Book Title: Pour Comprendre La Philosophie Indienne
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst
Catalog link: https://jainqq.org/explore/269446/1

JAIN EDUCATION INTERNATIONAL FOR PRIVATE AND PERSONAL USE ONLY
Page #1 -------------------------------------------------------------------------- ________________ POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE Cet article souligne l'importance de la tradition de débat rationnel pour le développement de la philosophie indienne. Le rôle central de cette tradition nous permet souvent de découvrir la logique interne de ce développement. Les doctrines d'école furent constamment soumises à la critique impitoyable des penseurs d'autres écoles. Les modifications et innovations qui résultent de cette interaction intellectuelle entre penseurs expliquent une grande partie des développements des écoles de pensée indiennes. Dans l'histoire des sciences naturelles, les chercheurs sont divisés quant à savoir quels critères il faut appliquer pour expliquer les changements historiques. Selon la plupart des hommes de science, et bien d'autres aussi, les développements de la science s'expliquent du moins en partie par de nouvelles découvertes, qui sont basées sur des faits objectifs et n'ont que peu à voir avec l'entourage, social ou autre, des hommes de science qui font ces découvertes ou qui sont affectés par les résultats de ces dernières. Ce point de vue est rejeté par un certain nombre de sociologues de la science, qui-se basant souvent sur une interprétation spécifique des ouvrages de Thomas S. Kuhn, surnommé 'Kuhn le radical'-maintiennent que les révolutions scientifiques sont dues à des changements de paradigmes, que l'on peut décrire comme suit: "Les concepts, les théories et les procédures changent; les problèmes changent; les critères de jugement changent, y compris les critères de ce qui doit être considéré comme un problème, et de ce qui doit être considéré comme la solution d'un problème; la perception elle-même est modifiée, tout comme la base de l'imagination scientifique. Rien ne fournit le point d'ancrage stable qui est essentiel pour une évaluation comparative. Des révolutions séparent des formes incommensurables de la vie scientifique." (Barnes, Page #2 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 196 ÉTUDES DE LETTRES POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 197 1982: 11). Il s'en suit qu'aucune raison objective, non sociale, ne justifie le changement de paradigme. De ce point de vue, l'histoire de la science relève de la sociologie, et de rien d'autre. La position de ces sociologues de la science - le soi-disant "programme fort' n'est pas généralement acceptée, et même bien des sociologues pensent qu'elle va trop loin'. Personne ne met en doute le fait que les traditions scientifiques peuvent et devraient elles aussi être étudiées par les sociologues, qui peuvent en effet contribuer à une meilleure compréhension du développement de la science. Mais bien des chercheurs maintiendraient qu'il y a aussi d'autres éléments, des éléments qui ne sont pas du ressort du sociologue, qui jouent un rôle dans son développement. Je n'ai pas l'intention d'entrer dans ce débat à présent. Mais je n'ai aucune raison de cacher ma sympathie pour ceux qui croient que des facteurs autres que simplement sociaux et politiques sont impliqués. Je mentionne la controverse qui concerne l'histoire des sciences naturelles dans le but de soulever une question semblable en ce qui concerne le développement de la philosophie indienne (non sans tenir compte de la mise en garde du Professeur Staal: "Mais peut-être est-il trop tôt pour introduire... quelque chose d'aussi éloigné que la philosophie occidentale de la science dans ce sujet ..." (1985:53 n. 21)). Bien entendu, la philosophie indienne n'est pas exactement la même chose que la science naturelle, et il se peut que le parallélisme entre les deux ne soit pas évident. Toutefois, on peut de façon raisonnable se demander comment il faut comprendre la philosophie indienne, en supposant qu'une certaine sorte de compréhension, quelle qu'elle soit, est possible. La philosophie indienne a connu de nombreux penseurs, qui sont d'habitude (et souvent avec leur consentement explicite) assignés à un nombre plutôt limité d'écoles, et les doctrines de ces écoles ont subi des développements plus ou moins importants. Contrairement à la science moderne, les opinions philosophiques des penseurs indiens étaient souvent déterminées dans une grande mesure par des facteurs sociaux et religieux évidents: les brahmanes adhéraient à des philosophies brahmaniques, les bouddhistes à des philosophies bouddhiques, les jaïnas à des philosophies jaina. Il est possible que des recherches plus détaillées mettront en lumière des liens encore plus étroits entre des écoles de pensée spécifiques et des mouvements religieux spécifiques ou des (sous-castes ou familles spécifiques!. L'influence déterminante de la dimension sociale est donc claire dans la pensée indienne, bien plus claire que dans la science moderne. Cette dernière conclusion devient encore plus claire lorsque nous réalisons que bien des écoles philosophiques de l'Inde étaient, parfois intimement, liées à des traditions exégétiques. Différentes écoles de philosophie indienne se présentent comme des écoles d'interprétation, Les écoles de pensée bouddhiques et jaïnas prétendaient que leurs positions dérivaient respectivement du Bouddha et du Jina, ce qui signifie en pratique de l'exégèse des textes qui sont censés préserver les enseignements de ces deux maîtres. (Le fait que certains jaïnas croyaient déjà à une date ancienne que les textes originaux étaient perdus ne change pas la situation de façon fondamentale. On peut faire pratiquement la même observation en ce qui concerne les écoles brahmaniques qui sont regroupées sous la dénomination commune de Mimämsä. La Mimämsă est divisée en deux branches principales, la Purva-Mimāmsā et l'Uttara-Mimāmsā, cette dernière étant mieux connue sous le nom de Vedānta (ou Vedāntisme). Ces deux branches ont encore des subdivisions, mais elles prétendent toutes être mimamsă, ce qui signifie 'examen'. Ce qui est examiné, c'est le Veda, et les différentes écoles de la Mimāmsā prétendent dériver leurs positions doctrinales de cette procédure hermeneutique. Le courant de pensée brahmanique connu sous le nom de Samkhya ne se représente pas comme une tradition exégétique d'un canon existant. Toutefois, il prétend qu'il représente l'enseignement d'un personnage mythique nommé Kapila. Malheureusement, nous ne possédons pas de détails concernant la manière dont cet enseignement traditionnel est parvenu jusqu'à l'époque classique. Il est possible que d'autres penseurs aient également été plus redevables à la tradition textuelle que leurs écrits ne le révèlent immédiatement. Je n'exclus pas, par exemple, que 'vieille école du Nyāya-Vaiseșika - à savoir (probablement) Prasastapäda, Uddyotakara, Bhāsarvajña, Vädi Vāgiśvara --étaient des Saivites, ou plus spécifiquement des Pasupatas. Voir Bronkhorst, 1996 (Prasastapāda): le colop final du Nyāyavärttika (Uddyotakara); Ingalls, 1962: 284: Sarma, 1934 (Bhāsarvajña); Raghavan, 1942 (Vadi Vägisvara). De façon peut-être significative, le doxographe jaina Haribhadra, dans son Saddarsanasamuccaya, attribue la devată Siva aux adeptes du Nyāya et Vaišeşika(Qvarnström, 1999: 181). 3. Selon Gopikamohan Bhattacharya (1984: 15 sq.), la famille Mandara du Käsyapagotra á Mithila a produit de nombreux grands Naiyāyikas au cours de plusieurs siècles (parmi eux Vateśvara, Sivapati, et Yajñapati). 1. Voir, par ex., Busino, 1997, 1998; Gross et Levitt, 1994: 42 s. 2. Il est par exemple frappant de voir qu'un certain nombre de penseurs de la Page #3 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 198 ÉTUDES DE LETTRES POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 199 Bharthari n'ait été dans une certaine mesure redevable à des positions qui étaient courantes dans l'école védique des Mänavas, à laquelle il appartenait, il est certain qu'il dit souvent qu'il se base sur la tradition (agama). À tout ceci il faut ajouter que les philosophes indiens n'étaient pas des adeptes des sciences naturelles, du moins pas dans le sens moderne du terme. Ils n'expérimentaient pas; c'est--dire, ils ne confrontaient pas systématiquement leurs vues avec la réalité. Ce qui ne signifie pas qu'ils ne s'intéressaient pas à la réalité. Une grande partie de la philosophie indienne est une description, ou plutôt: des descriptions différentes, de la réalité, mais ces descriptions sont telles que des confrontations systématiques avec la réalité ne sont pas recherchées, et ne sont de fait que rarement possibles. Si donc la science moderne ne peut s'expliquer en termes exclusivement sociologiques, parce que les développements de la science sont du moins en partie déterminés par ses confrontations avec une réalité qui est indépendante des considérations sociologiques, la situation de la philosophie indienne semblerait à première vue tout à fait différente. Dépourvue de confrontations avec la réalité, et sans les rectifications et modifications qui résultent de ces confrontations, la philosophie indienne pour rait être considérée comme un phénomène exclusivement social, qui doit être expliqué en termes purement historiques et sociologiques. Je voudrais exprimer ici mon accord avec la déclaration suivante du Dr. Houben: "À cause de l'importance cruciale des perspectives résultant de la position de la propre école [d'un penseur) et de l'environnement, une histoire détaillée de la philosophie de l'Asie du sud ... ne saurait se permettre de ne prendre en considération que l'histoire des idées et des arguments: elle devrait accorder une attention considérable à ces perspectives, et comment elles sont situées historiquement. "Le Dr. Houben a raison. Toutefois, les considérations historiques et sociologiques ne sont pas tout. Examinons encore une fois l'histoire de la science moderne, et plus particulièrement un de ses aspects que les adeptes du programme fort dans la sociologie de la science ont aussi souligné: son aspect agoniste. Les faits scientifiques, comme ils le montrent, sont construits par des groupes de chercheurs. Ces faits doivent être construits de telle manière qu'ils seront capables de survivre à des critiques sévères de la part des laboratoires rivaux. La capacité de résister à la critique est une caractéristique vitale de chaque 'fait' ou 'déclaration scientifique, acquise par l'interaction d'un grand nombre de joueurs Cette observation est sans doute correcte en ce qui concerne la science moderne. Toutefois, on pourrait faire la même observation en ce qui concerne la philosophie indienne classique lors de ses premiers développements. On défendait et on attaquait des positions, et on se donnait la peine de systématiser les opinions, notamment en supprimant les inconsistances. (Une comparaison avec la 'superstring theory' de la physique moderne est tentante: je me suis laissé dire que cette théorie est elle aussi en train d'être développée dans le but d'éliminer une contradiction, et que l'on ne peut pas non plus, du moins pas encore, la tester par rapport à la réalité. Quelques-unes des positions les plus frappantes adoptées par les penseurs indiens furent développées pour répondre à des situations problématiques d'un genre intellectuel. Je me propose d'illustrer ce point ci-dessous, avec l'aide de quelques exemples. Mais tout d'abord, nous devons traiter de quelques questions préliminaires. Pour commencer, il faut être extrêmement prudent de ne pas catégoriser toutes les écoles de pensée indiennes comme de simples écoles exégétiques. Le Vedānta prétend être une interprétation fidèle des Upanisads, mais une lecture attentive des Upanişads montre que le Vedānta offre au mieux des interprétations très éclectiques et unilatérales. Le cas de la Purva-Mimāmsă est encore pire. Ses positions philosophiques ne sont d'aucune façon dérivées du Veda, mais plutôt des principes hermeneutiques employés pour interpréter le Veda. On peut faire des remarques semblables sur toutes les autres écoles qui sont censées être basées sur les traditions canoniques. Et certaines écoles ne prétendent pas le moins du monde qu'elles sont des traditions exégétiques. La philosophie indienne a suivi sa propre voie, n'étant que dans une mesure plutôt limitée déterminée par des données traditionnelles. Les développements importants dans l'histoire 4. Houben, 1999: 110. Dans le contexte du Bouddhisme indien, Gregory Schopen (1989: 240) critique l'hypothèse que les élites éclairées' ... n'étaient apparemment capables que de réagir: les changements et les innovations n'étaient apparemment pas de leur ressort, et résultaient de la pression des sentiments populaires et laïques". 5. Latour & Woolgar, 1979, Callon, 1989; Busino, 1997: 72. Ces sociologues ne sont bien entendu pas les seuls qui ont souligné le rôle de la critique dans la science, cf. par ex. Munz, 1985: 49 ss., qui défend le panrationalisme, selon lequel il est rationnel de tout critiquer et de n'adhérer qu'aux déclarations qui ont jusque-là résisté à la critique". 6. Cf. Greene, 1999. Page #4 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 200 ÉTUDES DE LETTRES POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 201 ancienne de ces écoles n'étaient pas, ou pas seulement, déterminés par la tradition, mais par des problèmes et des défis rencontrés en chemin. Tout ceci implique que la philosophie indienne peut du moins en partie etre comprise à la lumière de la logique interne de son développement. Cela ne veut pas dire que d'autres facteurs n'ont pas joué un rôle dans ce développement. Mais la logique interne de la philosophie indienne mérite notre attention, même si ce n'est pour aucune autre raison que le fait que ce genre de logique doit avoir inspiré les acteurs eux-mêmes, les penseurs qui ont créé, préservé et développé la philosophie indienne. Le Professeur Staal a fait l'intéressante observation suivante en ce qui concerne la science: "(Une) science est évaluée en fonction de ses résultats et de ses conséquences, non pas en fonction de son arrièreplan ou de ses origines. Si l'on acceptait l'hypothèse que la science dépend du contexte et de circonstances telles que les croyances des gens qui ont contribué à sa création, alors le théorème de Pythagore serait rejeté parce qu'il croyait en la réincarnation, l'astronomie de Kepler à cause de son astrologie, la physique de Newton à cause de sa théologie, et la plus grande part de la chimie à cause de l'alchimie. Au contraire, et en accord avec les principes de sélection qui gouvernent l'évolution biologique, les gens ne se rappellent que de la science, et, à moins d'être historiens, oublient tout le reste. Ici Staal remarque à juste titre que c'est le procédé de sélection qui fait la science. Dans le cas des sciences naturelles, la confrontation avec la réalité et la critique sont deux facteurs cruciaux dans ce procédé de sélection. Le second des deux, la critique, est présent dans l'histoire de la philosophie indienne, et l'on pourrait argumenter que c'est cela qui en fait de la philosophie, plutôt qu'une simple collection de croyances transmises. De cette façon, la comparaison avec la science moderne nous inspire à poser des questions semble-t-il importantes concernant la philosophie indienne. La science moderne, de par sa nature même, est en mouvement constant. Des positions sont adoptées, critiquées et souvent subséquemment rejetées. Il serait hors de propos de dire que la science moderne est statique. La philosophie indienne, d'autre part, est souvent décrite comme statique: un nombre d'écoles limité est représenté comme défendant quelques positions rigides et quasiment immuables. Si, comme on l'a suggéré plus haut, la dynamique qui est à l'auvre dans la philosophie indienne est par certains aspects semblable à celle qui actionne la science moderne, comment peut-on donc avoir cette opinion de la philosophie indienne? Souvenons-nous que sous aucune de ses formes la philosophie indienne n'a recherché systématiquement la confrontation avec la réalité qui caractérise la science moderne. Ceci implique qu'une fois qu'un système cohérent et défendable avait été créé, aucune nouvelle impulsion vers un changement n'allait venir de cette direction. Les systèmes auraient beau continuer à ergoter sur des détails, aucun d'entre eux ne se sentirait plus obligé de réviser ses doctrines de fond en comble sous la pression des critiques dirigées contre lui. Des développements additionnels pourraient encore se produire, mais ils concerneraient soit des détails de ce genre, ou alors ils seraient des réactions à des influences qui ne sont pas strictement philosophiques, mais, par exemple, avant tout religieuses. La partie la plus dynamique de l'histoire de la philosophie indienne est de ce fait la période durant laquelle les positions classiques des différentes écoles furent élaborées et discutées, et qui est donc, au sens strict, préclassique. Cette distinction entre classique et préclassique devrait être prise dans un sens aussi vague que possible. La date à laquelle les positions classiques sont fixées varie d'une école à l'autre, et même à l'intérieur des courants de pensée isolés, suivant la position classique dont on parle. Il est aussi important de se rappeler que tous les participants du débat en cours, qui constitue l'histoire de la philosophie indienne, ne sont pas entrés dans le débat au même moment. Il est probable qu'à tout moment de l'histoire intellectuelle de l'Inde, il y avait, outre les penseurs qui défendaient leurs positions contre la critique des autres, ceux qui ne s'intéressaient pas à cette interaction avec des gens qui appartenaient à des courants différents. De nombreux, peut-être la plupart des brahmanes sacrifiants, des ascètes pratiquants, et des adeptes de cultes divers n'ont peut-être jamais recherché une comparaison systématique de leurs croyances avec celles des autres, et ont 7. Staal, 1994: 2917. 8. Collins (1998: 534) décrit le processus scientifique comme suit: "La science est basée sur des rivalités et des controverses lorsqu'un sujet est au premier rang de la recherche. A la longue, ces controverses sont résolues, et les positions perdantes sont abandonnées. A ce moment, la position gagnante est considérée comme une connaissance sûre, alors que le domaine de la recherche passe à une controverse sur quelque chose d'autre." La raison du consensus concernant les résultats précédents est donnée à la p. 535: "La science atteint un consensus social parce que le front de la recherche continue à avancer, et qu'il est plus facile de se faire une réputation la plutôt qu'en se cramponnant à des vieilles controverses." Page #5 -------------------------------------------------------------------------- ________________ ÉTUDES DE LETTRES 202 peut-être fait sourde oreille envers la critique". Cela n'implique pas que nous pouvons faire une distinction étanche entre philosophes et non-philosophes dans l'Inde ancienne et classique. Il y a des raisons pour penser que les échanges d'opinions dans l'arène philosophique ont exercé une certaine attirance sur des individus et des courants qui étaient à l'origine en-dehors de celle-ci. Il semblerait que plusieurs mouvements religieux n'aient rejoint le débat philosophique et n'aient systématisé leurs vues qu'à un stade relativement tardif. C'est-à-dire qu'ils ont existé, pendant un certain temps, se préoccupant de leurs propres affaires, jusqu'au jour où un, sinon plusieurs, de leurs membres ont décidé qu'il était temps de présenter leurs vues à ceux du dehors, les rendant digestes à ces derniers et par là même défendables contre leurs attaques. Le Saivisme du Cachemire est un exemple d'un tel mouvement religieux qui est venu tard sur la scène philosophique. Raffaele Torella a montré dans une publication récente (1994: Introduction) comment cette école initialement obscure du Saivisme a réussi, à partir du xe siècle de notre ère, à émerger à ciel ouvert et à échapper à un cercle d'adeptes restreint, grâce aux efforts d'une série de penseurs remarquables parmi eux Somānanda et Utpaladeva. Ces penseurs ont accompli différentes tâches; Torella mentionne l'exégèse des textes sacrés, la reformulation de leur enseignement et l'organisation et la hiérarchisation de leurs contenus, extrayant un enseignement homogène bien que varié des textes différents; le purgeant, sans changer sa nature essentielle, de tout ce qui ne pouvait pas être proposé à un cercle plus large en d'autres termes, de tout ce qui devait créer trop de résistance en atténuant les points plus tranchants ou en éliminant tout aspect vraiment concret, et finalement en le traduisant en un discours dont les catégories étaient partagées par les destinataires, et en s'engageant dans un dialogue qui ne craindrait pas de confronter des doctrines rivales. Autrement dit, cette école du Saivisme du Cachemire n'a rejoint la tradition rationnelle de l'Inde qu'à une date aussi tardive que le 10e siècle, bien que l'on sache qu'elle a existé comme mouvement religieux bien avant cette époque. Le Jaïnisme est un autre exemple. Ce mouvement religieux est aussi ancien, sinon plus, que le Bouddhisme. Mais pendant longtemps, ce mouvement n'a eu "aucune place pour des développements consistants de la pensée, ou pour 'l'érection d'un édifice doctrinaire 9. Pour une étude récente de la nature 'primitive' de la vénération bouddhique des reliques, voir Sharf, 1999. POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 203 uniformément compact'10". Ce n'est qu'à partir d'Umāsväti et Kundakunda sur l'individualité desquels les savants, soit dit en passant, ne sont pas d'accord-que des efforts soutenus sont accomplis pour systematiser la doctrine jaïna. Il ne s'agit certainement pas d'une coïncidence si nous trouvons dans les écrits de ces auteurs plus que de simples positions canoniques revêtues d'une forme systématique. Avec eux, des éléments doctrinaux qui existaient certes, mais dans des courants de pensée différents, trouvent leur entrée dans le Jaïnisme". Cette élaboration doctrinale ne vise pas uniquement ou en premier lieu une audience laïque pour justifier la position laïque de cette dernière et pour la placer sur l'échelle' sotériologique, comme on l'a maintenu12. C'est la conséquence, ou même la condition sine qua non inévitable, du fait que le Jaïnisme a rejoint le courant intellectuel dominant de l'Inde classique, qui impliquait l'ouverture à la critique des autres. Une histoire complète de la philosophie indienne à la lumière de sa logique interne est un désidératum qui se fera peut-être attendre encore longtemps. Toutefois, nous pourrions nous demander à quoi elle devrait ressembler. En ce qui concerne l'histoire de la science, Peter 10. Johnson, 1995: 79, se référant à Frauwallner; cf. Frauwallner, Gesch.d.ind. Phil 2 p. 292 s. 11. Par ex., les catégories du Vaišeșika (?), la nature de l'âme, la connaissance de l'âme en tant que condition pour la délivrance, les deux niveaux de vérité, l'internalisation de la renonciation. Il est possible que le passage du prakrit au sanskrit ait accompagné cette transition; cf. Alsdorf, 1977: 3: "[Dans la transition des Curnis prakrites aux Tikās sanskrites] on remarque une nette tendance à la modernisation: les traits archaïques et primitifs de la Curni sont supprimés et remplacés par une érudition qui emprunte ses outils et ses armes à l'arsenal de la connaissance brahmanique, par ex. le Nyaya. Le récit traditionnel des Sept Schismes en est un bon exemple. Pour chacun d'entre eux, il y a un vieux kathanaka prakrit qui fournit une réfutation de la doctrine hérétique sous la forme primitive d'une histoire anecdotique qui démontre plus ou moins drastiquement sa sottise. Les Tikās gardent les kathanakas prakrits tels quels, mais les élèvent au nivean scientifique plus élevé de leur temps en y insérant des réfutations théoriques savantes en sanskrit, prouvant leur familiarité avec la philosophie contemporaine." Puis Alsdorf continue: "Je n'ai guère besoin d'ajouter que ce sont précisément ces traits archaïques, que les Tīkās suppriment sous prétexte qu'ils sont désuets ou primitifs, qui peuvent être d'un intérêt particulier pour celui qui étudie la pensée indienne ancienne." Peut-être faudrait-il plutôt dire que ces traits nous disent quelque chose sur le processus de pensée qui n'est pas systématiquement exposé à la critique des autres et qui n'est pas en soi plus ancien ou plus tardif que d'autres formes de pensée. 12. Johnson, 1995: 81; Dundas, 1997. Page #6 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 204 ÉTUDES DE LETTRES POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 205 Munz (1985: 257 s.) a suggéré qu'elle devrait être bipartite. Il remarque qu'il y a d'une part l'histoire des conjectures dues au hasard et d'autre part l'histoire du processus de sélection. On pourrait appliquer un schéma bipartite semblable pour écrire l'histoire de la philosophie indienne. Il est certain qu'il y a des différences importantes. Dans l'histoire de la philosophie indienne, tout comme dans la science moderne, le processus sélectif est en marche. Ce processus est relativement restreint comparé à la science moderne, parce que la philosophie indienne ne permet que rarement une confrontation systematique avec la réalité. Mais il y avait la critique impitoyable émanant des penseurs des autres écoles, et, par conséquent, l'attitude critique des penseurs envers leurs propres idées. A quoi cela a-t-il mené? A l'acceptation de positions qui pouvaient être considérées comme des solutions à des problèmes perçus. Comprendre les positions et les doctrines spécifiques de la philosophie indienne signifie souvent, par conséquent, être conscient des problèmes que ces positions et doctrines étaient censées résoudre. Une histoire idéale de la philosophie indienne nous présentera les deux: les solutions fournies par les textes, ainsi que les problèmes et les défis intellectuels qui ne sont pas toujours spécifiés dans les textes. Afin d'illustrer ma revendication précédente, à savoir que les penseurs indiens ont développé quelques positions frappantes pour répondre à des situations problématiques d'un genre intellectuel, je vais brièvement discuter deux cas de penseurs qui ont, semble-t-il, cru qu'ils n'avaient pas besoin de la tradition pour découvrir la vérité sur le monde. Ces cas, bien qu'ils soient exceptionnels dans l'histoire de la philosophie indienne, montrent que les défis intellectuels ne sont pas seulement responsables de développements doctrinaux particuliers dans certaines écoles, mais peuvent à l'occasion être responsables de philosophies entièrement nouvelles. Il semble que par deux fois au moins dans l'Inde classique, on créa une philosophie qui s'efforça d'être indépendante de toute tradition. Une de ces philosophies ainsi créées, le Vaišeşika, devint bientôt une tradition elle-même, à laquelle les penseurs postérieurs ont pu appartenir et qu'ils essayérent de défendre contre la critique. L'autre, la philosophie du Moksopāya, fut bientôt représentée dans un texte augmenté connu sous le nom de Yogavasishacomme une sagesse révélée, communiquée par le sage Vasistha au héros épique Räma. Mais la destinée ultérieure de ces deux philosophies ne change rien au fait que leurs formulations initiales semblent avoir été des tentatives de se passer du soutien de la tradition. Cela ne signifie pas que ces deux philosophies sont des constructions entièrement nouvelles, sans connexion avec rien de ce qui se passait intellectuellement au moment de leur création. Bien au contraire, nous verrons que les deux peuvent être comprises comme des réponses à des défis intellectuels qui étaient d'actualité à leurs époques respectives. Je puis être bref en ce qui concerne le Vaiseşika, car j'ai déjà exprimé mes vues sur sa création dans une autre publication. Le système Vaišeşika, comme j'en ai argumenté, est dans une grande mesure construit autour de quatre idées fondamentales - que j'ai nommées des axiomes - qui peuvent être décrites comme suit: 1) le Vaišesika se base sur l'hypothèse qu'une énumération complète de tout ce qui existe est possible, et de fait, il offre une telle énumération; 2) les objets composites existent par eux-mêmes, à part de leurs parties constituantes; 3) il y a une correspondance directe entre les mots et les choses, avec la conséquence que certaines choses doivent exister parce qu'il existe un mot qui les désigne; 4) le monde est caractérisé par un atomisme spatial et temporel. Ces quatre axiomes, comme je l'ai montré, ont des parallèles proches dans une école de pensée bouddhique qui existait déjà avant le Vaisesika et qui se nomme Sarvāstivāda. Là aussi, nous trouvons une énumération complète de tout ce qui existe-même si les éléments énumérés par cette école sont entièrement différents de ceux qui sont énumérés dans le Vai esika. Là aussi, nous trouvons la conviction que le monde est caractérisé par un atomisme spatial et temporel. Et là aussi, nous rencontrons l'opinion selon laquelle les objets qui constituent le monde phénoménal correspondent aux mots du langage. Il est vrai que le Sarvāstivāda n'accepte pas que ces objets existent vraiment, mais c'est parce que ces Bouddhistes adhérent à une position qui est exactement à l'opposé du second axiome du Vaiseşika: là où le Vaišeşika maintient que les objets composites existent par eux-mêmes, à part de leurs parties constituantes, le Sarvāstivāda maintient que les objets composites n'existent pas seules les parties constituantes existent. 13. La philosophie de Dignāga pourrait constituer un troisième exemple: la contribution de Leonard van der Kuijp au colloque de Leiden allait dans ce sens. Voir également Bronkhorst, 1999: $11.17. 14. Bronkhorst, 1992. Page #7 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 206 ÉTUDES DE LETTRES POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 207 Comme j'en ai argumenté dans cette même publication, la manière la plus simple d'expliquer la présence de parallèles si proches dans le Vaisesika et dans le Sarvästivāda, c'est de supposer que le Vaišesika fut créé en réaction contre l'école bouddhique. Alors que le Sarvästivāda prétendait préserver les enseignements du Bouddha, le Vaišesika, lui, ne pouvait prétendre rien de tel. Le Vaiseșika en vint à être catégorisé comme une école de pensée brahmanique, qui respectait donc l'autorité du Veda, et il se peut bien qu'il ait été créé par un brahmane védique; nous n'en savons rien. Rien dans les parties les plus essentielles et distinctives de sa philosophie n'est védique, ni d'ailleurs basé sur un quelconque autre enseignement traditionnel. Le plus plausible, c'est que quelqu'un, peut-être un brahmane védique, l'a formulé tout simplement pour être capable de rendre la monnaie de leur pièce à tous ces penseurs bouddhistes qui promouvaient la philosophie Sarvāstivāda. Il va sans dire que cette opinion sur l'origine du Vaisesika, si l'on présume qu'elle est correcte, ne répond pas encore à toutes les questions possibles. Est-ce que le créateur du Vaišeşika acceptait six catégories, comme l'école classique, ou seulement trois, ou un autre nombre, peut-être dix, ou sept, comme certains penseurs de l'école le maintiennent? Dans quelle mesure utilisait-il des idées qui existaient déjà avant lui? Il reste un grand travail à faire avant de pouvoir répondre à ces questions, et à bien d'autres encore, si l'on y arrive jamais. Mais une chose est sûre: les systèmes philosophiques ne poussent pas sur les arbres; ils ne se produisent pas par une espèce de croissance organique, mais seulement par les efforts intellectuels d'un individu ou peut-être de quelques individus. Lorsque nous sommes confrontés à un système philosophique, comme dans le cas du Vaišeşika, nous pouvons être certains que quelqu'un, à un moment spécifique, a pour la première fois créé ce système. Ce qui s'est passé avant cette personne, quels matériaux elle a pu incorporer dans le système, tout ceci appartient à la préhistoire de ce système, qui peut être éclairée par ce que Wilhelm Halbfass a appelé l'archéologie du système Vaišesika. Il est possible que le vrai créateur du système Vaišeşika ait utilisé ces matériaux, mais il ne semble pas avoir adhéré de façon consciente à une tradition intellectuelle existante. Tout au contraire, il en créa une nouvelle. Toutefois, pour comprendre ses liens avec ce qui s'est passé avant lui, nous devons tenir compte du fait que le créateur du système Vaišesika semble avoir réagi à un défi intellectuel auquel il était confronté sous la forme d'un développement particulier de la philosophie scolastique bouddhique. Il a rejeté la philosophie bouddhique et créé à la place sa propre philosophie, mais non sans adopter un certain nombre des présuppositions sous-jacentes de la philosophie qu'il rejetait. Venons-en maintenant au Moksopāya, qui est contenu dans le Yogavasistha. Selon Walter Slaje (surtout 1994), qui s'est abondamment penché sur cette question, le Moksopāya était le noyau original autour duquel le Yogavāsistha s'est développé7. La position de l'auteur du Moksopaya original est exprimée dans les termes suivants: "Même lorsqu'il a été composé par un être humain, un traité doit être accepté s'il enseigne sur la base d'arguments (yukti). D'autre part, [tout le reste devrait être abandonné, même si cela dérive des 'voyants' (rsi). Il faut adhérer exclusivement aux règles de la logique (nyaya). Les énoncés étayés par des arguments (yukti) doivent être acceptés même émanant d'un enfant. Tout) le reste devrait être abandonné comme de l'herbe [inutile), même si cela a été proféré par (le dieu) Brahmä "Et encore: “Jamais, et en aucun cas, on ne devrait être satisfait de l'auteur d'un traité; on devrait être satisfait du contenu d'un traité, (à condition qu') il fournisse une expérience étayée par 15. Netz (1999: 273) argumente de façon semblable que l'histoire ancienne des mathématiques grecques fut catastrophique, et non graduelle: "La croyance que l'histoire ancienne des mathématiques grecques fut graduelle revient à formuler l'hypothèse que plus on remonte haut, plus rudimentaires sont les niveaux pre-euclidiens que l'on rencontre.... Nous devrions imaginer que les gens de couvrent graduellement le livre 1 des Elements d'Euclide: la première proposition prendrait quelques années, disons, et ensuite de nouvelles propositions seraient découvertes une à une, environ chaque année, jusqu'à ce que le livre en tier soit découvert, jetant ainsi les bases pour de nouveaux développements. Ceci est impossible. Quel qu'ait été le premier acte de communication contenant la connaissance des mathématiques grecques, il contenait quelque chose qui valait la peine d'être communiqué... Et à la p. 275: "De toute évidence, les mathématiques apparaissent soudainement, dans leur pleine vigueur. C'est aussi ce à quoi nous devrions nous attendre a priori." 16. Cf. Halbfass, 1992: 75 s. 17. Staje fait l'observation suivante sur la date du Moksopaya original (1994: 56): "Avec son illusionnisme concernant la théorie de la connaissance et son enseignement de la non-naissance du monde phénoménal (adtatva), il se pourrait - historiquement parlant que cette cuvre constitue une voie parallèle à Gaudapáda (env. 500), au Lankavatārasutra, et à Mandana (env. 700)." 18. YogV 2.18.2-3. api puurusam, ūdevam sastram ced yukribodhakam/ anyar iv, aryam api yayam, bhavyam nyayatkasevina// yukriyuktam wpadeyam vacanam balakad api/ anyar Irnam iva tajyam, apy uktam padmajanmanäll. Cf. Slaje, 1994: 167. Page #8 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 208 ÉTUDES DE LETTRES POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 209 des arguments (yukti) "9" Ces passages, et bien d'autres encore, nous permettent de conclure que l'auteur du Moksopāya était d'avis que sa position philosophique n'était pas basée sur l'autorité traditionnelle, mais étayée par les arguments présentés dans son texte. Cela ne signifie pas nécessairement qu'il prétendait avoir créé une philosophie entièrement nouvelle -- en fait il ne le fait pas mais il estimait certainement que toute personne suffisamment informée sur le monde et tenant sérieusement compte des arguments concernés, arriverait à la même philosophie que lui-même, tout à fait indépendamment de la tradition à laquelle elle pouvait appartenir. Quelle est donc cette position philosophique? L'auteur du Moksopāya enseigne un illusionnisme subjectif, qui nie l'existence d'un monde réel et doué d'une existence objective?! Le monde n'est rien d'autre qu'une imagination, même le dieu créateur Brahmā n'est pas plus réel que le modèle dans l'esprit d'un peintre??. La seule chose qui existe, c'est la conscience. Quels sont les arguments qui sont censés étayer cette position? Walter Slaje - auquel nous devons notre compréhension du Moksopāya comme texte indépendant - dédie une section de son livre ($ 5.2.3; p. 254-272) à cette question, mais ne trouve que peu de choses que nous appellerions normalement des arguments?'. C'est ce qu'il remarque dans le passage suivant (1994: 257): "La méthode d'argumentation (yukti) qui prépare la compréhension correcte du point de vue philosophique (siddhanta) du Yoga-]V[äsiştha) consiste surtout en exemples (drspanta) sous forme d'histoires (akhyana, katha)." Mais il n'y a que peu de passages dans le Yogavāsiştha qui identifient explicitement des histoires avec des arguments. Slaje cite des passages de la littérature bouddhique qui relient des histoires et des arguments. Le Saddharmapundarika, par exemple, dit: "Ces meilleurs des hommes ont tous révélé la plupart des lois sacrées au moyen d'illustrations, de raisons et d'arguments, avec plusieurs centaines de preuves d'habileté2s." Et le Lankávatāra Sutra dit: "Qu'estce qu'une proposition, un enseignement établi par la conjonction de la raison et de l'illustration...26". Toutefois, si ces deux passages bouddhiques juxtaposent les illustrations (drstanta) et les raisons (hetu. karanahetu), ils ne les identifient pas. Slaje cite encore un passage du Yogavāsistha, qui définit un drsanta comme une chose ou une situation déjà connue, qui, en tant que (moyen) auxiliaire pour atteindre cette connaissance, provoque la connaissance d'un objet ou d'une situation encore inconnus 27. Il en conclut fort justement que l'illustration n'est pas un moyen de connaissance valide (pramana) dans le Moksopāya, mais un simple auxiliaire (upakära). A nouveau, la question se pose de savoir si ces simples auxiliaires constituent les arguments dont dépend l'acceptation de l'idéalisme. Malgré les efforts de Slaje pour comprendre yukri dans le sens de drstanta, on peut demeurer sceptique. Une des raisons principales est que yukti ne signifie pas normalement drstänta. Une raison encore plus importante est que des arguments en faveur de l'idéalisme existent: certains sont contenus dans le texte même du Moksopaya-Sastra, d'autres sont exposés dans d'autres cuvres Un argument récurrent dans le Yogavāsiştha est que le monde ne peut pas être l'effet de quelque chose d'autre, parce que le monde n'a pas de cause, donc il n'existe pas. "Il n'existe pas d'effet de quelque chose qui n'a pas de cause", "Le monde n'est pas l'effet de quoi que 19. YogV 7.103.45: sästrakartari rantavya na kadacana kutracit/sästrartha eva rantavam yukriyuktanubhüridell. Cette lecture est celle que Slaje (1994: 165) a adoptée sur la base d'une évidence manuscrite supplémentaire. Lorsque c'est possible, j'utiliserai les lectures acceptées par Slaje dans son livre Vom Moksopāya-Sastra zum Yogavāsistha Mahārāmāyana (1994), ou dans ses éditions de la Moksopāyatikā de Bhāskarakantha (1993, 1995, 1996). Je suis également Slaje en référant à l'Uttarardha du livre 6 comme au livre 20. Slaje, 1991: 160 s. 21. Par ex. YogV 6.95.16 (Slaje, 1994: 260 n. 230): jagadadi na vidyate. 22. YogV 3.2.55: yatha citrakrdantaksha nirdeha bhati putrika/ tathaiva bhasate brahmä сidākāšācchararijanam // (Slaje, 1994: 198). 23. Cf. Hulin, 1987:9: "On ne trouvera guère ici d'argumentation logique, pas de démonstrations ni de réfutations proprement dites." 24. YogV 7.210.33ab pourrait être un de ces passages (asambhavadanyayukter yuktir esaiva sobhand). Slaje (1994: 267) le rend comme suit: "Parce qu'une autre argumentation (que celle qui compare avec les réves) n'est pas possible, seule cette argumentation a de l'éclat. Toutefois, le contexte qui précéde ce vers ne semble pas permettre de conclusion précise quant au sens voulu de yukti. 25. Saddharmap(V) vers 2.72 p. 33: sarvehi tehi purusottamehi prakäsita dharma bahüvisuddhah drsntakaih karanahetubhis ca upayakausalya atair anekaih/l. Tr. Kern, 1884: 49. 26. Lankav(V) vers 2.69cd p. 14: drsantaherubhir yuktah siddhanto ... Tr. Suzuki, 1932: 28. 27. YogV 2.18.50: yenehānanubhülerthe drstenarthena bodhanam/ bodhopakaraphaladam tam drsantam vidur budhah/l. Pour l'interprétation de bodhopakaraphalada, voir Slaje, 1994: 259 n. 222. Slaje, 1993: 146 lit dans le pada b: drstenarthavabodhanam, 28. Scherrer-Schaub, 1981. 29. YogV 6.94.63 (Slaje, 1994: 260 n. 231): na karanam yasya karyasya, ... tan násti. Page #9 -------------------------------------------------------------------------- ________________ ÉTUDES DE LETTRES ce soit, parce qu'il n'a pas de cause." Pourquoi n'a-t-il pas de cause? Parce qu'il ne reste rien après la destruction cosmique qui précède chaque nouvelle création: "Un effet se produit d'une cause, pas autrement; ceci est certain. Lorsque tout a cessé dans les mondes, il ne [reste] aucune cause pour une [nouvelle] production3." Il est dit de façon répétée que quelque chose qui existe ne peut se produire de quelque chose qui n'existe pas, et vice versa32. La raison qui est donnée est que si une chose se produit d'une autre, elle est identique avec cette dernière33. Le monde doit s'être produit de rien, ce qui est impossible, donc il ne peut être réel34; ou alors il faudrait dire qu'il ne s'est pas produit du tout35. Et ce qui ne s'est pas produit au début ne peut pas exister maintenant, et ne peut pas non plus être détruit36. Un élément important dans cette chaîne de raisonnement est que la destruction périodique de l'univers est totale, si bien qu'il ne survit rien qui puisse être la cause de la prochaine création: "Lorsque la grande destruction [du monde] se produit, il ne reste rien. Tout ce qui reste, c'est Brahma, qui est paisible, dépourvu de vieillesse et de limitations, pure conscience libre d'objets de pensée37." Ce passage introduit la notion de Brahma. Brahma est conscience pure et ne change jamais. En tant que tel, il n'est pas détruit au moment de la destruction uni 210 30. YogV 6.95.17ab (Slaje, 1994: 260 n. 231): käraṇābhāvataḥ karyam na kasyacid idam jagat, 7.190.29ab (Slaje, 1994: 204): käranäsambhavad ādāv evotpannam na kimcana. 31. YogV 7.190.15 (Slaje, p. 204): käraṇāj jāyate kāryam, nanyathety eva niscayaḥ/sarvopaśāntau jagatām, utpattau nästi käranamll. 32. Par ex. YogV 3.1.26cd; 3.7.38ab (= 36ab dans Slaje, 1995: 111): näsato vidyate bhavo nabhävo vidyate sataḥ; 3.11.15: kāraṇābhāvatah karyam nedam tat kimcanoditam/yat tat karanam evästi tad evettham avasthitam/l." 33. YogV 3.3.12cd (Slaje, 1994: 204): yad yatas tat tad eveti sarvair evänubhūyate. 34. YogV 3.20.20ab: asatyad yat samutpannam smrtyā nāma tad apy asat, 3.21.15cd: käranäbhāvato bhati yad ihābhātam eva tat. 35. YogV 3.13.15cd: evam na jayate kimcij jagaj jātam na lakṣyate. 36. YogV 3.7.42ab (= 40ab dans Slaje, 1995: 113): adav eva hi notpannam yat tasyehästitä kutah; 3.4.76ab: idam adav anutpannam sargadau, tena nasty alam; 3.14.1: ittham jagadahamtādidriyajātam na kimcanal ajatatvāc ca nasty eva yac casti param eva tatll; 7.168.30: jayate sünyam evedam, sünyam eva ca vardhate/ na tv asunyatayatyantam śünyam eva ca nasyati (Slaje, 1994: 197 n. 3); 3.11.13 (= 15 dans Slaje, 1995: 178): adav eva hi yan nästi kāraḥāsambhavät svayam/ vartamane 'pi tan nästi näśaḥ syät tatra kidṛśaḥll. 37. YogV 3.2.36-37a: mahapralayasampattau na kimcid avasisyate! brahmaste santam, ajaram, anantatmaiva kevalam// cetyanirmuktacinmatram.... / (Slaje, 1994: 199-200). POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 211 verselle, et il est la seule chose' qui existe38. La réalité phénoménale n'est rien d'autre que ce qui est imaginé par cette conscience éternelle. "Si les trois mondes n'étaient pas l'apparence de simples perceptions (jñapti), comment pourrait-il y avoir une [nouvelle] création de l'eau qui a été détruite [à la fin d'Jun mahakalpa; comment le feu, le vent, et la terre se produiraient-ils?39" Il ne peut subsister aucun souvenir d'une période du monde précédente, parce que même les dieux suprêmes obtiennent une délivrance désincarnée pendant l'intervalle40. Et non seulement les dieux suprêmes, mais tous les êtres vivants sont délivrés à ce moment: "Lors de la grande destruction précédente, il est bien connu que les anciens [dieux] Brahmä, etc., ont obtenu la délivrance et sont forcément devenus un avec Brahma. Qui pourrait donc se souvenir de [la période du monde] précédente?... Puisque la mémoire a perdu tout support en raison du fait que la personne qui la possédait a été délivrée, alors, vu que le possesseur de la mémoire n'existe [plus], comment cette mémoire pourrait-elle se produire [à nouveau]? Car dans un mahakalpa, tous participent forcément à la délivrance41." Puisque Brahma (ou Brahma?) est pensée pure et n'est pas constitué des éléments terre, etc., de même, ce monde qui se produit de Brahma ne peut être autre chose que pure pensée, car une chose qui se produit d'une autre est identique à cette dernière42. Puisqu'un effet est tout comme sa cause, l'univers est tout comme le suprême Brahma43. On ne peut pas même 38. YogV 3.54.9-10b: mahapralayasampattau sarvarthastamaye satil anantākāśam āśāntam sad brahmaivavatisthatell tac cidrüpataya tejaḥkano 'ham iti cetatil. 39. YogV 7.159.43c-44 (Slaje, p. 207-208): na jñaptimatrakacanam yadi syad bhuvanatrayam// tan mahäkalpanaṣtänäm srstiḥ syät katham ambhasam/ katham agneḥ, katham vayoḥ, satta bhümeḥ katham bhavet!!. 40. YogV 3.40.35: mahati pralaye rama sarve hariharadayaḥl videhamuktatam yanti smrteh ka iva sambhavaḥll. 41. YogV 4.3.6-8: pranmahāpralaye, präjña, pūrve brahmadayaḥ pura/ kila nirvāṇam āyātās te vasyam brahmatām gataḥll präktanyaḥ kaḥ smrteḥ smartā tasmat, ... smrtir nirmülatām yātā smartur muktataya yataḥll atah smartur abhāve så smṛtiḥ kodetu kim katham! avasyam hi mahakalpe sarve mokṣaikabhaginaḥ (Slaje, 1994:200). 42. YogV 3.3.25 (= 25 dans Slaje, 1995: 45): manomatram yadā brahmā na pṛthvyādimayatmakaḥl manomatram ato visvam yad yatas tad tad eva hill (Slaje, 1994: 204 n. 23). 43. YogV 3.3.27cd & 28cd (= 27cd & 28cd dans Slaje, 1995: 47): yadṛśam kāraṇam suddham karyam tadrg iti sthitam!!... yadrg eva param brahma tādṛg eva jagattrayam// (Slaje, 1994; 205); 3.13.10ab: yad bijam tat phalam viddhi Page #10 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 212 ÉTUDES DE LETTRES POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 213 dire qu'il y a une relation de cause à effet entre Brahma et le monde, puisqu'il n'y a pas de causes auxiliaires. Un élément central de ces arguments est que le monde n'existe pas parce qu'il n'a pas de cause. En soi, cet argument ne semble pas très convaincant. Pourquoi le monde ne serait-il pas né de rien? Pourquoi devrait-il avoir une cause? Ces questions nous rappellent une discussion qui a préoccupé les esprits de pratiquement tous les philosophes de la première partie du premier millénaire. Ils se préoccupaient tous de savoir si, et si oui, comment, quelque chose peut se produire. Certains, surtout les adeptes du satkāryavāda, estimaient que, d'une certaine manière, les choses ne se produisent pas, parce qu'elles sont déjà présentes dans leurs causes. De même, le Yogavāsiştha nie que le monde s'est produit, mais rejette le satkāryavāda. Il rejette la position selon laquelle l'univers, bien qu'il ne soit pas manifesté durant la periode intermédiaire entre deux périodes du monde, est néanmoins présent sous une forme non manifestée. On trouve cette idée dans le passage suivant, ou Vasistha répond à une question que Räma soulève: "(Rāma:) D'autres (pensent] que lorsqu'un mahakalpa s'achève, le (monde) visible est présent comme le germe dans une graine; dismoi, renaît-il de ce même (substrat]? Seigneur, dis-moi clairement et en vérité, afin d'écarter les doutes de tout un chacun, si ceux qui pensent ainsi sont ignorants ou sages. (Vasistha:) Celui qui prétend que ce [monde) visible est présent pendant la grande destruction comme un germe dans une graine, il est complètement ignorant et commet une stupidité". "La position du Yogavāsiştha, comme Slaje le montre justement, est plus proche de celle que l'on trouve dans la Gaudapā. dakārikā, aussi connue sous le nom de Agamaśāstra et attribuée à un auteur nommé Gaudapāda. On y trouve non seulement une critique similaire du satkāryavāda, mais aussi l'acceptation du soi-disant ajā tivāda, la position selon laquelle rien n'est produit. Comme nous l'avons vu, il s'agit d'un aspect important de la philosophie du Moksopāya. La relation précise entre le Yogavāsistha et la Gaudapā. dakārikā reste peu claire, et Slaje nous a annoncé une étude qui traitera de cette question. Toutefois, la Gaudapādakārikā est particulièrement intéressante dans ce contexte, parce qu'elle mentionne de façon explicite un argument essentiel qui demeure d'habitude implicite dans le Yogavāsistha. Prenons le passage suivant de la Gaudapādakārika: "Délibérant entre eux, certains docteurs admettent que quelque chose d'existant se produit; d'autres, tout aussi) intelligents, (pensent que quelque chose de non existant (se produit). Rien de ce qui existe ne se produit, et rien de ce qui n'existe pas ne se produit; délibérant ainsi, les défenseurs proclament que rien ne se produit. Nous acceptons la position qu'ils proclament, que rien ne se produit. Nous ne débattons pas avec eux, écoute pourquoi il n'y a pas de débatt." Ce passage contient un argument, à savoir: "Rien de ce qui existe ne se produit, et rien de ce qui n'existe pas ne se produit." On trouve cet argument dans toutes sortes de textes de l'Inde classique, qui en tirent des conclusions différentes Le premier usage de cet argument - du moins, le premier qui nous soit parvenu est attesté dans la Mulamadhyamakakārikā de Nägarjuna. Il y revêt la forme suivante: "Si une entité non produite se trouvait quelque part, elle pourrait être produite. Puisque cette entité n'existe pas, qu'est-ce qui est produit?"" Nagarjuna en conclut que rien n'existe", d'autres en concluent qu'une chose existe avant de se produire (c'est le soi-disant satkāryavāda), et d'autres encore ont trouvé d'autres solutions. La Gaudapādakärikä сonclut de cette situation que rien ne se produit, mais sans maintenir que rien n'existe. Le Yogavāsistha présente également la position que rien ne se produit, sans maintenir que rien n'existe (car Brahma existe), Est-il possible qu'il base cette position sur le même argument? tasmad brahmamayam jagar; 3.18.18cd: na hi karanatah karyam udety asadrśam kvacit (Slaje, 1994: 80). 44. YogV 3.21.37; na brahmajagatām asti karyakaranatodayah/ karananam abhāvena sarvesām sahakārinām/l; 3.3.28 (Slaje, 1994: 204-205; = 28 dans Slaje, 1995: 47); karyakaranată tv atra na kimcid upapadyatel yadrg eva param brahma, tādrg eva jagartrayam/l. 45. YogV 4.1.19-21: (Rama:) mahākalpaksaye dryam āste bija ivankurah/ pare, bhủya udety etat tata eveti kim, vadallevambodhäh kim ajnah syur, utajna iti ca sphutam/ yathāvad bhagavan brūhi sarvasamsayaśāntayell (Vasistha:) idam bije inkura iva drsyam aste mahāksaye/ brüte yah, param ajnarvam etartasyästi saišavam// (Slaje, 1994:203 n. 22) Il se peut que l'attribution de certaines parties du texte à Vasistha et à Rāma soit un trait qui fut introduit pendant le premier remaniement du Moksopaya original; voir Slaje, 1994: 57 s, 142 s. 46. Voir Slaje, 1994: 197 n. 3. 47. GK 4.3-5:bhūtasya jätim icchanti vadinah kecid eva hil abhūtasyāpare dhira vivadantah parasparamil bhūtam na jāvate kincid abhūtam naiva jāyatel vivadanto 'dvayā hy evam ajătim khyapayanti tell khyāpyamanam ajārim tair anumodămahe wayam/vivadāmo na taih sārdham avivadam nibodhatall. 48. MadhK(de]) 7.17: yadi kaścid anutpanno bhāvah samvidyate kvacillutpadyeta sa kim tasmin bhāve utpadyare 'satill. 49. Oetke, 1991, qui contient des références à des articles plus anciens du même auteur Page #11 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 214 ÉTUDES DE LETTRES POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 215 Ici nous devons d'abord nous pencher sur la question suivante, à savoir si l'argument de la Gaudapădakärikā, qui soutient sa conclusion que rien ne se produit, est bel et bien un argument. Quelle est la logique qui sous-tend l'énoncé que rien de ce qui n'existe pas ne peut se produire? N'est-il pas évident que seules les choses qui n'existent pas encore se produisent? Qu'y a-t-il à redire à cela? Le fait même que ce genre d'argument est utilisé par toutes sortes de penseurs pour justifier des conclusions diverses suggère que cette énonciation doit se comprendre à la lumière d'une presupposition que les textes philosophiques ne formulent pas toujours explicitement. Comme j'en ai argumenté ailleurs, on peut décrire cette presupposition à peu près comme suit: "les mots d'un énoncé correspondent un à un aux choses qui constituent la situation décrite par l'énoncés." S'il est compris à la lumière de cette presupposition, l'énoncé 'La cruche se produit' décrit une situation qui consiste en une cruche et en l'activité de se produire. Autrement dit, la cruche doit exister afin de se produire. Mais il est évident qu'une cruche existante ne peut se produire, et qu'une cruche non existante ne peut pas non plus se produire (en vue de la présupposition mentionnée). La situation demande une solution, et voici celle que présente la Gaudapadakärika: le fait de se produire n'existe pas. L'argument qui vient d'être décrit est court et simple, une fois que l'on a tenu compte de la presupposition sous-jacente. On peut le répéter avec des variations, mais il ne requiert pas une longue chaîne de raisonnement logique. Il n'est donc pas surprenant que le Moksopāya, qui semble avoir été dès le départ un long texte, ait noirci la plupart de ses pages avec d'autres choses, surtout de nombreux exemples sous forme d'histoires. Y a-t-il une raison pour penser que son auteur considérait comme fondamental à sa position l'argument que ni quelque chose d'existant, ni quelque chose de non existant, ne peut se produire? Oui, il y en a une. Il y a des passages qui montrent clairement que l'auteur du Moksopāya était accoutumé à l'argument connu de la Gaudapādakārika et d'autres textes, l'acceptait, et le tenait peut-être même pour acquis. Prenons la déclaration suivante: "L'effet qui est présent dans la cause se produira de cette (cause). Mais quelque chose qui n'existe pas ne peut pas se produire, un tissu n'est pas produit d'une cruche" A première vue, cet énoncé semble être une critique de la position satkāryavāda, qui maintient qu'un effet existe déjà dans sa cause avant d'être produit. Il s'agit sans nul doute d'une critique de cette position, mais il y a plus. Cet énoncé critique le satkāryavāda, mais il est en accord avec sa prémisse de base, à savoir que seule une chose qui existe peut se produire, et que quelque chose qui n'existe pas ne peut pas se produire. Le même argument apparaît dans le vers suivant: "Il est bien connu (kila) que ce qui n'existe pas n'a pas été produit et ne disparait pas. Quelle sorte de production (peut-il y avoir) de ce [qui n'existe pas), quel usage (peut-il y avoir du mot destruction"? 52 Encore une fois, cela dépend de l'impossibilité que quelque chose qui n'existe pas puisse se produire. Je propose qu'il s'agit là de l'argument (ou du moins d'un des arguments) dont l'auteur du Moksopāya est si fier, et sur lequel il base sa philosophie de l'idéalisme. Le fait que pour lui (comme pour pratiquement tous les autres penseurs indiens de la première partie du premier millénaire et après), chaque énoncé décrivant la production de quelque chose - par ex. 'la cruche se produit' ou 'le potier fait une cruche' se contredit lui-même, le fait conclure que rien ne peut se produire. Cette conclusion semble plausible dans cette situation, mais n'est pas, strictement parlant, logiquement contraignante: d'autres penseurs ont trouvé d'autres solutions aux mêmes contradictions apparentes. Quoi qu'il en soit, l'auteur du Moksopāya en était arrivé à la conclusion que rien ne peut se produire, et ce sur la base d'arguments logiques, c'est-à-dire, sa position philosophique résout une difficulté logique. Il ne s'est pas arrêté là, mais il a fait des efforts considérables pour expliquer comment et pourquoi la réalité phénoménale semble se produire et subir des changements. Tout ceci, remarque-t-il, n'est rien qu'une illusion, tout comme un rêve. Ici, des comparaisons et des illustrations interviennent, et celles-ci remplissent en effet la plupart des pages du Yogavāsiştha. Mais ces comparaisons illustrent une position atteinte sur la base d'un argument logique, une solution d'une contradiction logique perçue, qui a occupé les esprits de tous les philosophes de son temps. asaj jayate rama na gharaj jayate patahll. 52. YogV 3.11.5 ( 5 dans Slaje, 1995: 174-175): na cotpannam na ca dhvamsi yar kiladau na vidyatel partih kidrši tasya nasasabdasya ka kathall. 53. Etant donné que la date de composition du Moksopaya original n'est pas connue, nous ne savons pas vraiment qui étaient les contemporains de son auteur. Toutefois, vu que la philosophie du Moksopāya était bâtie sur la contradiction logique perçue en relation avec la production des choses, il est plausible que ce 50. Bronkhorst, 1996a; 1997, 1999. 51. YogV 7.190.17: yad asti kärane karyam tar tasmåt sampravartatel na tv Page #12 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 216 ÉTUDES DE LETTRES La philosophie du Mokṣopaya n'était pas particulièrement originale. D'autres penseurs avaient opté pour l'idéalisme, sans doute déjà avant l'auteur de ce texte. Ils avaient aussi donné des arguments pour soutenir ce point de vue, qui n'étaient pas toujours les mêmes que ceux du Mokṣopāya. Pour un certain nombre de penseurs, l'argument concluant pour opter pour l'idéalisme était entièrement différent. Ils se trouvaient confrontés au défi de comprendre comment fonctionne la rétribution karmique. (Peu de penseurs de l'Inde classique on rejeté la doctrine de la rétribution karmique.) Il s'agissait là d'un défi formidable, qui n'admettait pas de réponse simple. En choisissant l'idéalisme, le problème est devenu bien moins menaçant, pas plus menaçant, en vérité, que d'expliquer un rêve. C'est pour cette raison que Vasubandhu et peut-être d'autres Yogācāras avant lui se sont tournés vers l'idéalisme 4. Comme nous l'avons vu, l'auteur du Mokṣopaya a usé d'un argument différent. Et une fois qu'il avait accepté l'idéalisme, le problème de la rétribution karmique a aussi disparu pour lui. Car ainsi, les traces karmiques et les résultats qu'elles entraînent ne sont de même plus qu'une illusion, et ne sont pas ultimement réels. Ces deux exemples le Vaiśeṣika et la philosophie du Mokṣopāya-nous montrent que même dans les quelques cas où les philosophes indiens ont tenté de se libérer de la tradition et de repartir de zéro, les philosophies qui en résultent reflètent les défis intellectuels de leur temps, auxquels elles offrent des solutions. Ces cas quelque peu exceptionnels nous permettent de reconnaître un facteur central qui est aussi responsable d'autres développements dans la philosophie indienne: le désir de créer des systèmes de pensée cohérents qui soient à l'abri de la critique. Johannes BRONKHORST Université de Lausanne texte fut composé à une période où cette contradiction occupait les esprits de tous les philosophes importants. 54 Cf. "Pourquoi la philosophie existe-t-elle en Inde?" ailleurs dans ce volume, avec des références bibliographiques. ALB ArtAs AS ܪܕ POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE BIL BST Frauwallner, Gesch.d. ind.Phil GK IHQ IndTib IsMEO JIP Lankav(V) ÖAW Saddharmap(V) SAWW SBE SOR VKSKS YogV 217 ABRÉVIATIONS The Brahmavidya, Adyar Library Bulletin, Madras Artibus Asiae, Ascona Asiatische Studien, Études Asiatiques, Bern Brill's Indological Library, Leiden Buddhist Sanskrit Texts, Darbhanga Erich Frauwallner, Geschichte der indischen Philosophie, 2 Bde., Salzburg 1953, 1956 The Agamasastra of Gauḍapada, ed. Vidhushekhara Bhattacharya, 1943, réimpression Motilal Banarsidass, Delhi 1989 Indian Historical Quarterly, Calcutta Indica et Tibetica, Bonn Istituto Italiano per il Medio ed Estremo Oriente, Roma Journal of Indian Philosophy, Dordrecht (Saddharma)lankāvatārasūtra, ed. P.L. Vaidya, Darbhanga 1963 (BST 3) Österreichische Akademie der Wissenschaften, Wien Saddharmapundarikasūtra, ed. P.L. Vaidya, Darbhanga 1960 (BST 6) Sitzungsberichte der Akademie der Wissenschaften in Wien, Phil.-hist. Kl., Wien Sacred Books of the East Serie Orientale Roma, Roma Veröffentlichungen der Kommission für Sprachen und Kulturen Südasiens, ÖAW, Wien Yogavasistha. Pour l'édition, voir Pansikar, 1918. (YogV 6 réfère au Pūrvärdha et YogV 7 à l'Uttarardha du Prakarana 6.) Page #13 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 218 ÉTUDES DE LETTRES POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 219 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Alsdorf, L. (1977): "Jaina exegetical literature and the history of the Jaina canon." Mahavira and His Teachings. Ed. A. N. Upadhye et al. Bombay: Bhagavān Mahavira 2500th Nirvāṇa Mahotsava Samiti. p. 1-8. Barnes, Barry (1982): T.S. Kuhn and Social Science. London and Basingstoke: Macmillan. Bhattacharya, Gopikamohan (ed.) (1984): Yajñapati Upadhyāya's Tattvacintamaniprabhā (Anumānakhandah). Wien: Verlag der Osterreichischen Akademie der Wissenschaften. (VKSKS, 17.) Bronkhorst, Johannes (1992): "Quelques axiomes du Vai esika." Les Cahiers de Philosophie 14, 1992 ("L'orient de la pensée: philosophies en Inde"), p. 95-110. Bronkhorst, Johannes (1996): "God's arrival in the Vaiseșika system." JIP 24, p. 281-294. Bronkhorst, Johannes (1996a): "The correspondence principle and its impact on Indian philosophy." Indo-Shisőshi Kenkyu / Studies in the History of Indian Thought (Kyoto) 8, p. 1-19. Bronkhorst, Johannes (1997): "Nāgārjuna's logic." Bauddhavidyasudhukuruh Studies in Honour of Heinz Bechert on the Occasion of His 65th Birthday. Ed. Petra Kieffer-Pulz et Jens-Uwe Hartmann. Swisttal-Odendorf: Indica et Tibetica Verlag. (IndTib 30.) p. 29-37. Bronkhorst, Johannes (1999): Langage et réalité: sur un épisode de la pensée indienne. Turnhout: Brepols Publishers. (Bibliothèque de l'École Pratique des Hautes Études, Sciences Religieuses, 106.) Busino, Giovanni (1997): La sociologie de la connaissance scientifique. Lausanne: Institut d'Anthropologie et de Sociologie, Université de Lausanne. (Pratiques et Théories des Sciences et des Techniques, 1.) Busino, Giovanni (1998): Sociologie des sciences et des techniques. Paris: Presses Universitaires de France. (Que sais-je, 3375.) Callon, Michel (1989): "L'agonie d'un laboratoire." La science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques. Paris: La Découverte. p. 173-214. Collins, Randall (1998): The Sociology of Philosophies. A global theory of intellectual change. Cambridge, Massachusetts, and London, England: The Belknap Press of Harvard University Press. Dundas, Paul (1997): "The laicisation of the bondless doctrine: a new study of the development of early Jainism." JIP 25, p. 495-516. (Compte rendu de Johnson, 1995). Greene, Brian (1999): The Elegant Universe. Superstrings, Hidden Dimensions, and the Quest for the Ultimate Theory. New York - London: W.W. Norton. Gross, Paul R., et Levitt, Norman (1994): Higher Superstition. The academic left and its quarrels with science. Baltimore and London: The John Hopkins University Press. Halbfass, Wilhelm (1992): On Being and What There Is. Classical Vaisesika and the History of Indian Ontology. State University of New York Press. Houben, Jan E.M. (1999): "To kill or not to kill the sacrificial animal (vajna-pasu)? Arguments and perspectives in Brahmanical ethical philosophy." Violence Denied. Violence, non-violence and the rationalization of violence in South Asian cultural history. Ed. Jan E.M. Houben et Karel R. van Kooij. Leiden etc.: Brill. (BIL, 16.) p. 105-183. Hulin, Michel (1987): Sept récits initiatiques tirés du YogaVasistha. Traduits du sanskrit avec introduction et notes. Paris: Berg International. Ingalls, Daniel H. H. (1962): "Cynics and Pāśupatas: the seeking of dishonor." Harvard Theological Review 55(4), p. 281-98. Johnson, W.J. (1995): Harmless Souls. Karmic bondage and religious change in early Jainism with special reference to Umāsvāti and Kundakunda. Delhi: Motilal Banarsidass. (Lala Sundar Lal Jain Research Series, 9.) Kern, H. (tr.) (1884): The Saddharma-Pundarika, or The Lotus of the True Law. Oxford. (SBE, 21.) Réimpr: Motilal Banarsidass, Delhi, 1974. Latour, Bruno, et Woolgar, Steve (1979): Laboratory Life. The social construction of scientific facts. Beverly Hills, London: Sage. (Sage Library of Social Research, 80.) Munz, Peter (1985): Our Knowledge of the Growth of Knowledge Popper or Wittgenstein? London etc.: Routledge & Kegan Paul. Netz, Reviel (1999): The Shaping of Deduction in Greek Mathematics. A study in cognitive history. Cambridge etc.: Cambridge University Press. Oetke, Claus (1991): "Remarks on the interpretation of Nagarjuna's philosophy." JIP 19, p. 315-323. Pansikar, Vasudeva Laxmana Sharma (ed.)(1918): The Page #14 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 220 ETUDES DE LETTRES POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 221 Staal, Frits (1985): "Substitutions de paradigmes et religions d'Asie." Cahiers d'Extreme-Asie 1, p. 21-57. Staal, F. (1994): "Panini." The Encyclopedia of Language and Linguistics. Ed. R.E. Asher et J.M.Y. Simpson. Vol. 6. Oxford ctc.: Pergamon. p. 2916-2918. Suzuki, Daisetz Teitaro (tr.)(1932): The Lankavatara Sutra. A Mahayana text. London: George Routledge and Sons. Torella, Raffaele (1994). The isvarapratyabhijnakarika of Utpaladeva with the author's Vrtti. Critical edition and annotated translation. Roma: IsMEO.(SOR, LXXI.) Yogavasistha of Valmiki, with the commentary Vasisthamaharamayanatatparyaprakasa. Deux parties. Reimpression de la Troisieme Edition, Motilal Banarsidass, Delhi, 1984. Qvarnstrom, Olle (1999): "Haribhadra and the beginnings of doxography in India." Approaches to Jaina Studies: Philosophy, Logic, Rituals and Symbols. Ed. N.K. Wagle et Olle Qvarnstrom. Toronto: Centre for South Asian Studies, University of Toronto. (South Asian Studies Papers, 11.) p. 169-210. Raghavan, V. (1942): "The works of Vadi Vagisvara." ALB 6(1), p. 35-40. Sarma, Dasaratha (1934): "The name of the author of the Nyayasara." IHQ 10, p. 163-164. Scherrer-Schaub, Cristina (1981): "Le terme yukti: premiere etude." AS 35(2), p. 185-199. Schopen, Gregory (1989): "On monks, nuns, and "vulgar practices: the introduction of the image cult into Indian Buddhism." ArtAs 49(1-2), 1988-1989, p. 153-168. Reimprime dans Bones, Stones, and Buddhist Monks: Collected papers on the archaeology, epigraphy, and texts of monastic Buddhism in India. Honolulu: University of Hawai'i Press, 1997, p. 238-257. Les references sont a la reimpression. Sharf, Robert H. (1999): "On the allure of Buddhist relics." Representations (University of California Press) 66, p. 75-99. Slaje, Walter (ed.)(1993): Bhaskarakanthas Moksopaya-Tika. Ein Kommentar in der Tradition der kaschmirischen Yogavasistha-Uberlieferung. 2. Prakarana (Mumuksuvyavahara). Graz: Leykam. (Materialien fur eine kritische Ausgabe des Moksopaya, 1.) Slaje, Walter (1994): Vom Moksopaya-Sastra zum YogavasisthaMaharamayana. Philologische Untersuchungen zur Entwicklungsund Uberlieferungsgeschichte eines indischen Lehrwerks mit Anspruch auf Heilsrelevanz. Wien: OAW. (SAWW, 609.) Slaje, Walter (ed.)(1995): Bhaskarakanthas Moksopaya-Tika. Ein Kommentar in der Tradition der kaschmirischen Yogavasistha-Uberlieferung. Die Fragmente des 3. (Utpatti-) Prakarana. Graz: EWSFachverlag. (Materialien fur eine kritische Ausgabe des Moksopaya, 2.) Slaje, Walter (ed.)(1996): Bhaskarakanthas Moksopaya-Tika. Ein Kommentar in der Tradition der kaschmirischen Yogavasistha-Uberlieferung. 1. (Vairagya-) Prakarana. Unter Mitarbeit von Jutta Valent ausgegeben. Graz: EWS-Fachverlag. (Materialien fur eine kritische Ausgabe des Moksopaya, 3.)