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JOHANNES BRONKHORST
DISCIPLINÉ PAR LE DEBAT
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n'est pas exclusivement suite à une défaite dans un débat qu'un brahmane, savant et adulte, devient le disciple de quelqu'un d'autre. Ces brahmanes sont présentés dans la Chåndogya Upanişad comme très riches (mahāśāla) et très savants (mahāśrotriya), certainement pas, donc, des enfants. Le Satapatha Brāhmana nous révèle leur vraie motivation dans le passage où Aśvapati Kaikeya exprime son étonnement à voir ces hommes savants et fils de savants (antücână anūcanaputrah) s'apprêter à devenir ses disciples. Quand les brahmanes lui expliquent qu'ils veulent apprendre le Vaiśvānara qu'il connait, il comprend et les accepte pour disciples: «Mettez les combustibles sur le feu, vous êtes devenus mes disciples. » Le début de la Prašna Upanisad pourrait décrire une situation analogue, puisque six brahmanes y sont nommément introduits, qui cherchent ensemble un maître capable de leur expliquer Brahman.
Mais souvent c'est un débat perdu qui provoque cette décision. C'est une fois de plus Uddälaka Aruni qui est décrit dans le Satapatha Brahmana (11.4.1) comme lançant un défi, cette fois à Svaidāyana Saunaka'. Ce dernier l'interroge dans un endroit écarté, Uddälaka admet qu'il n'est pas en mesure de répondre et qu'il désire devenir son disciple. Svaidāyana ne l'accepte pas comme étudiant, mais lui donne cependant son enseignement.
(Uddalaka n'est pas toujours défait. Dans la discussion avec Sauceya Prācinayogya (SPaBr 11.5.3), c'est plutôt celui-ci qui devient disciple d'Uddalaka, parce qu'Uddalaka a pu répondre à une question dont le premier ne connaissait pas la réponse.]
disciple. La réaction d'Uddalaka est importante: «Si tu n'avais pas parlé ainsi, ta tête eût volé en éclats (vyapatisyar). Des deux atti. tudes possibles, Sauceya avait évidemment choisi la meilleure.
Il n'est pas nécessaire d'aborder ici une étude approfondie de ce phénomène des têtes qui volent en éclats, d'autant moins que Michael Witzel y a consacré un article, il y a une dizaine d'années (1987). Qu'on en retienne les points suivants. On risque ce destin désagréable si 1) on pose une question à laquelle on ne connait pas la réponse; 2) on pose une question qui va trop loin; 3) on ne peut répondre à une question; 4) on prétend posséder une connaissance qu'on ne possède pas. Le même danger existe, bien entendu, dans d'autres contextes rituels, mais comme ceux-là sont hors du propos de cet article, je n'en dirai pas davantage.
Un exemple du point 1 est l'histoire de Sauceya et d'Uddalaka, déjà mentionnée. Un exemple particulièrement célèbre du point 2 est la question de Gärgi et la manière dont Yajnavalkya y réagit, comme le rapporte la Brhadāranyaka Upanisad (3.6). Gärgi demande, à la fin d'une série de questions préliminaires: En quoi les mondes de Brahman sont-ils enfilés ? » Yajnavalkya rétorque: « Gärgi, ne pose pas une question qui va trop loin, pour que ta tête ne vole pas en éclats. Tu poses une question qui va au-delà d'une divinité au-delà de laquelle on ne doit pas poser des questions. Gārgi. ne pose pas une question qui va trop loin.
Un exemple d'un débatteur incapable de répondre à une question (point 3) est Vidagdha Säkalya, le seul personnage dont les textes rapportent que sa tête a effectivement volé en éclats, pour n'avoir pu répondre à une question de Yajnavalkya'
Un avertissement à l'adresse de ce même Yajnavalkya, prononcé par Uddālaka Aruni, peut servir d'illustration du point 4. Yājñavalkya avait, au début même du fameux débat organisé par le roi Janaka, accaparé les mille vaches réservées au vainqueur indiquant sans doute ainsi qu'il serait capable de répondre à toutes les ques. tions (c'est-à-dire, au vu de nos observations précédentes, à toutes les questions auxquelles les autres participants au débat pouvaient répondre). Uddälaka pose alors une question à Yajnavalkya et précise que lui, Uddalaka, connait la réponse. Il ajoute que, si Yājñavalkya ne connait pas la réponse, sa tête volera en éclats. Le simple
fait de participer au sacrifice en chantant des louanges, tache qui • incombe aux brahmanes appartenant au Samaveda, est dangereux
si l'on est en présence de quelqu'un qui connait les divinités liées à ces louanges. C'est ce que nous apprend la Chandogya Upanişad 1.10-11, où un certain Uşasti Cakrāyana lance le défi suivant: - si
* Votre tête volera en éclats
Pourquoi ces savants respectables sont-ils prêts à subir ce changement profond de statut qu'est le passage (ou devrait-on parler de descente?) à l'état de disciple? C'est que l'autre choix n'est guère plus attirant. Plusieurs passages parlent d'un destin peu enviable pour le débatteur défait. Entre autres risques, il s'expose à ce que sa tête vole en éclats. Prenons l'histoire de la rencontre d'Uddalaka avec Sauceya Prācinayogya que nous venons de mentionner. Sauceya pose une série de questions, dont il prétend connaître la réponse aussi bien qu'Uddalaka. Cela change avec la dernière question qui, comme les précédentes, concerne un détail du rituel. Ayant entendu la réponse d'Uddalaka, Sauceya admet qu'il ne la connaissait pas. La supériorité d'Uddalaka ainsi prouvée, Sauceya lui offre des combustibles (samitkästha) et exprime son désir de devenir son