Book Title: Pour Comprendre La Philosophie Indienne
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst

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Page 3
________________ 198 ÉTUDES DE LETTRES POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 199 Bharthari n'ait été dans une certaine mesure redevable à des positions qui étaient courantes dans l'école védique des Mänavas, à laquelle il appartenait, il est certain qu'il dit souvent qu'il se base sur la tradition (agama). À tout ceci il faut ajouter que les philosophes indiens n'étaient pas des adeptes des sciences naturelles, du moins pas dans le sens moderne du terme. Ils n'expérimentaient pas; c'est--dire, ils ne confrontaient pas systématiquement leurs vues avec la réalité. Ce qui ne signifie pas qu'ils ne s'intéressaient pas à la réalité. Une grande partie de la philosophie indienne est une description, ou plutôt: des descriptions différentes, de la réalité, mais ces descriptions sont telles que des confrontations systématiques avec la réalité ne sont pas recherchées, et ne sont de fait que rarement possibles. Si donc la science moderne ne peut s'expliquer en termes exclusivement sociologiques, parce que les développements de la science sont du moins en partie déterminés par ses confrontations avec une réalité qui est indépendante des considérations sociologiques, la situation de la philosophie indienne semblerait à première vue tout à fait différente. Dépourvue de confrontations avec la réalité, et sans les rectifications et modifications qui résultent de ces confrontations, la philosophie indienne pour rait être considérée comme un phénomène exclusivement social, qui doit être expliqué en termes purement historiques et sociologiques. Je voudrais exprimer ici mon accord avec la déclaration suivante du Dr. Houben: "À cause de l'importance cruciale des perspectives résultant de la position de la propre école [d'un penseur) et de l'environnement, une histoire détaillée de la philosophie de l'Asie du sud ... ne saurait se permettre de ne prendre en considération que l'histoire des idées et des arguments: elle devrait accorder une attention considérable à ces perspectives, et comment elles sont situées historiquement. "Le Dr. Houben a raison. Toutefois, les considérations historiques et sociologiques ne sont pas tout. Examinons encore une fois l'histoire de la science moderne, et plus particulièrement un de ses aspects que les adeptes du programme fort dans la sociologie de la science ont aussi souligné: son aspect agoniste. Les faits scientifiques, comme ils le montrent, sont construits par des groupes de chercheurs. Ces faits doivent être construits de telle manière qu'ils seront capables de survivre à des critiques sévères de la part des laboratoires rivaux. La capacité de résister à la critique est une caractéristique vitale de chaque 'fait' ou 'déclaration scientifique, acquise par l'interaction d'un grand nombre de joueurs Cette observation est sans doute correcte en ce qui concerne la science moderne. Toutefois, on pourrait faire la même observation en ce qui concerne la philosophie indienne classique lors de ses premiers développements. On défendait et on attaquait des positions, et on se donnait la peine de systématiser les opinions, notamment en supprimant les inconsistances. (Une comparaison avec la 'superstring theory' de la physique moderne est tentante: je me suis laissé dire que cette théorie est elle aussi en train d'être développée dans le but d'éliminer une contradiction, et que l'on ne peut pas non plus, du moins pas encore, la tester par rapport à la réalité. Quelques-unes des positions les plus frappantes adoptées par les penseurs indiens furent développées pour répondre à des situations problématiques d'un genre intellectuel. Je me propose d'illustrer ce point ci-dessous, avec l'aide de quelques exemples. Mais tout d'abord, nous devons traiter de quelques questions préliminaires. Pour commencer, il faut être extrêmement prudent de ne pas catégoriser toutes les écoles de pensée indiennes comme de simples écoles exégétiques. Le Vedānta prétend être une interprétation fidèle des Upanisads, mais une lecture attentive des Upanişads montre que le Vedānta offre au mieux des interprétations très éclectiques et unilatérales. Le cas de la Purva-Mimāmsă est encore pire. Ses positions philosophiques ne sont d'aucune façon dérivées du Veda, mais plutôt des principes hermeneutiques employés pour interpréter le Veda. On peut faire des remarques semblables sur toutes les autres écoles qui sont censées être basées sur les traditions canoniques. Et certaines écoles ne prétendent pas le moins du monde qu'elles sont des traditions exégétiques. La philosophie indienne a suivi sa propre voie, n'étant que dans une mesure plutôt limitée déterminée par des données traditionnelles. Les développements importants dans l'histoire 4. Houben, 1999: 110. Dans le contexte du Bouddhisme indien, Gregory Schopen (1989: 240) critique l'hypothèse que les élites éclairées' ... n'étaient apparemment capables que de réagir: les changements et les innovations n'étaient apparemment pas de leur ressort, et résultaient de la pression des sentiments populaires et laïques". 5. Latour & Woolgar, 1979, Callon, 1989; Busino, 1997: 72. Ces sociologues ne sont bien entendu pas les seuls qui ont souligné le rôle de la critique dans la science, cf. par ex. Munz, 1985: 49 ss., qui défend le panrationalisme, selon lequel il est rationnel de tout critiquer et de n'adhérer qu'aux déclarations qui ont jusque-là résisté à la critique". 6. Cf. Greene, 1999.

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