Book Title: Discipline Par Le Debat
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst
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Page #1 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Johannes Bronkhorst Discipliné par le débat La Kausitaki Upanisad (4) raconte l'histoire suivante. Le brahmane Gargya Balaki, expert en connaissance védique (anucāna), visite un jour Ajātasatru, roi de Kāsi, et lui propose d'expliquer Brahman. Ajätaśatru est d'accord, promet mille vaches, et anticipe une foule de spectateurs, Bālāki propose alors plusieurs explications de Brahman: il serait la personne dans le soleil, la personne dans la lune, dans l'éclair, dans le tonnerre, etc. etc. Mais chaque fois Ajätasatru écarte l'explication, et donne une autre spécification de l'objet mentionné : la personne dans le soleil est plutôt l'éminent, la tête de tous les êtres; la personne dans la lune est le roi Soma, l'essence de la nourriture; et ainsi de suite pour toutes les explications offertes par Bäläki. Enfin Balaki se tait. Ajätaśatru lui demande si c'est tout, ce que Balaki confirme. A ce moment Ajātaśatru fait savoir que Gärgya Balaki s'est en vain engagé dans une discussion avec lui, et annonce que lui, Ajātaśatru, va expliquer Brahman. Son explication est courte mais décisive : c'est celui qui fait toutes ces personnes, et dont ceci est le produit (karman), qu'on doit connaître. C'est la fin de la discussion, et Bālāki le reconnait. Sa réaction est pourtant surprenante. Il s'approche du roi avec des combustibles dans les mains (samitpani) en lui demandant de l'accepter comme disciple. Ajātaśatru ne l'accepte pas pour éviter l'incongruité qu'un ksatriya accepte un brahmane comme disciple, mais invite pourtant Bālāki à venir pour recevoir son enseignement. Il lui enseigne ensuite le destin de la personne lors du sommeil. Peu importe que Gärgya Balaki ne réussisse pas à devenir le disciple d'Ajātasatru; c'est l'intention qui compte. Lui que le texte présente comme un savant védique se déclare prêt à retourner à un stade de vie qu'il a sans doute déjà une fois parcouru, celui d'étu. diant auprès d'un maitre. Page #2 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 208 JOHANNES BRONKHORST DISCIPLINE PAR LE DEBAT 209 Avec ou sans humiliation Inutile de rappeler la relation, exposée par le jubilaire, entre le disciple et son maître dans la littérature védique. L'élève mange les restes du repas du maître, circonstance lourde de signification, étant donné que les restes d'un repas sont souillés dans la perspec tive védique. Un brahmane ne mange que les restes du sacrifice, du repas des dieux. C'est la raison pour laquelle, « à cet égard, la relation entre l'élève et le maître est très semblable à celle qui existe entre le sacrifiant et les dieux'. Quelle est alors la justification de ce retour à un état de vie inférieur, quelle est la logique qui se cache derrière lui? Le comportement en question n'est pas exceptionnel dans la littérature védique tardive. Exactement la même histoire est racontée - sous une forme légèrement différente qui garde pourtant les traits significatifs pour notre propos - dans la Brhadaranvaka Upanisad (2.1), ainsi que dans le Sankhāyana Aranyaka (6). Le thème d'un savant reconnu qui devient le disciple de quelqu'un d'autre se retrouve également ailleurs. Sont particulièrement pertinentes les histoires concernant le brahmane Svetaketu et son père Uddälaka Aruni de la lignée de Gautama. L'une d'elles est racontée au début de la même Kausitaki Upanişad (1.1) qui contient l'histoire de Gärgya Balaki et Ajātaśatru. Elle trahit un esprit d'émulation entre les deux personnages principaux, Āruni, c'est-à-dire Uddalaka Aruni, et Citra Gargyāyani (Gängyāyani), probablement un ksatriya. Le dernier, préparant un sacrifice, choisit le premier comme officiant. Aruni, au lieu d'accepter, envoie son fils et disciple Svetaketu, sans doute une expression de son sentiment de supériorité. Citra riposte en posant à Svetaketu quelques questions auxquelles celuici n'est pas en mesure de répondre; il propose plutôt de demander à son maitre (ācārya), donc à son père. Mais celui-ci ne connait pas non plus les réponses, et s'approche de Citra Gärgyāyani avec des combustibles dans les mains (samitpāni); il lui demande de l'accepter comme disciple. La réaction de Citra est intéressante. Il loue Gautama de ne pas céder à l'orgueil, et lui donne son enseignement Les deux histoires considérées jusqu'à ce point ne sont pas tout à fait parallèles. Dans la rencontre de Gārgya Bālāki et d'Ajätasatru le désir de se montrer supérieur semble bien venir du premier. Gärgya Bālāki prétend pouvoir faire quelque chose (« expliquer Brahman) dont il n'est en réalité pas capable. Au lieu de se montrer supérieur au roi, il découvre qu'il lui est inférieur, ce qu'il avoue par le fait de vouloir devenir son disciple. Dans la deuxième histoire, d'autre part, la discussion est entamée par Citra Gärgyāyani, non pas avec le savant Uddālaka Aruni, mais avec son fils et disciple Svetaketu. A première vue, il n'y a pas là de vrai défi. Cette première impression semble pourtant trompeuse. Le premier défi ne vient pas de Citra Gargyāyani, mais d'Uddalaka Aruņi. Ce dernier n'accepte pas l'invi. tation d'être officiant au sacrifice de Citra, et envoie à sa place un inférieur, son disciple Svetaketu qui est en même temps son fils. L'épreuve de force a donc lieu entre Citra et Uddälaka Aruni, et Svetaketu n'y joue qu'un rôle d'intermédiaire. L'histoire ne raconte même pas si Svetaketu devient disciple de Citra. Cet aspect de l'histoire serait en tout cas sans intérêt, parce que Svetaketu est déjà disciple, et un changement de maître n'affecterait pas son état. Le cas de son père est totalement différent: de maître qui se croyait supérieur à Citra, il finit par lui être inférieur. Uddälaka et Svetaketu figurent de nouveau dans une autre histoire, qui semble à première vue être une variante de la précédente, et se trouve dans la Brhadāranyaka Upanisad (6.2). Cette fois, pourtant, Svetaketu s'approche de son propre gré de son interlocuteur, ici le prince (rājanyabandhu) Pravāhana Jaivali. Le prince, sans que personne ne lui pose un défi, interroge son jeune visiteur sur des sujets inconnus de celui-ci. Jaivali l'invite alors à rester, sans doute pour que Svetaketu apprenne les réponses aux questions posées. Mais Svetaketu rentre en courant chez lui, et répète les questions du prince à son père. Le texte ne dit pas qu'Uddalaka ne connait pas les réponses, mais la suite ne laisse pas de doute à cet égard. Uddalaka propose à son fils d'aller ensemble auprès du prince, pour y vivre la vie d'étudiants religieux (brahmacaryam vatsyāva iti). Svetaketu décline l'offre, et Uddalaka se rend donc seul à l'endroit où se trouve Pravāhana Jaivali. Il y est reçu comme un hôte respecté, et le prince lui permet même de faire un veu. Le vou est, inevitablement, d'entendre ce que le prince a dit à Svetaketu. (La formulation est un peu maladroite, parce qu'Uddalaka a déjà entendu les questions posées par Jaivali; son but, ici, est évidemment d'entendre les réponses.) Après quelques protestations, le prince accepte, sous condition qu'Uddälaka fasse la requête selon la coutume. C'est dire qu'Uddālaka devient le disciple de Jaivali, et qu'il en reçoit ensuite l'enseignement. Cette histoire, ou plutôt cette version de l'histoire, est étrange. Contrairement aux deux histoires précédentes, il n'est pas ici question d'une confrontation de deux intellects, ni d'une défaite, ou d'une humiliation, de l'un des deux. Tout ce que le texte nous sug Page #3 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 210 JOHANNES BRONKHORST DISCIPLINE PAR LE DEBAT 211 gère est qu'il est difficile de donner un enseignement dans une situation autre que celle de maitre et disciple. Mais cette suggestion est en contradiction avec notre première histoire, où le roi Ajātaśatru refuse d'accepter Gärgya Bālāki comme disciple, justement parce qu'il serait incongru qu'un ksatriya soit le maitre d'un brahmane. Le prince Pravāhana Jaivali est, lui aussi, un ksatriya, et Uddalaka un brahmane. On a l'impression qu'il y a quelque chose d'incongru dans la dernière histoire. Heureusement, une autre version de la même histoire a été préservée dans la Chandogya Upanisad (5. 3 sg.), version dans laquelle figurent exactement les mêmes personnages. Entre les deux versions existe pourtant une différence capitale : le prince Pravähana Jaivali donne les explications demandées par le père de Svetaketu sans lui demander de devenir son disciple ! Il n'y a pas de confrontation de personnalités ni d'opinions, et nous sommes sans doute justifiés de croire que le passage d'Uddălaka au statut de disciple de Pravāhana Jaivali n'a pas de place dans cette histoire. Dans la Brhadāranyaka Upanişad, ce développement de l'histoire pourrait donc être une insertion ultérieure! L'enseignement donné par un ksatriya à un brahmane sans que ce dernier en soit devenu le disciple est également rapporté dans le Satapatha Brāhmana (11.6.2) qui raconte la rencontre du roi Janaka avec les trois brahmanes Svetaketu, Somasuşma et Yājñavalkya. Il les interroge sur l'Agnihotra et découvre que leurs connaissances sont insuffisantes. Yājsavalkya convainc les deux autres brahmanes de ne pas engager un débat officiel, étant donné qu'il serait honteux que des brahmanes soient défaits par un ksatriya. Cela ne l'empêche pourtant pas de demander en privé à Janaka de lui révéler la doctrine de l'Agnihotra, ce que le roi ne lui refuse pas. Les cinq brahmanes, dont Gautama Aruni (c'est-à-dire Uddalaka), qui s'approchent de Janaka dans le Jaiminiya Brāhmana (1.22-25) pour discuter de l'Agnihotra ne donnent pas non plus entière satisfaction au roi. Cela est pourtant loin de l'empêcher de leur communiquer sa connaissance supérieure. En outre, il leur offre à chacun mille vaches et cinq cents chevaux. On ne peut s'empêcher d'être frappé par le fait que le nom d'Uddalaka (ou de son fils Svetaketu) revient régulièrement dans ces histoires. En dépit de sa réputation de savant, c'est lui qui se voit dans l'obligation d'aller apprendre chez d'autres, qu'il devienne leur disciple ou non. La Chandogya Upanisad contient une autre variante de ce thème (5.11 sq.). Ici aussi, le récit semble vouloir créer l'impression que la réputation de ce célebre brahmane n'était pas justifiée par ses connaissances, et que le passage à l'état de disciple, quoique non réalisé, fut une sorte d'humiliation. Mais cette fois le texte n'est pas très explicite à ce sujet. L'histoire se déroule comme suit. Cinq brahmanes s'occupent de la question Quel est notre Soi. qu'est-ce que le Brahman? . Ils se disent qu'Uddalaka Aruni étudie le Soi appartenant à tous les gens (atman vaisvanara) et décident de s'approcher de lui. Suit une réflexion privée d'Uddālaka qui craint de ne pouvoir répondre à leurs questions. Il propose donc à ses visiteurs de se rendre avec lui auprès du roi Asvapati Kaikeya. Après une première rencontre, lors de laquelle le roi les reçoit avec tous les honneurs, les six brahmanes reviennent avec des combustibles dans les mains (samitpäni), c'est-à-dire avec l'espoir de devenir ses disciples. Aśvapati ne les accepte pas comme tels, sans que le texte dise pourquoi (il se contente d'observer anupaniya * sans les initier »). mais n'hésite pas à leur donner l'enseignement qu'ils sollicitent. La situation esquissée dans cette dernière histoire n'est pas tout à fait claire, du moins humainement. Cinq des six brahmanes sont à la recherche d'un enseignement, et le fait qu'ils soient prêts à devenir les disciples d'un maître n'a donc rien d'étonnant ni d'humiliant. Le cas d'Uddalaka est plus ambigu. Considéré initialement comme maitre potentiel, il se sent à l'évidence menacé par cette attente, et préfère jouer cartes sur table avant qu'il ne soit trop tard. Prenant en considération les autres récits le concernant que nous avons étudiés, on est tenté de voir dans la présente histoire un nouveau cas d'humiliation subie par ce célèbre personnage. Il est vrai que l'histoire n'est pas explicite à ce sujet, mais on ne peut s'empê. cher de se demander ce qui lui serait arrivé s'il s'était posé en maître, comme le voulaient les autres brahmanes. Le résultat aurait sans doute été catastrophique Cette histoire a un parallèle dans le Satapatha Brāhmana (10.6.1). Au lieu d'Uddalaka Aruni on trouve cette fois son père Aruna Aupavesi, qui ne joue pourtant pas le rôle de maitre potentiel. Le texte dit simplement que les autres brahmanes se réunissent chez lui, et qu'ils ne sont pas d'accord au sujet du Vaiśvānara (ici sans doute le feu de ce nom). Ensuite, ils se rendent tous auprès d'Asvapati Kaikeya, deviennent ses disciples et reçoivent son enseignement. Pas question ici de conflit, ni d'humiliation de l'un des participants. Cette dernière histoire, ainsi que l'exemple des cinq brahmanes venus solliciter Uddālaka dans le récit précédent, montrent que ce Page #4 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 212 JOHANNES BRONKHORST DISCIPLINÉ PAR LE DEBAT 213 n'est pas exclusivement suite à une défaite dans un débat qu'un brahmane, savant et adulte, devient le disciple de quelqu'un d'autre. Ces brahmanes sont présentés dans la Chåndogya Upanişad comme très riches (mahāśāla) et très savants (mahāśrotriya), certainement pas, donc, des enfants. Le Satapatha Brāhmana nous révèle leur vraie motivation dans le passage où Aśvapati Kaikeya exprime son étonnement à voir ces hommes savants et fils de savants (antücână anūcanaputrah) s'apprêter à devenir ses disciples. Quand les brahmanes lui expliquent qu'ils veulent apprendre le Vaiśvānara qu'il connait, il comprend et les accepte pour disciples: «Mettez les combustibles sur le feu, vous êtes devenus mes disciples. » Le début de la Prašna Upanisad pourrait décrire une situation analogue, puisque six brahmanes y sont nommément introduits, qui cherchent ensemble un maître capable de leur expliquer Brahman. Mais souvent c'est un débat perdu qui provoque cette décision. C'est une fois de plus Uddälaka Aruni qui est décrit dans le Satapatha Brahmana (11.4.1) comme lançant un défi, cette fois à Svaidāyana Saunaka'. Ce dernier l'interroge dans un endroit écarté, Uddälaka admet qu'il n'est pas en mesure de répondre et qu'il désire devenir son disciple. Svaidāyana ne l'accepte pas comme étudiant, mais lui donne cependant son enseignement. (Uddalaka n'est pas toujours défait. Dans la discussion avec Sauceya Prācinayogya (SPaBr 11.5.3), c'est plutôt celui-ci qui devient disciple d'Uddalaka, parce qu'Uddalaka a pu répondre à une question dont le premier ne connaissait pas la réponse.] disciple. La réaction d'Uddalaka est importante: «Si tu n'avais pas parlé ainsi, ta tête eût volé en éclats (vyapatisyar). Des deux atti. tudes possibles, Sauceya avait évidemment choisi la meilleure. Il n'est pas nécessaire d'aborder ici une étude approfondie de ce phénomène des têtes qui volent en éclats, d'autant moins que Michael Witzel y a consacré un article, il y a une dizaine d'années (1987). Qu'on en retienne les points suivants. On risque ce destin désagréable si 1) on pose une question à laquelle on ne connait pas la réponse; 2) on pose une question qui va trop loin; 3) on ne peut répondre à une question; 4) on prétend posséder une connaissance qu'on ne possède pas. Le même danger existe, bien entendu, dans d'autres contextes rituels, mais comme ceux-là sont hors du propos de cet article, je n'en dirai pas davantage. Un exemple du point 1 est l'histoire de Sauceya et d'Uddalaka, déjà mentionnée. Un exemple particulièrement célèbre du point 2 est la question de Gärgi et la manière dont Yajnavalkya y réagit, comme le rapporte la Brhadāranyaka Upanisad (3.6). Gärgi demande, à la fin d'une série de questions préliminaires: En quoi les mondes de Brahman sont-ils enfilés ? » Yajnavalkya rétorque: « Gärgi, ne pose pas une question qui va trop loin, pour que ta tête ne vole pas en éclats. Tu poses une question qui va au-delà d'une divinité au-delà de laquelle on ne doit pas poser des questions. Gārgi. ne pose pas une question qui va trop loin. Un exemple d'un débatteur incapable de répondre à une question (point 3) est Vidagdha Säkalya, le seul personnage dont les textes rapportent que sa tête a effectivement volé en éclats, pour n'avoir pu répondre à une question de Yajnavalkya' Un avertissement à l'adresse de ce même Yajnavalkya, prononcé par Uddālaka Aruni, peut servir d'illustration du point 4. Yājñavalkya avait, au début même du fameux débat organisé par le roi Janaka, accaparé les mille vaches réservées au vainqueur indiquant sans doute ainsi qu'il serait capable de répondre à toutes les ques. tions (c'est-à-dire, au vu de nos observations précédentes, à toutes les questions auxquelles les autres participants au débat pouvaient répondre). Uddälaka pose alors une question à Yajnavalkya et précise que lui, Uddalaka, connait la réponse. Il ajoute que, si Yājñavalkya ne connait pas la réponse, sa tête volera en éclats. Le simple fait de participer au sacrifice en chantant des louanges, tache qui • incombe aux brahmanes appartenant au Samaveda, est dangereux si l'on est en présence de quelqu'un qui connait les divinités liées à ces louanges. C'est ce que nous apprend la Chandogya Upanişad 1.10-11, où un certain Uşasti Cakrāyana lance le défi suivant: - si * Votre tête volera en éclats Pourquoi ces savants respectables sont-ils prêts à subir ce changement profond de statut qu'est le passage (ou devrait-on parler de descente?) à l'état de disciple? C'est que l'autre choix n'est guère plus attirant. Plusieurs passages parlent d'un destin peu enviable pour le débatteur défait. Entre autres risques, il s'expose à ce que sa tête vole en éclats. Prenons l'histoire de la rencontre d'Uddalaka avec Sauceya Prācinayogya que nous venons de mentionner. Sauceya pose une série de questions, dont il prétend connaître la réponse aussi bien qu'Uddalaka. Cela change avec la dernière question qui, comme les précédentes, concerne un détail du rituel. Ayant entendu la réponse d'Uddalaka, Sauceya admet qu'il ne la connaissait pas. La supériorité d'Uddalaka ainsi prouvée, Sauceya lui offre des combustibles (samitkästha) et exprime son désir de devenir son Page #5 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 214 JOHANNES BRONKHORST vous chantez la louange sans connaître la divinité qui lui est liée, votre tête volera en éclats ». Il est superflu d'ajouter qu' Usasti, à la demande des brahmanes menacés, se montre en mesure d'identifier les divinités concernées. La valeur des connaissances Que pouvons-nous conclure de tout ce qui vient d'être dit? Ce qui nous frappe est que les débatteurs sont hiérarchisés à proportion de leur savoir. On est supérieur si l'on sait davantage. Les connaissances ne sont pas divisées en deux rubriques, les correctes et les incorrectes. Bien au contraire, la question de savoir si une connaissance est correcte ou non ne se pose pas. Il semble bien que tous les points de vue offerts sont corrects; c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas strictement de points de vue, mais justement de connaissances qui sont, en tant que telles, nécessairement correctes. Mais quoique toutes les connaissances soient correctes, elles ne sont pas toutes suffisantes. En plus des connaissances déjà acquises, il y en a d'autres, qui permettront aux concurrents de posséder davantage de savoir. Celui qui gagne un débat a des connaissances plus amples, connaissances qui le distinguent des autres participants qui en ont moins. L'échelle ainsi établie ne mesure pas exclusivement la quantité des connaissances, mais également la valeur, la place dans la hiérarchie, des brahmanes et de leurs interlocuteurs qui en sont les possesseurs 10 Un exemple frappant de cette attitude est l'histoire - comme les acteurs sont des dieux et des démons il est peut-être plus approprié de parler d'un mythe - de l'enseignement donné par Prajapati au dieu Indra et au démon Virocana, racontée dans la Chandogya Upanisad (8.7-12). Indra et Virocana deviennent les disciples de Prajapati pour obtenir la connaissance de l'atman. Après trente-deux ans de vie comme étudiants brahmaniques, Prajapati leur enseigne que l'atman est le reflet que l'on voit dans l'œil, dans l'eau et dans un miroir. Cette connaissance - le texte parle de upanisad « connexion», ou plutôt < puissance effective» (bewirkende Macht)" - satisfait Virocana. Indra, pour sa part, n'est pas satisfait. Il revient chez Prajapati, redevient son disciple, et apprend, au terme, à nouveau, de trente-deux années, que celui qui, joyeux, se meut dans le rêve est l'atman. Indra n'est toujours pas satisfait, passe une troisième fois trente-deux anne auprès de Prajapati, et, celles-ci écoulées, apprend que l'état où l'on se trove profondément endormi, uni et serein, sans rêves, DISCIPLINE PAR LE DÉBAT c'est cela l'atman. Une quatrième période comme étudiant brahmanique, cette fois d'une durée de cinq ans, est nécessaire pour que Prajapati révèle à Indra les derniers secrets au sujet de l'atman. Rien dans cette histoire ne suggère que seul le dernier enseignement de Prajapati soit correct, et que les enseignements précédents soient incorrects. Bien au contraire, chaque nouvel enseignement est introduit par les mots « je te donnerai encore des explications supplémentaires » (te bhuyo 'nuvyākhyāsyāmi)". Et effectivement, chacune des explications concerne une chose pour laquelle le mot atman << Soi»> peut être utilisé. 215 L'enseignement d'Aśvapati Kaikeya aux cinq brahmanes dans le Śatapatha Brāhmaṇa (10. 6. 1; voir plus haut) est une autre illustration de la même conception. Avant de partager sa connaissance supérieure au sujet du Vaiśvānara, Aśvapati demande à chacun de ses nouveaux disciples ce qu'ils en savent. Aruna pense que c'est la terre, ses condisciples font d'autres propositions, ou plutôt, ont d'autres connaissances. Chaque fois Aśvapati donne son approbation (om), ajoute pourtant que telle ou telle chose proposée n'est qu'une partie du Vaiśvānara; la terre, par exemple, n'est que les pieds du Vaiśvānara. Ces connaissances sont correctes, mais incomplètes. C'est sans doute la raison pour laquelle, comme le fait remarquer Aśvapati, des malheurs auraient frappé les brahmanes s'ils ne s'étaient pas rendus auprès de lui pour devenir ses disciples. Son enseignement cependant n'invalide pas les connaissances de ses élèves. Bien au contraire, il les réunit et les subordonne à une connaissance supérieure, celle du feu Vaiśvānara conçu sous la forme d'un homme. Mais quoique inférieures, les autres connaissances confèrent à leurs détenteurs certains privilèges. Le fait, par exemple, qu'Aruna connaisse Vaiśvānara comme établissement (pratisthä vaiśvānara) a pour conséquence qu'il est établi avec enfants et bétail. La discussion entre Silaka Salavatya, Caikitayana Dalbhya et Pravahana Jaivali décrite dans la Chandogya Upanisad (1.8-9) constitue un troisième exemple. Le sujet est la « voie (gati) du chant védique (saman); le développement de la discussion suggère qu'il s'agit de son fondement. Caikitayana présente tout un enchaîne. ment de réponses: la voie du chant védique est le son, celle du son est le souffle, celle du souffle la nourriture, celle de la nourriture l'eau, et celle de l'eau l'autre monde; plus loin, on ne doit pas aller. Šilaka va pourtant plus loin et ajoute la voie de l'autre monde: c'est ce monde-ci, au-delà duquel on ne devrait pas s'aventurer. Pravahaṇa, pour finir, ajoute une dernière « voie », celle de ce monde-ci, à savoir l'éther. Dans toute cette discussion, les positions » Page #6 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 216 JOHANNES BRONKHORST DISCIPLINÉ PAR LE DÉBAT 217 antérieures ne sont pas rejetées, elles constituent la base à laquelle le débatteur suivant ajoute. La valeur des connaissances de tous les participants, y compris ceux qui perdent le débat, devient également visible dans la rencontre du roi Janaka avec les trois brahmanes Svetaketu, Somašuşma et Yājñavalkya racontée dans le Satapatha Brahmana (11.6.2; voir plus haut). Les trois brahmanes présentent l'un après l'autre leur interprétation de l'Agnihotra. La suite de l'histoire montre que ces interprétations ne suffisent pas et que le roi en a une qui est supérieure aux leurs. Cela ne l'empêche pas de dire à Yajňavalkya qu'il a examiné ce rite très attentivement et de l'honorer en lui offrant cent vaches. Mais quoique honoré ainsi, Yājñavalkya s'efforce, et réussit, à obtenir la connaissance supérieure que possède le roi"). C'est ainsi que le Jaiminiya Brāhmana (1.273) termine une discussion à laquelle quatre brahmanes ont participé : Ils étaient ainsi chacun (connectés) avec un seul [aspect]. Cependant, celui qui les connait ainsi tous comme étant un-car tous sont ainsi un-devient le meilleur parmi ses propres (hommes). >> Parfois, les textes présentent une nouvelle connaissance comme justification de l'état supérieur d'un personnage - qui devient alors le maitre de quelqu'un d'autre qui à son tour, pour obtenir cette connaissance, devient le disciple du premier - sans que des connaissances inférieures soient spécifiées. Il en est ainsi des rencontres d'Uddalaka avec Citra Gārgyāyani dans une histoire que nous avons étudiée, avec Pravāhana Jaivali dans une autre. Précisons tout de suite que, même dans ce domaine supra-normal, des différences d'opinion n'étaient pas exclues. Nos textes n'en parlent pas souvent, mais il en existe des exemples. La Chandogya Upanişad contient un passage (6. 2. 1) où Uddalaka Āruni (toujours lui!) confronte son enseignement à un autre qu'il juge incorrect. D'après lui, la position selon laquelle l'existant se produit à partir de l'inexistant est incorrecte: Comment l'existant pourrait-il se produire à partir de l'inexistant? » Le Jaiminiya Brahmana, quant à lui, contient un passage (1.144) qui énumère quatre points de vue concernant la distance qui sépare le monde intermédiaire du ciel et de la terre. Ces points de vue s'excluent mutuellement, et ne constituent donc pas une hiérarchie de connaissances. Le Satapatha Brāhmana (2.5. 1. 2) oppose l'opinion de Yājñavalkya selon laquelle deux types d'étres furent créés par Prajāpati à celle exprimée par la formule védique (rc) qui en reconnaît trois! Il faut encore ajouter que les rencontres que nous avons évoquées confrontent des brahmanes, ou des brahmanes et des ksatriya, souvent dans des situations plus ou moins directement liées au sacrifice. Il s'agit au fond de personnes qui se reconnaissent et se respectent comme appartenant aux mêmes couches supérieures de la société, et qui ne se considèrent pas comme des tricheurs ou des menteurs. En fait, dans le contexte du sacrifice, chaque participant est tenu de dire la vérité, et de ne pas mentir. Chacun des participants à une telle rencontre énonce donc la vérité qu'il connait en son coeur", sans que toutes ces vérités aient la même valeur. Certains possèdent des connaissances qui vont au-delà de celles des autres, sans les invalider. Les textes nous en disent peu sur la manière dont un individu acquiert pour la première fois des connaissances supérieures et approfondies, donc supplémentaires. Mais, une fois acquises, ces connaissances lui permettent d'obtenir le statut de maitre. Ce statut l'oblige, à ce qu'il semble, à transmettre ses connaissances à ses disciples! La connaissance qui intéresse les débatteurs védiques progresse donc par approfondissement, ou par accumulation, et non par le biais de conjectures et de réfutations, comme on décrit parfois le progrès de la connaissance aujourd'hui. De nouvelles connaissances sont ajoutées au sommet des connaissances déjà acquises. Cette situation a des conséquences curieuses dans les cas où ces connaissances ne viennent pas des profondeurs (ou hauteurs) de la pensée védique, mais d'autres contextes. Admettons une situation où des idées originaires d'autres milieux entrent dans la tradition védique et trouvent des adeptes parmi leo Connaissances védiques Essayons maintenant d'évaluer les implications de cette conception de connaissances hiérarchisées, conception tellement éloignée de celle de la science moderne, mais aussi de la philosophie classique indienne. Sans doute ne concerne-t-elle pas les connaissances banales et quotidiennes. Il n'est pas besoin de prouver que les Indiens védiques, y compris les brahmanes, connaissaient et reconnaissaient dans la vie normale la différence entre un énoncé correct et un mensonge, entre une vérité et une fausseté. Mais les connaissances dont on discute dans les débats qui nous intéressent ne concernent pas la vie normale, ou des choses banales et quotidiennes. C'est dans ce domaine d'objets appartenant à un niveau supérieur qu'on admet l'existence de vérités multiples et hiérarchisées. Page #7 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 218 JOHANNES BRONKHORST DISCIPLINE PAR LE DEBAT 219 brahmanes védiques eux-mêmes, ou parmi ceux qu'ils respectent, les ksatriya. Quelles seront les conséquences d'une telle rencontre d'idées ? A l'évidence, les idées de provenance étrangère, bénéficiant du prestige de leurs nouveaux détenteurs, ne pourront pas être simplement rejetées. Elles devront plutôt trouver une place dans la hiérarchie des connaissances védiques. Et s'il s'agit d'idées nouvelles (c'est-à-dire nouvelles dans l'ambiance védique), inconnues de la plupart des interlocuteurs, elles devront trouver une place au sommet même de cette hiérarchie, précisément parce que celui qui les introduit possède, sur ce point, des connaissances supplémentaires, et donc une quantité plus importante de connaissances. Notons que ces réflexions rappellent ce que l'on appelle parfois l'inclusivisme, trait qui, d'après certains érudits modernes, caractériserait la pensée indienne? L'inclusivisme est la tendance à incorporer - à inclure - de nouvelles connaissances dans le schéma des connaissances déjà en place, en les y subordonnant. La situation que nous rencontrons dans les textes védiques tardifs partage avec l'inclusivisme la tendance à accepter de nouvelles idées, et le refus de les rejeter comme fausses. Mais contrairement à l'inclusivisme, les débatteurs védiques seraient enclins, non pas à subordonner les nouvelles idées à celles déjà connues », mais inversement à subor donner les idées déjà connues aux nouvelles. La situation que nous considérons (pour l'instant hypothétique) serait donc un cas d'inclusivisme inverse. Il est bien évidemment risqué de spéculer sur la base d'évidences limitées au sujet de l'impact d'idées étrangères sur la tradition védique. Et il va sans dire que les détenteurs de cette tradition ne se sentirent pas obligés d'accepter comme supérieures aux leurs toutes les idées nouvelles ou différentes. Et, même si nous n'avons pas d'indications concrètes pour le prouver, il semble certain qu'ils n'ont pas accordé le statut de connaissance à une grande partie des idées non védiques auxquelles ils furent confrontés. Mais certaines idées non védiques ont réussi à pénétrer dans la tradition védique, et certains passages soutiennent même que ces idées étrangères parvinrent à obtenir une place au sommet de l'échelle des connaissances védiques. Ces idées non védiques concernent le cycle des renaissances déterminé par les actes, et la délivrance obtenue grâce à la connaissance de la nature de l'âme. Les raisons de croire que ces idées sont d'orikine non védique sont multiples et ne peuvent être répétées ici, Rappelons seulement que la littérature légèrement postérieure aux textes proprement védiques distingue et oppose deux voies d'ascese différentes : l'une est étroitement liée au sacrifice védique et conduit au ciel, l'autre vise la délivrance du cycle des renaissances et n'a aucun lien avec la tradition védique. Les différences entre ces deux voies ont tendance à s'affaiblir et à disparaître avec le passage du temps, ce qui porte à croire qu'elles étaient plus prononcées encore durant la période védique. Certains textes védiques avouent effectivement que le nouveau complexe d'idées a une origine extérieure à la tradition brahmanique. C'est précisément dans le contexte de certains debats que l'on relève les remarques les plus frappantes à cet égard. Regardons de plus près l'histoire d'Uddalaka et Pravāhana Jaivali telle que la racontent la Brhadaranyaka Upanisad (6. 2) et la Chandogya Upanisad (5. 3 sq.). On se rappellera qu'Uddalaka demande au roi de lui révéler les secrets auxquels il avait fait allusion en questionnant son fils Svetaketu. Dans les deux Upanişad le roi fait observer, au début de son enseignement, que jusqu'alors aucun brahmane n'avait possédé cette connaissance?). La Chandogya Upanişad ajoute que c'est la raison pour laquelle les ksatriva ont régné sur tous les mondes. Cette connaissance est donc présentée comme d'origine non brahmanique et inconnue des brahmanes, et c'est cette circonstance qui lui confère une place au sommet de l'échelle hiérarchique. Pravāhana Jaivali doit le statut de maitre (même s'il ne l'accepte pas) à une connaissance qui est d'origine non védique. Tous les passages qui nous rapportent l'enseignement donné par un ksatriya à un ou plusieurs brahmanes admettent implicitement que la connaissance concernée n'est pas d'origine strictement védiques. Parfois, la nature inhabituelle de cette situation est soulignée dans les textes. Ajātaśatru (BĀrUp 2.1.15; KausUp 4.18) observe qu'il est contraire à l'ordre des choses (pratiloma) qu'un brahmane cherche à connaitre Brahman auprès d'un ksatriya. Le récit de la rencontre de Janaka avec les trois brahmanes (SPaBr 11.6.2) montre la honte liée à un débat dont le vainqueur est un ksatriya. Citra Gärgyāyani loue Gautama Aruni de ne pas avoir cédé à l'orgueil en acceptant l'enseignement d'un ksatriya (KausUp 1.1). Quelle est alors cette connaissance supérieure d'origine non brahmanique ? Comme nous l'avons déjà dit, elle concerne souvent la doctrine de la renaissance déterminée par les actes, ou une position liée à celle-ci. Cette doctrine prend régulièrement une forme qui est adaptée à son nouvel environnement, pour des raisons qui méritent notre attention La connaissance non védique qui entre, par la voie indiquée précédemment, dans la littérature et la pensée védiques ne se présente Page #8 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 220 JOHANNES BRONKHORST DISCIPLINE PAR LE DEBAT 221 pas comme entièrement différente de la connaissance védique précédente, comme une nouveauté totale rompant avec la tradition. Bien au contraire, les conceptions védiques de la nature de la connaissance sacrée que nous venons d'étudier font de ce nouveau savoir une augmentation, une extension de ce que l'on savait déjà. Il se présente donc inévitablement sous une forme fortement brahmanisée, ou plutôt védisée. Il n'est pas besoin de le prouver en détail ici; d'autres chercheurs l'ont déjà fait. Les trois passages étudiés plus haut du Satapatha Brahmana (11.6.2: instruction de trois brahmanes par le roi Janaka), de la Brhadāranyaka Upanişad (6.2; instruction d'Aruni, père de Svetaketu, par le roi Jaivali Pravāhana), et de la Chandogya Upanişad (5. 3 sq.; même sujet) font l'objet d'une étude récente par Lambert Schmithausen (1994), qui a avancé l'hypothèse qui nous semble recevable : les deux derniers passages, ou du moins leurs parties doctrinales, descendraient d'un passage du Jaiminiya Brāhmana (1.45; pas question ici d'une instruction par un non-brahmane, ni d'une situation de débat) par l'intermédiaire d'un texte perdu que Schmithausen appelle *U et qui en serait une version modifiée, sous l'influence précisément de Satapatha Brahmana 11.6.2. En effet, ces deux passages upanişadiques parlent explicitement d'une renaissance dans ce monde, celui du Satapatha Brähmana donne l'impression de renvoyer vaguement à la doctrine de la renaissance tout en l'interprétant incorrectement », tandis que le passage du Jaiminiya Brāhmana ne fait ni l'un ni l'autre. De même, Toshifumi Goto a pu montrer (1996) que, des deux versions de l'enseignement de Sandilya - l'une dans le Satapatha Brāhmana (10.6.3), l'autre dans la Chandogya Upanişad (3.14) - la version brāhmanique ne concerne que l'enseignement secret sur le rituel de l'Agnicayana, enseignement que l'auteur de la version upanișadique a adroitement transformé en doctrine sur l'atman et le Brahman. De même encore, l'enseignement de Citra Gärgyāyani dans la Kausitaki Upanisad (1.1) concerne la renaissance et la délivrance, mais conserve, d'après Paul Thieme (1952), les traces d'un récit plus ancien qui n'en parlait pas. Enfin, l'enseignement de Yājñavalkya dans la Brhadāranyaka Upanişad 3, qui comprend des passages concernant la nature du Brahman et de l'âme, est l'élaboration d'une histoire-cadre qui se trouve dans le Satapatha Brahmana (11.6.3) sans le développement spéculatif de l'upanişada. D'après H. W. Bodewitz, qui suit en partie la thèse de Hyla Stunz Converse, l'idée d'une nouvelle mort dans l'au-delà (punarmytyu) et les raisonnements sur la manière dont on peut l'éviter (qui fait parfois partie de l'enseignement d'un ksatriya: ŚPaBr 10.6.1; JaimBr 1.22-25) semblent être une étape dans le processus d'incorporation de la doctrine de la transmigration dans la pensée védique" A considérer l'adaptation de la doctrine du karman et de la renaissance à son nouvel environnement, rien ne garantit que la forme de la doctrine que nous trouvons dans les textes védiques soit proche de celle acceptée dans les cercles non védiques auxquels elle avait été empruntée. Les textes védiques ne peuvent la présenter que sous une forme adaptée à son nouveau contexte, comme un approfondissement des réflexions (des connaissances ») déjà présentes dans la tradition védique. On comprend sans peine comment les circonstances décrites plus haut et, en particulier, la conception de la nature de la connaissance sacrée ont conduit beaucoup d'indianistes contemporains à considérer la doctrine du kanman et de la renaissance comme un développement interne à la pensée védique. La façon dont la nouvelle doctrine fait partie intégrante des spéculations védiques, souvent liées au sacrifice, semble plaider en faveur de cette hypothèse. L'impression créée par cette intégration réussie n'est pourtant pas fiable. La tradition védique ne pouvait pas accepter des idées non védiques sans les intégrer complètement. Loin de chercher à déguiser l'origine véritable de ces idées-nous avons vu que quelques passages dévoilent ouvertement leur origine non vedique - cette intégration fut la condition sine qua non pour que, à rang égal ou supérieur, elles trouvent leur place parmi les conceptions védiques les plus anciennement établies. NOTES 1. Malamoud, 1989: 22. 2. Voir également notre article. Svetaketu and the upanayana (1996). 3. Witzel (1987: 368 n. 14) attire l'attention sur le fait que la connaissance d'Uddalaka conceme les pieds, la partie la plus basse du corps et liée, depuis le Rgveda, aux südra. Il voit dans ce passage un moyen de la part des auteurs de la Chandogya Upanisad (des Samavedin) pour abaisser Uddalaka, célebre enseignant du Satapatha Brahmana. Notons pourtant qu'Uddalaka perdegalement dans un passage du Satapatha Brahmana (11.4.1: voir plus bas), et que la connaissance d'Aruna Aupavesi, père d'Uddalaka. concerne elle aussi les pieds selon, de nouveau, le Satapatha Brahmana (10.6.1.4; voir plus bas). 4. SPaBr 10.6.1.3:[bhyddharta samtidha upetå stheti. 5. C. GPabr 1.3.6 sq. 6. Voir également Insler, 1990. 7. BĀrUp 3.6.1: kasmin nu khale brahmaloka ota ca protas ceti sa hovaca: gang! maripraksih/ ma te m dhd wapeptar amata vai devaram aprechasil gorge maripriksir it. Pour des tentatives d'explication de la forme incorrectemd vor tar, voir Witzel, 1987: 400 sq.: Insler, 1990: 98 n. 2. Page #9 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 222 JOHANNES BRONKHORST DISCIPLINE PAR LE DEBAT 223 28. Bodewitz, 1996: 52 (This looks like a vague reference to, and a misinterpre. tation of the doctrine of rebirth :) 29. Cf. Brereton, 1997. 30. Bodewitz, 1996a. Bodewitz attire l'attention sur le fait que le thème de la victoire sur punarmtyu n'est pas lié de façon significative à des enseignements par un ksatriya (p. 39). ABRÉVIATIONS AO AS BEI BĀrUp ChanUp EFEO GPaBr HOS 8. BArUp 3.9 et ailleurs. Pour une analyse, voir Witzel, 1987: 377 sq.: également Brereton, 1997 9. BĀrUp 3. 7.1 10. Il n'existe, à ma connaissance, aucune indication que la connaissance supérieure soit incompréhensible pour le participant inférieur du débat, comme le suggere Insler (1990: 99). 11. Voir Renou, 1946; Falk, 1986: spec. 89. 12. Cf. Bronkhorst, 1997, esp. n. 3. 13. La fin de l'histoire est quelque peu étonnante. Yajnavalkya offre un don de son choix au roi, qui demande le privilège de lui poser des questions quand il le veut. A partir de ce moment Janaka fut brahmane: Renou (1948: 86 (896D propose controversiste au lieu de brahmane pour brahmdn. On sera tenté de voir un lien avec JaimBr 1. 19 ou d'après Renou (1948: 85 (895): 1953: 142 [905] Janaka devint le dis. ciple de Yajnavalkya (arha haina upajagau); mais Bodewitz (1973 : 63) a probablement raison en traduisant cette phrase : Alors il lui récita (le vers): L'absence d'argumentation dans ce debat (ainsi que dans les autres débats que nous avons examinés) ne justifie pas la conclusion que ceux-ci ne visaient pas l'obtention de connaissance, comme le maintient Ivo Fiser (1984: 72). 14. Wezler, qui a récemment (1997) étudié ce passage, y découvre une attitude d'esprit scientifique ou pré-scientifique. 15. CF. Fišer, 1984: 66. 16. Voir, p.ex., BĀrUp 3.9.23: tasmad api diksitam dhuh satyam vadeti sarye hy eva dikså pratisthità ete. C'est pourquoi ils disent à celui qui est consacré pour le sacrifice, "Dis la vérité !" Parce que la consécration est basée sur la vérité, 17. Ruben (1928: 245 n. 2) cite dans ce contexte BArUp 3.9.23 : hrdayena satyam jānāti, En son coeur, il connaît la vérité. 18. Parfois (p.ex. BArUp 3.3; 3.7) un Esprit Gandharva) qui a pris possession d'un être humain est à l'origine d'une nouvelle connaissance. 19. BArUp 6.2.8 donne l'impression que Pravahana Jaivali transmet sa connais sance a Gautama Aruni au moins en partie par peur que celui-ci ou ses ancêtres ne lui portent préjudice. L'homologic entre le receptacle de la connaissance et le mangeur de restes (Malamoud, 1989: 13 sq.) semble indéniable; tous les deux sont, de ce fait même. inférieurs au dispensateur de connaissance et de nourriture, 20. Conjectures and Refutations est le titre d'un livre du philosophe Karl R. Popper. 21. Voir Oberhammer, 1983. 22. Notre The Two Sources of Indian Asceticism (1993; 2' éd., Delhi, 1998) traite en détail de la question. Des arguments supplémentaires se trouvent dans notre article. Is there an inner conflict of tradition?. (1999). 23. BarUp 6.2.8: Cyam vidyerah parvam na kasmim cana brahmana svasa: ChanLp 5.3.7: [iyam na prdkvartah pura vidyabrahmanan gacchati. 24. ChânUp 5.3.7: tasmad u sarvesu lokesu katrasyaiva prasāsanam abhaid it. 25. L'inverse n'est pas forcément vrai: rien ne nous oblige à croire que des connaissances étrangères ne pourraient entrer dans la tradition védique qu'au moyen du seul enseignement par un ksatriya. Voir Schmithausen, 1995 pour une discussion de quelques passages évoquant un retour dans ce monde. 26. Il existe pourtant des exceptions. La position de Pravahana Jaivali dans ChånUp 1. 8-9 n'a rien à voir avec la renaissance etc. Il est peut-être significatif que Praváhana Jaivali soit ici présente, non pas comme un brahmane il est vrai, mais pourtant comme quelqu'un qui est expert dans le chant des Säman (udgithe kusala). 27. Cf. Bodewitz, 1992. Bodewitz, 1993 critique la théorie selon laquelle la doctrine classique de la renaissance déterminée par les actes se serait développée à partir du concept de barman dans le Veda; voir également Schmithausen, 1994a. ILJ JAOS JaimBr KausUp KISchr OAW SAWW Acta Orientalia, Copenhague. Asiatische Studien, Etudes asiatiques, Berne. Bulletin d'études indiennes, Paris Brhadaranyaka Upanisad (Kanva) Chandogya Upanisad Ecole française d'Extrême-Orient, Hanoi, Saigon, Paris Gopatha Brahmana. Harvard Oriental Series, Cambridge, Mass Indian Culture, Calcutta Indo-Iranian Journal, La Haye, Dordrecht. Joumal of the American Oriental Society, New Haven Jaiminiya Brāhmana. Kausitaki Upanisad. Kleine Schriften (Glasenapp-Stiftung), Wiesbaden, Stuttgart Osterreichische Akademie der Wissenschaften, Vienne. Sitzungsberichte der Akademie der Wissenschaften in Wien, Phil..hist. Kl., Vienne. Satapatha Brāhmana (Madhyandina). 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