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JOHANNES BRONKHORST
DISCIPLINE PAR LE DEBAT
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gère est qu'il est difficile de donner un enseignement dans une situation autre que celle de maitre et disciple. Mais cette suggestion est en contradiction avec notre première histoire, où le roi Ajātaśatru refuse d'accepter Gärgya Bālāki comme disciple, justement parce qu'il serait incongru qu'un ksatriya soit le maitre d'un brahmane. Le prince Pravāhana Jaivali est, lui aussi, un ksatriya, et Uddalaka un brahmane. On a l'impression qu'il y a quelque chose d'incongru dans la dernière histoire.
Heureusement, une autre version de la même histoire a été préservée dans la Chandogya Upanisad (5. 3 sg.), version dans laquelle figurent exactement les mêmes personnages. Entre les deux versions existe pourtant une différence capitale : le prince Pravähana Jaivali donne les explications demandées par le père de Svetaketu sans lui demander de devenir son disciple ! Il n'y a pas de confrontation de personnalités ni d'opinions, et nous sommes sans doute justifiés de croire que le passage d'Uddălaka au statut de disciple de Pravāhana Jaivali n'a pas de place dans cette histoire. Dans la Brhadāranyaka Upanişad, ce développement de l'histoire pourrait donc être une insertion ultérieure!
L'enseignement donné par un ksatriya à un brahmane sans que ce dernier en soit devenu le disciple est également rapporté dans le Satapatha Brāhmana (11.6.2) qui raconte la rencontre du roi Janaka avec les trois brahmanes Svetaketu, Somasuşma et Yājñavalkya. Il les interroge sur l'Agnihotra et découvre que leurs connaissances sont insuffisantes. Yājsavalkya convainc les deux autres brahmanes de ne pas engager un débat officiel, étant donné qu'il serait honteux que des brahmanes soient défaits par un ksatriya. Cela ne l'empêche pourtant pas de demander en privé à Janaka de lui révéler la doctrine de l'Agnihotra, ce que le roi ne lui refuse pas.
Les cinq brahmanes, dont Gautama Aruni (c'est-à-dire Uddalaka), qui s'approchent de Janaka dans le Jaiminiya Brāhmana (1.22-25) pour discuter de l'Agnihotra ne donnent pas non plus entière satisfaction au roi. Cela est pourtant loin de l'empêcher de leur communiquer sa connaissance supérieure. En outre, il leur offre à chacun mille vaches et cinq cents chevaux.
On ne peut s'empêcher d'être frappé par le fait que le nom d'Uddalaka (ou de son fils Svetaketu) revient régulièrement dans ces histoires. En dépit de sa réputation de savant, c'est lui qui se voit dans l'obligation d'aller apprendre chez d'autres, qu'il devienne leur disciple ou non. La Chandogya Upanisad contient une autre variante de ce thème (5.11 sq.). Ici aussi, le récit semble
vouloir créer l'impression que la réputation de ce célebre brahmane n'était pas justifiée par ses connaissances, et que le passage à l'état de disciple, quoique non réalisé, fut une sorte d'humiliation. Mais cette fois le texte n'est pas très explicite à ce sujet. L'histoire se déroule comme suit.
Cinq brahmanes s'occupent de la question Quel est notre Soi. qu'est-ce que le Brahman? . Ils se disent qu'Uddalaka Aruni étudie le Soi appartenant à tous les gens (atman vaisvanara) et décident de s'approcher de lui. Suit une réflexion privée d'Uddālaka qui craint de ne pouvoir répondre à leurs questions. Il propose donc à ses visiteurs de se rendre avec lui auprès du roi Asvapati Kaikeya. Après une première rencontre, lors de laquelle le roi les reçoit avec tous les honneurs, les six brahmanes reviennent avec des combustibles dans les mains (samitpäni), c'est-à-dire avec l'espoir de devenir ses disciples. Aśvapati ne les accepte pas comme tels, sans que le texte dise pourquoi (il se contente d'observer anupaniya * sans les initier »). mais n'hésite pas à leur donner l'enseignement qu'ils sollicitent.
La situation esquissée dans cette dernière histoire n'est pas tout à fait claire, du moins humainement. Cinq des six brahmanes sont à la recherche d'un enseignement, et le fait qu'ils soient prêts à devenir les disciples d'un maître n'a donc rien d'étonnant ni d'humiliant. Le cas d'Uddalaka est plus ambigu. Considéré initialement comme maitre potentiel, il se sent à l'évidence menacé par cette attente, et préfère jouer cartes sur table avant qu'il ne soit trop tard.
Prenant en considération les autres récits le concernant que nous avons étudiés, on est tenté de voir dans la présente histoire un nouveau cas d'humiliation subie par ce célèbre personnage. Il est vrai que l'histoire n'est pas explicite à ce sujet, mais on ne peut s'empê. cher de se demander ce qui lui serait arrivé s'il s'était posé en maître, comme le voulaient les autres brahmanes. Le résultat aurait sans doute été catastrophique
Cette histoire a un parallèle dans le Satapatha Brāhmana (10.6.1). Au lieu d'Uddalaka Aruni on trouve cette fois son père Aruna Aupavesi, qui ne joue pourtant pas le rôle de maitre potentiel. Le texte dit simplement que les autres brahmanes se réunissent chez lui, et qu'ils ne sont pas d'accord au sujet du Vaiśvānara (ici sans doute le feu de ce nom). Ensuite, ils se rendent tous auprès d'Asvapati Kaikeya, deviennent ses disciples et reçoivent son enseignement. Pas question ici de conflit, ni d'humiliation de l'un des participants.
Cette dernière histoire, ainsi que l'exemple des cinq brahmanes venus solliciter Uddālaka dans le récit précédent, montrent que ce