deux formes que bien des ouvrages occidentaux distinguent d'ailleurs mal. En Inde, ou la production de recits et de drames allegoriques est relativement importante117, la distinction terminologique semble recente: le terme de rupaka-katha (ou rupakatmaka-katha), utilise par les chercheurs ecrivant dans certaines langues modernes de l'Inde du nord (hindi et gujerati, par exemple) pour designer le "recit allegorique", est manifestement un neologisme savant qui repose sur la conception (banale) de l'allegorie comme "metaphore", signification premiere du sanskrit rupaka. L'effort de reflexion que les Jaina ont applique a la theorie du genre narratif peut nous paraitre avoir quelque peu tourne court. Du moins 116. ihantaranga-lokanam jnanam jalpo gamagamam vivaho bandhutetyadi sarva loka-sthitih krta (78) sa ca dusta na vijneya yato 'peksya gunantaram upama-dvaratah sarva bodhartham sanirvedita (79) yatah pratyaksanubhavat siddham yuktito yan na dusyati sat-kalpitopamanam tat Siddhante 'py upalabhyate (80) tatha hi yathavasyake: saksepam mudga-sailasya puskalavartakasya ca spardha sarpas ca kopadya Nagadatta-kathanake (81) Pindaisanayam matsyena kathitam nija-cestitam Uttaradhyayanesv evam samdistam suska-patrakaih (82) atas tad-anusarena sarvam yad abhidhasyate atrapi yukti-yuktam tad-vijneyam upama yatah (83), Upamitio, ed. H. JACOBI, Calcutta 1909, p. 9. 117. Voir, dans ce volume, la contribution de Jean-Pierre OSIER. Page #43 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Formes et terminologie du narratif jaina ancien 261 ont-ils eu le merite de tenter une analyse raisonnee de ses diverses modalites. Dans la pratique, ils ont su en exploiter toutes les virtualites, ayant naturellement conscience, comme beaucoup de predicateurs, de la force persuasive d'un genre qui invite l'auditeur a une participation active et dont les principales manifestations sont, d'une part, le recit edifiant, modele de vie (dharma-katha), et, d'autre part, la fable et surtout la parabole/allegorie designee par plusieurs termes synonymes.