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JOHANNES BRONKHORST
DISCIPLINE PAR LE DEBAT
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Avec ou sans humiliation
Inutile de rappeler la relation, exposée par le jubilaire, entre le disciple et son maître dans la littérature védique. L'élève mange les restes du repas du maître, circonstance lourde de signification, étant donné que les restes d'un repas sont souillés dans la perspec tive védique. Un brahmane ne mange que les restes du sacrifice, du repas des dieux. C'est la raison pour laquelle, « à cet égard, la relation entre l'élève et le maître est très semblable à celle qui existe entre le sacrifiant et les dieux'. Quelle est alors la justification de ce retour à un état de vie inférieur, quelle est la logique qui se cache derrière lui?
Le comportement en question n'est pas exceptionnel dans la littérature védique tardive. Exactement la même histoire est racontée - sous une forme légèrement différente qui garde pourtant les traits significatifs pour notre propos - dans la Brhadaranvaka Upanisad (2.1), ainsi que dans le Sankhāyana Aranyaka (6). Le thème d'un savant reconnu qui devient le disciple de quelqu'un d'autre se retrouve également ailleurs. Sont particulièrement pertinentes les histoires concernant le brahmane Svetaketu et son père Uddälaka Aruni de la lignée de Gautama. L'une d'elles est racontée au début de la même Kausitaki Upanişad (1.1) qui contient l'histoire de Gärgya Balaki et Ajātaśatru. Elle trahit un esprit d'émulation entre les deux personnages principaux, Āruni, c'est-à-dire Uddalaka Aruni, et Citra Gargyāyani (Gängyāyani), probablement un ksatriya. Le dernier, préparant un sacrifice, choisit le premier comme officiant. Aruni, au lieu d'accepter, envoie son fils et disciple Svetaketu, sans doute une expression de son sentiment de supériorité. Citra riposte en posant à Svetaketu quelques questions auxquelles celuici n'est pas en mesure de répondre; il propose plutôt de demander à son maitre (ācārya), donc à son père. Mais celui-ci ne connait pas non plus les réponses, et s'approche de Citra Gärgyāyani avec des combustibles dans les mains (samitpāni); il lui demande de l'accepter comme disciple. La réaction de Citra est intéressante. Il loue Gautama de ne pas céder à l'orgueil, et lui donne son enseignement
Les deux histoires considérées jusqu'à ce point ne sont pas tout à fait parallèles. Dans la rencontre de Gārgya Bālāki et d'Ajätasatru le désir de se montrer supérieur semble bien venir du premier. Gärgya Bālāki prétend pouvoir faire quelque chose (« expliquer Brahman) dont il n'est en réalité pas capable. Au lieu de se montrer supérieur au roi, il découvre qu'il lui est inférieur, ce qu'il avoue par le fait de
vouloir devenir son disciple. Dans la deuxième histoire, d'autre part, la discussion est entamée par Citra Gärgyāyani, non pas avec le savant Uddālaka Aruni, mais avec son fils et disciple Svetaketu. A première vue, il n'y a pas là de vrai défi. Cette première impression semble pourtant trompeuse. Le premier défi ne vient pas de Citra Gargyāyani, mais d'Uddalaka Aruņi. Ce dernier n'accepte pas l'invi. tation d'être officiant au sacrifice de Citra, et envoie à sa place un inférieur, son disciple Svetaketu qui est en même temps son fils. L'épreuve de force a donc lieu entre Citra et Uddälaka Aruni, et Svetaketu n'y joue qu'un rôle d'intermédiaire. L'histoire ne raconte même pas si Svetaketu devient disciple de Citra. Cet aspect de l'histoire serait en tout cas sans intérêt, parce que Svetaketu est déjà disciple, et un changement de maître n'affecterait pas son état. Le cas de son père est totalement différent: de maître qui se croyait supérieur à Citra, il finit par lui être inférieur.
Uddälaka et Svetaketu figurent de nouveau dans une autre histoire, qui semble à première vue être une variante de la précédente, et se trouve dans la Brhadāranyaka Upanisad (6.2). Cette fois, pourtant, Svetaketu s'approche de son propre gré de son interlocuteur, ici le prince (rājanyabandhu) Pravāhana Jaivali. Le prince, sans que personne ne lui pose un défi, interroge son jeune visiteur sur des sujets inconnus de celui-ci. Jaivali l'invite alors à rester, sans doute pour que Svetaketu apprenne les réponses aux questions posées. Mais Svetaketu rentre en courant chez lui, et répète les questions du prince à son père. Le texte ne dit pas qu'Uddalaka ne connait pas les réponses, mais la suite ne laisse pas de doute à cet égard. Uddalaka propose à son fils d'aller ensemble auprès du prince, pour y vivre la vie d'étudiants religieux (brahmacaryam vatsyāva iti). Svetaketu décline l'offre, et Uddalaka se rend donc seul à l'endroit où se trouve Pravāhana Jaivali. Il y est reçu comme un hôte respecté, et le prince lui permet même de faire un veu. Le vou est, inevitablement, d'entendre ce que le prince a dit à Svetaketu. (La formulation est un peu maladroite, parce qu'Uddalaka a déjà entendu les questions posées par Jaivali; son but, ici, est évidemment d'entendre les réponses.) Après quelques protestations, le prince accepte, sous condition qu'Uddälaka fasse la requête selon la coutume. C'est dire qu'Uddālaka devient le disciple de Jaivali, et qu'il en reçoit ensuite l'enseignement.
Cette histoire, ou plutôt cette version de l'histoire, est étrange. Contrairement aux deux histoires précédentes, il n'est pas ici question d'une confrontation de deux intellects, ni d'une défaite, ou d'une humiliation, de l'un des deux. Tout ce que le texte nous sug