Book Title: Pour Comprendre La Philosophie Indienne
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst

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Page 5
________________ ÉTUDES DE LETTRES 202 peut-être fait sourde oreille envers la critique". Cela n'implique pas que nous pouvons faire une distinction étanche entre philosophes et non-philosophes dans l'Inde ancienne et classique. Il y a des raisons pour penser que les échanges d'opinions dans l'arène philosophique ont exercé une certaine attirance sur des individus et des courants qui étaient à l'origine en-dehors de celle-ci. Il semblerait que plusieurs mouvements religieux n'aient rejoint le débat philosophique et n'aient systématisé leurs vues qu'à un stade relativement tardif. C'est-à-dire qu'ils ont existé, pendant un certain temps, se préoccupant de leurs propres affaires, jusqu'au jour où un, sinon plusieurs, de leurs membres ont décidé qu'il était temps de présenter leurs vues à ceux du dehors, les rendant digestes à ces derniers et par là même défendables contre leurs attaques. Le Saivisme du Cachemire est un exemple d'un tel mouvement religieux qui est venu tard sur la scène philosophique. Raffaele Torella a montré dans une publication récente (1994: Introduction) comment cette école initialement obscure du Saivisme a réussi, à partir du xe siècle de notre ère, à émerger à ciel ouvert et à échapper à un cercle d'adeptes restreint, grâce aux efforts d'une série de penseurs remarquables parmi eux Somānanda et Utpaladeva. Ces penseurs ont accompli différentes tâches; Torella mentionne l'exégèse des textes sacrés, la reformulation de leur enseignement et l'organisation et la hiérarchisation de leurs contenus, extrayant un enseignement homogène bien que varié des textes différents; le purgeant, sans changer sa nature essentielle, de tout ce qui ne pouvait pas être proposé à un cercle plus large en d'autres termes, de tout ce qui devait créer trop de résistance en atténuant les points plus tranchants ou en éliminant tout aspect vraiment concret, et finalement en le traduisant en un discours dont les catégories étaient partagées par les destinataires, et en s'engageant dans un dialogue qui ne craindrait pas de confronter des doctrines rivales. Autrement dit, cette école du Saivisme du Cachemire n'a rejoint la tradition rationnelle de l'Inde qu'à une date aussi tardive que le 10e siècle, bien que l'on sache qu'elle a existé comme mouvement religieux bien avant cette époque. Le Jaïnisme est un autre exemple. Ce mouvement religieux est aussi ancien, sinon plus, que le Bouddhisme. Mais pendant longtemps, ce mouvement n'a eu "aucune place pour des développements consistants de la pensée, ou pour 'l'érection d'un édifice doctrinaire 9. Pour une étude récente de la nature 'primitive' de la vénération bouddhique des reliques, voir Sharf, 1999. POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 203 uniformément compact'10". Ce n'est qu'à partir d'Umāsväti et Kundakunda sur l'individualité desquels les savants, soit dit en passant, ne sont pas d'accord-que des efforts soutenus sont accomplis pour systematiser la doctrine jaïna. Il ne s'agit certainement pas d'une coïncidence si nous trouvons dans les écrits de ces auteurs plus que de simples positions canoniques revêtues d'une forme systématique. Avec eux, des éléments doctrinaux qui existaient certes, mais dans des courants de pensée différents, trouvent leur entrée dans le Jaïnisme". Cette élaboration doctrinale ne vise pas uniquement ou en premier lieu une audience laïque pour justifier la position laïque de cette dernière et pour la placer sur l'échelle' sotériologique, comme on l'a maintenu12. C'est la conséquence, ou même la condition sine qua non inévitable, du fait que le Jaïnisme a rejoint le courant intellectuel dominant de l'Inde classique, qui impliquait l'ouverture à la critique des autres. Une histoire complète de la philosophie indienne à la lumière de sa logique interne est un désidératum qui se fera peut-être attendre encore longtemps. Toutefois, nous pourrions nous demander à quoi elle devrait ressembler. En ce qui concerne l'histoire de la science, Peter 10. Johnson, 1995: 79, se référant à Frauwallner; cf. Frauwallner, Gesch.d.ind. Phil 2 p. 292 s. 11. Par ex., les catégories du Vaišeșika (?), la nature de l'âme, la connaissance de l'âme en tant que condition pour la délivrance, les deux niveaux de vérité, l'internalisation de la renonciation. Il est possible que le passage du prakrit au sanskrit ait accompagné cette transition; cf. Alsdorf, 1977: 3: "[Dans la transition des Curnis prakrites aux Tikās sanskrites] on remarque une nette tendance à la modernisation: les traits archaïques et primitifs de la Curni sont supprimés et remplacés par une érudition qui emprunte ses outils et ses armes à l'arsenal de la connaissance brahmanique, par ex. le Nyaya. Le récit traditionnel des Sept Schismes en est un bon exemple. Pour chacun d'entre eux, il y a un vieux kathanaka prakrit qui fournit une réfutation de la doctrine hérétique sous la forme primitive d'une histoire anecdotique qui démontre plus ou moins drastiquement sa sottise. Les Tikās gardent les kathanakas prakrits tels quels, mais les élèvent au nivean scientifique plus élevé de leur temps en y insérant des réfutations théoriques savantes en sanskrit, prouvant leur familiarité avec la philosophie contemporaine." Puis Alsdorf continue: "Je n'ai guère besoin d'ajouter que ce sont précisément ces traits archaïques, que les Tīkās suppriment sous prétexte qu'ils sont désuets ou primitifs, qui peuvent être d'un intérêt particulier pour celui qui étudie la pensée indienne ancienne." Peut-être faudrait-il plutôt dire que ces traits nous disent quelque chose sur le processus de pensée qui n'est pas systématiquement exposé à la critique des autres et qui n'est pas en soi plus ancien ou plus tardif que d'autres formes de pensée. 12. Johnson, 1995: 81; Dundas, 1997.

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