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JOHANNES BRONKHORST
vous chantez la louange sans connaître la divinité qui lui est liée, votre tête volera en éclats ». Il est superflu d'ajouter qu' Usasti, à la demande des brahmanes menacés, se montre en mesure d'identifier les divinités concernées.
La valeur des connaissances
Que pouvons-nous conclure de tout ce qui vient d'être dit? Ce qui nous frappe est que les débatteurs sont hiérarchisés à proportion de leur savoir. On est supérieur si l'on sait davantage. Les connaissances ne sont pas divisées en deux rubriques, les correctes et les incorrectes. Bien au contraire, la question de savoir si une connaissance est correcte ou non ne se pose pas. Il semble bien que tous les points de vue offerts sont corrects; c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas strictement de points de vue, mais justement de connaissances qui sont, en tant que telles, nécessairement correctes. Mais quoique toutes les connaissances soient correctes, elles ne sont pas toutes suffisantes. En plus des connaissances déjà acquises, il y en a d'autres, qui permettront aux concurrents de posséder davantage de savoir. Celui qui gagne un débat a des connaissances plus amples, connaissances qui le distinguent des autres participants qui en ont moins. L'échelle ainsi établie ne mesure pas exclusivement la quantité des connaissances, mais également la valeur, la place dans la hiérarchie, des brahmanes et de leurs interlocuteurs qui en sont les possesseurs 10
Un exemple frappant de cette attitude est l'histoire - comme les acteurs sont des dieux et des démons il est peut-être plus approprié de parler d'un mythe - de l'enseignement donné par Prajapati au dieu Indra et au démon Virocana, racontée dans la Chandogya Upanisad (8.7-12). Indra et Virocana deviennent les disciples de Prajapati pour obtenir la connaissance de l'atman. Après trente-deux ans de vie comme étudiants brahmaniques, Prajapati leur enseigne que l'atman est le reflet que l'on voit dans l'œil, dans l'eau et dans un miroir. Cette connaissance - le texte parle de upanisad « connexion», ou plutôt < puissance effective» (bewirkende Macht)" - satisfait Virocana. Indra, pour sa part, n'est pas satisfait. Il revient chez Prajapati, redevient son disciple, et apprend, au terme, à nouveau, de trente-deux années, que celui qui, joyeux, se meut dans le rêve est l'atman. Indra n'est toujours pas satisfait, passe une troisième fois trente-deux anne auprès de Prajapati, et, celles-ci écoulées, apprend que l'état où l'on se trove profondément endormi, uni et serein, sans rêves,
DISCIPLINE PAR LE DÉBAT
c'est cela l'atman. Une quatrième période comme étudiant brahmanique, cette fois d'une durée de cinq ans, est nécessaire pour que Prajapati révèle à Indra les derniers secrets au sujet de l'atman. Rien dans cette histoire ne suggère que seul le dernier enseignement de Prajapati soit correct, et que les enseignements précédents soient incorrects. Bien au contraire, chaque nouvel enseignement est introduit par les mots « je te donnerai encore des explications supplémentaires » (te bhuyo 'nuvyākhyāsyāmi)". Et effectivement, chacune des explications concerne une chose pour laquelle le mot atman << Soi»> peut être utilisé.
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L'enseignement d'Aśvapati Kaikeya aux cinq brahmanes dans le Śatapatha Brāhmaṇa (10. 6. 1; voir plus haut) est une autre illustration de la même conception. Avant de partager sa connaissance supérieure au sujet du Vaiśvānara, Aśvapati demande à chacun de ses nouveaux disciples ce qu'ils en savent. Aruna pense que c'est la terre, ses condisciples font d'autres propositions, ou plutôt, ont d'autres connaissances. Chaque fois Aśvapati donne son approbation (om), ajoute pourtant que telle ou telle chose proposée n'est qu'une partie du Vaiśvānara; la terre, par exemple, n'est que les pieds du Vaiśvānara. Ces connaissances sont correctes, mais incomplètes. C'est sans doute la raison pour laquelle, comme le fait remarquer Aśvapati, des malheurs auraient frappé les brahmanes s'ils ne s'étaient pas rendus auprès de lui pour devenir ses disciples. Son enseignement cependant n'invalide pas les connaissances de ses élèves. Bien au contraire, il les réunit et les subordonne à une connaissance supérieure, celle du feu Vaiśvānara conçu sous la forme d'un homme. Mais quoique inférieures, les autres connaissances confèrent à leurs détenteurs certains privilèges. Le fait, par exemple, qu'Aruna connaisse Vaiśvānara comme établissement (pratisthä vaiśvānara) a pour conséquence qu'il est établi avec enfants et bétail. La discussion entre Silaka Salavatya, Caikitayana Dalbhya et Pravahana Jaivali décrite dans la Chandogya Upanisad (1.8-9) constitue un troisième exemple. Le sujet est la « voie (gati) du chant védique (saman); le développement de la discussion suggère qu'il s'agit de son fondement. Caikitayana présente tout un enchaîne. ment de réponses: la voie du chant védique est le son, celle du son est le souffle, celle du souffle la nourriture, celle de la nourriture l'eau, et celle de l'eau l'autre monde; plus loin, on ne doit pas aller. Šilaka va pourtant plus loin et ajoute la voie de l'autre monde: c'est ce monde-ci, au-delà duquel on ne devrait pas s'aventurer. Pravahaṇa, pour finir, ajoute une dernière « voie », celle de ce monde-ci, à savoir l'éther. Dans toute cette discussion, les positions
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