Book Title: Pour Comprendre La Philosophie Indienne
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst

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Page 11
________________ 214 ÉTUDES DE LETTRES POUR COMPRENDRE LA PHILOSOPHIE INDIENNE 215 Ici nous devons d'abord nous pencher sur la question suivante, à savoir si l'argument de la Gaudapădakärikā, qui soutient sa conclusion que rien ne se produit, est bel et bien un argument. Quelle est la logique qui sous-tend l'énoncé que rien de ce qui n'existe pas ne peut se produire? N'est-il pas évident que seules les choses qui n'existent pas encore se produisent? Qu'y a-t-il à redire à cela? Le fait même que ce genre d'argument est utilisé par toutes sortes de penseurs pour justifier des conclusions diverses suggère que cette énonciation doit se comprendre à la lumière d'une presupposition que les textes philosophiques ne formulent pas toujours explicitement. Comme j'en ai argumenté ailleurs, on peut décrire cette presupposition à peu près comme suit: "les mots d'un énoncé correspondent un à un aux choses qui constituent la situation décrite par l'énoncés." S'il est compris à la lumière de cette presupposition, l'énoncé 'La cruche se produit' décrit une situation qui consiste en une cruche et en l'activité de se produire. Autrement dit, la cruche doit exister afin de se produire. Mais il est évident qu'une cruche existante ne peut se produire, et qu'une cruche non existante ne peut pas non plus se produire (en vue de la présupposition mentionnée). La situation demande une solution, et voici celle que présente la Gaudapadakärika: le fait de se produire n'existe pas. L'argument qui vient d'être décrit est court et simple, une fois que l'on a tenu compte de la presupposition sous-jacente. On peut le répéter avec des variations, mais il ne requiert pas une longue chaîne de raisonnement logique. Il n'est donc pas surprenant que le Moksopāya, qui semble avoir été dès le départ un long texte, ait noirci la plupart de ses pages avec d'autres choses, surtout de nombreux exemples sous forme d'histoires. Y a-t-il une raison pour penser que son auteur considérait comme fondamental à sa position l'argument que ni quelque chose d'existant, ni quelque chose de non existant, ne peut se produire? Oui, il y en a une. Il y a des passages qui montrent clairement que l'auteur du Moksopāya était accoutumé à l'argument connu de la Gaudapādakārika et d'autres textes, l'acceptait, et le tenait peut-être même pour acquis. Prenons la déclaration suivante: "L'effet qui est présent dans la cause se produira de cette (cause). Mais quelque chose qui n'existe pas ne peut pas se produire, un tissu n'est pas produit d'une cruche" A première vue, cet énoncé semble être une critique de la position satkāryavāda, qui maintient qu'un effet existe déjà dans sa cause avant d'être produit. Il s'agit sans nul doute d'une critique de cette position, mais il y a plus. Cet énoncé critique le satkāryavāda, mais il est en accord avec sa prémisse de base, à savoir que seule une chose qui existe peut se produire, et que quelque chose qui n'existe pas ne peut pas se produire. Le même argument apparaît dans le vers suivant: "Il est bien connu (kila) que ce qui n'existe pas n'a pas été produit et ne disparait pas. Quelle sorte de production (peut-il y avoir) de ce [qui n'existe pas), quel usage (peut-il y avoir du mot destruction"? 52 Encore une fois, cela dépend de l'impossibilité que quelque chose qui n'existe pas puisse se produire. Je propose qu'il s'agit là de l'argument (ou du moins d'un des arguments) dont l'auteur du Moksopāya est si fier, et sur lequel il base sa philosophie de l'idéalisme. Le fait que pour lui (comme pour pratiquement tous les autres penseurs indiens de la première partie du premier millénaire et après), chaque énoncé décrivant la production de quelque chose - par ex. 'la cruche se produit' ou 'le potier fait une cruche' se contredit lui-même, le fait conclure que rien ne peut se produire. Cette conclusion semble plausible dans cette situation, mais n'est pas, strictement parlant, logiquement contraignante: d'autres penseurs ont trouvé d'autres solutions aux mêmes contradictions apparentes. Quoi qu'il en soit, l'auteur du Moksopāya en était arrivé à la conclusion que rien ne peut se produire, et ce sur la base d'arguments logiques, c'est-à-dire, sa position philosophique résout une difficulté logique. Il ne s'est pas arrêté là, mais il a fait des efforts considérables pour expliquer comment et pourquoi la réalité phénoménale semble se produire et subir des changements. Tout ceci, remarque-t-il, n'est rien qu'une illusion, tout comme un rêve. Ici, des comparaisons et des illustrations interviennent, et celles-ci remplissent en effet la plupart des pages du Yogavāsiştha. Mais ces comparaisons illustrent une position atteinte sur la base d'un argument logique, une solution d'une contradiction logique perçue, qui a occupé les esprits de tous les philosophes de son temps. asaj jayate rama na gharaj jayate patahll. 52. YogV 3.11.5 ( 5 dans Slaje, 1995: 174-175): na cotpannam na ca dhvamsi yar kiladau na vidyatel partih kidrši tasya nasasabdasya ka kathall. 53. Etant donné que la date de composition du Moksopaya original n'est pas connue, nous ne savons pas vraiment qui étaient les contemporains de son auteur. Toutefois, vu que la philosophie du Moksopāya était bâtie sur la contradiction logique perçue en relation avec la production des choses, il est plausible que ce 50. Bronkhorst, 1996a; 1997, 1999. 51. YogV 7.190.17: yad asti kärane karyam tar tasmåt sampravartatel na tv

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