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JOHANNES BRONKHORST
DISCIPLINE PAR LE DEBAT
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brahmanes védiques eux-mêmes, ou parmi ceux qu'ils respectent, les ksatriya. Quelles seront les conséquences d'une telle rencontre d'idées ? A l'évidence, les idées de provenance étrangère, bénéficiant du prestige de leurs nouveaux détenteurs, ne pourront pas être simplement rejetées. Elles devront plutôt trouver une place dans la hiérarchie des connaissances védiques. Et s'il s'agit d'idées nouvelles (c'est-à-dire nouvelles dans l'ambiance védique), inconnues de la plupart des interlocuteurs, elles devront trouver une place au sommet même de cette hiérarchie, précisément parce que celui qui les introduit possède, sur ce point, des connaissances supplémentaires, et donc une quantité plus importante de connaissances.
Notons que ces réflexions rappellent ce que l'on appelle parfois l'inclusivisme, trait qui, d'après certains érudits modernes, caractériserait la pensée indienne? L'inclusivisme est la tendance à incorporer - à inclure - de nouvelles connaissances dans le schéma des connaissances déjà en place, en les y subordonnant. La situation que nous rencontrons dans les textes védiques tardifs partage avec l'inclusivisme la tendance à accepter de nouvelles idées, et le refus de les rejeter comme fausses. Mais contrairement à l'inclusivisme, les débatteurs védiques seraient enclins, non pas à subordonner les nouvelles idées à celles déjà connues », mais inversement à subor donner les idées déjà connues aux nouvelles. La situation que nous considérons (pour l'instant hypothétique) serait donc un cas d'inclusivisme inverse.
Il est bien évidemment risqué de spéculer sur la base d'évidences limitées au sujet de l'impact d'idées étrangères sur la tradition védique. Et il va sans dire que les détenteurs de cette tradition ne se sentirent pas obligés d'accepter comme supérieures aux leurs toutes les idées nouvelles ou différentes. Et, même si nous n'avons pas d'indications concrètes pour le prouver, il semble certain qu'ils n'ont pas accordé le statut de connaissance à une grande partie des idées non védiques auxquelles ils furent confrontés. Mais certaines idées non védiques ont réussi à pénétrer dans la tradition védique, et certains passages soutiennent même que ces idées étrangères parvinrent à obtenir une place au sommet de l'échelle des connaissances védiques.
Ces idées non védiques concernent le cycle des renaissances déterminé par les actes, et la délivrance obtenue grâce à la connaissance de la nature de l'âme. Les raisons de croire que ces idées sont d'orikine non védique sont multiples et ne peuvent être répétées ici, Rappelons seulement que la littérature légèrement postérieure aux textes proprement védiques distingue et oppose deux voies d'ascese
différentes : l'une est étroitement liée au sacrifice védique et conduit au ciel, l'autre vise la délivrance du cycle des renaissances et n'a aucun lien avec la tradition védique. Les différences entre ces deux voies ont tendance à s'affaiblir et à disparaître avec le passage du temps, ce qui porte à croire qu'elles étaient plus prononcées encore durant la période védique.
Certains textes védiques avouent effectivement que le nouveau complexe d'idées a une origine extérieure à la tradition brahmanique. C'est précisément dans le contexte de certains debats que l'on relève les remarques les plus frappantes à cet égard. Regardons de plus près l'histoire d'Uddalaka et Pravāhana Jaivali telle que la racontent la Brhadaranyaka Upanisad (6. 2) et la Chandogya Upanisad (5. 3 sq.). On se rappellera qu'Uddalaka demande au roi de lui révéler les secrets auxquels il avait fait allusion en questionnant son fils Svetaketu. Dans les deux Upanişad le roi fait observer, au début de son enseignement, que jusqu'alors aucun brahmane n'avait possédé cette connaissance?). La Chandogya Upanişad ajoute que c'est la raison pour laquelle les ksatriva ont régné sur tous les mondes. Cette connaissance est donc présentée comme d'origine non brahmanique et inconnue des brahmanes, et c'est cette circonstance qui lui confère une place au sommet de l'échelle hiérarchique. Pravāhana Jaivali doit le statut de maitre (même s'il ne l'accepte pas) à une connaissance qui est d'origine non védique.
Tous les passages qui nous rapportent l'enseignement donné par un ksatriya à un ou plusieurs brahmanes admettent implicitement que la connaissance concernée n'est pas d'origine strictement védiques. Parfois, la nature inhabituelle de cette situation est soulignée dans les textes. Ajātaśatru (BĀrUp 2.1.15; KausUp 4.18) observe qu'il est contraire à l'ordre des choses (pratiloma) qu'un brahmane cherche à connaitre Brahman auprès d'un ksatriya. Le récit de la rencontre de Janaka avec les trois brahmanes (SPaBr 11.6.2) montre la honte liée à un débat dont le vainqueur est un ksatriya. Citra Gärgyāyani loue Gautama Aruni de ne pas avoir cédé à l'orgueil en acceptant l'enseignement d'un ksatriya (KausUp 1.1).
Quelle est alors cette connaissance supérieure d'origine non brahmanique ? Comme nous l'avons déjà dit, elle concerne souvent la doctrine de la renaissance déterminée par les actes, ou une position liée à celle-ci. Cette doctrine prend régulièrement une forme qui est adaptée à son nouvel environnement, pour des raisons qui méritent notre attention
La connaissance non védique qui entre, par la voie indiquée précédemment, dans la littérature et la pensée védiques ne se présente