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JOHANNES BRONKHORST
DISCIPLINÉ PAR LE DÉBAT
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antérieures ne sont pas rejetées, elles constituent la base à laquelle le débatteur suivant ajoute.
La valeur des connaissances de tous les participants, y compris ceux qui perdent le débat, devient également visible dans la rencontre du roi Janaka avec les trois brahmanes Svetaketu, Somašuşma et Yājñavalkya racontée dans le Satapatha Brahmana (11.6.2; voir plus haut). Les trois brahmanes présentent l'un après l'autre leur interprétation de l'Agnihotra. La suite de l'histoire montre que ces interprétations ne suffisent pas et que le roi en a une qui est supérieure aux leurs. Cela ne l'empêche pas de dire à Yajňavalkya qu'il a examiné ce rite très attentivement et de l'honorer en lui offrant cent vaches. Mais quoique honoré ainsi, Yājñavalkya s'efforce, et réussit, à obtenir la connaissance supérieure que possède le roi").
C'est ainsi que le Jaiminiya Brāhmana (1.273) termine une discussion à laquelle quatre brahmanes ont participé : Ils étaient ainsi chacun (connectés) avec un seul [aspect]. Cependant, celui qui les connait ainsi tous comme étant un-car tous sont ainsi un-devient le meilleur parmi ses propres (hommes). >>
Parfois, les textes présentent une nouvelle connaissance comme justification de l'état supérieur d'un personnage - qui devient alors le maitre de quelqu'un d'autre qui à son tour, pour obtenir cette connaissance, devient le disciple du premier - sans que des connaissances inférieures soient spécifiées. Il en est ainsi des rencontres d'Uddalaka avec Citra Gārgyāyani dans une histoire que nous avons étudiée, avec Pravāhana Jaivali dans une autre.
Précisons tout de suite que, même dans ce domaine supra-normal, des différences d'opinion n'étaient pas exclues. Nos textes n'en parlent pas souvent, mais il en existe des exemples. La Chandogya Upanişad contient un passage (6. 2. 1) où Uddalaka Āruni (toujours lui!) confronte son enseignement à un autre qu'il juge incorrect. D'après lui, la position selon laquelle l'existant se produit à partir de l'inexistant est incorrecte: Comment l'existant pourrait-il se produire à partir de l'inexistant? » Le Jaiminiya Brahmana, quant à lui, contient un passage (1.144) qui énumère quatre points de vue concernant la distance qui sépare le monde intermédiaire du ciel et de la terre. Ces points de vue s'excluent mutuellement, et ne constituent donc pas une hiérarchie de connaissances. Le Satapatha Brāhmana (2.5. 1. 2) oppose l'opinion de Yājñavalkya selon laquelle deux types d'étres furent créés par Prajāpati à celle exprimée par la formule védique (rc) qui en reconnaît trois!
Il faut encore ajouter que les rencontres que nous avons évoquées confrontent des brahmanes, ou des brahmanes et des ksatriya, souvent dans des situations plus ou moins directement liées au sacrifice. Il s'agit au fond de personnes qui se reconnaissent et se respectent comme appartenant aux mêmes couches supérieures de la société, et qui ne se considèrent pas comme des tricheurs ou des menteurs. En fait, dans le contexte du sacrifice, chaque participant est tenu de dire la vérité, et de ne pas mentir. Chacun des participants à une telle rencontre énonce donc la vérité qu'il connait en son coeur", sans que toutes ces vérités aient la même valeur. Certains possèdent des connaissances qui vont au-delà de celles des autres, sans les invalider. Les textes nous en disent peu sur la manière dont un individu acquiert pour la première fois des connaissances supérieures et approfondies, donc supplémentaires. Mais, une fois acquises, ces connaissances lui permettent d'obtenir le statut de maitre. Ce statut l'oblige, à ce qu'il semble, à transmettre ses connaissances à ses disciples!
La connaissance qui intéresse les débatteurs védiques progresse donc par approfondissement, ou par accumulation, et non par le biais de conjectures et de réfutations, comme on décrit parfois le progrès de la connaissance aujourd'hui. De nouvelles connaissances sont ajoutées au sommet des connaissances déjà acquises. Cette situation a des conséquences curieuses dans les cas où ces connaissances ne viennent pas des profondeurs (ou hauteurs) de la pensée védique, mais d'autres contextes.
Admettons une situation où des idées originaires d'autres milieux entrent dans la tradition védique et trouvent des adeptes parmi leo
Connaissances védiques
Essayons maintenant d'évaluer les implications de cette conception de connaissances hiérarchisées, conception tellement éloignée de celle de la science moderne, mais aussi de la philosophie classique indienne. Sans doute ne concerne-t-elle pas les connaissances banales et quotidiennes. Il n'est pas besoin de prouver que les Indiens védiques, y compris les brahmanes, connaissaient et reconnaissaient dans la vie normale la différence entre un énoncé correct et un mensonge, entre une vérité et une fausseté. Mais les connaissances dont on discute dans les débats qui nous intéressent ne concernent pas la vie normale, ou des choses banales et quotidiennes. C'est dans ce domaine d'objets appartenant à un niveau supérieur qu'on admet l'existence de vérités multiples et hiérarchisées.