Book Title: Pourquoi La Philosophie Existe T Elle En Inde
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst

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Page 3
________________ ÉTUDES DE LETTRES POURQUOI LA PHILOSOPHIE EXISTE-T-ELLE EN INDE? 11 maine de l'examen critique, il n'y a pas de zones qui devraient être du ressort exclusif de la tradition, de la révélation ou de l'intuition. Cet aspect semble lié à la croyance que l'investigation rationnelle peut être utilisée même dans des domaines qui pourraient empiéter sur d'autres sources d'autorité, comme la tradition et la religion, ou même la perception ordinaire. Ce n'est peut-être pas une coincidence si la Grèce antique et l'Inde ancienne ont vu, peu après que les traditions d'investigation rationnelle se soient établies, l'apparition de penseurs qui accordaient une confiance illimitée au pouvoir du raisonnement. Les Eléates en Grèce et Nāgārjuna et ses disciples en Inde n'ont pas hésité à reieter la réalité perçue, non pas sur la base de la tradition, de la révélation ou d'une intuition spéciale, mais sur la base de la simple argumentation. J'ajoute que le fait de posséder une tradition d'investigation rationnelle n'implique pas que chaque penseur soit rationnel, c.-à-d. critique et ouvert à tous les égards et dans tous les domaines sur lesquels il s'exprime. En outre, le fait de posséder une tradition d'investigation rationnelle n'est pas la même chose que le fait d'être capable de penser intelligemment. Les gens peuvent penser intelligemment sur toutes sortes de choses, sans pour autant empiéter sur des domaines qui appartiennent à la tradition, à la révélation, à l'intuition ou à la religion'. La présence d'une tradition d'investigation rationnelle en Inde peut sembler tout sauf remarquable aux héritiers modernes de la pensée grecque que nous sommes, mais je pense néanmoins qu'elle l'est. Il semble qu'à part la Grèce et l'Inde anciennes, et leurs héritiers, il n'existe pas d'autre instance où une tradition indépendante d'investigation rationnelle se soit produite. Je réalise que cette déclaration va particulièrement déranger ceux qui maintiennent qu'il y a trois traditions philosophiques dans l'histoire humaine: celles qui sont rattachées respectivement à l'Europe, à l'Inde et à la Chine. Il semble que la Chine n'a jamais eu de tradition rationnelle dans le sens que je propose ici. Je discuterai de ce point en suivant l'exemple du sinologue A.C. Graham, qui a mené une réflexion profonde sur la question de la rationalité en Chine Il est intéressant de relever que Graham ne pense pas que la Chine ait connu la rationalité. Il dédie un chapitre de son livre Disputers of the Tao (1989) à cette question. A la page 75, nous y lisons: "En Chine, la rationalité se développe avec les controverses des écoles, et Sont par oir Schar ature an 5. Cette dernière condition distingue en particulier une tradition d'investigation rationnelle d'une rationalite telle qu'elle est comprise par différents auteurs. Voir, par ex., Staal, 1989; Goody, 1996: ch. 1. Un débat contemporain où les parties impliquées ne semblent pas prêtes à accepter qu'il n'y ait pas de zones de la réalité qui soient fondamentalement au-delà du domaine de l'examen critique est le dialogue religieux entre les musulmans et les chrétiens. Cf. Waardenburg, 1998: 48: "Le débat entre les deux religions tient ainsi d'une sorte de compétition pour la possession de la Révélation", et p. 109: "Aussi triviale que la remarque puisse paraitre, la différence essentielle entre un monologue et un dialogue réside tout de même dans le fait que dans le second cas on écoute et répond à ce qu'a dit l'autre.... Dans ce sens, le dialogue inter-religieux et notamment celui entre musulmans et chrétiens commence à peine." 6. Il s'agit là d'une caractéristique durable dans les deux traditions. Pour la Grèce, cf. Lloyd, 1991: 102: "L'empressement des philosophes grecs anciens, moyens et tardifs à approuver des solutions radicales et radicalement contraires à l'intuition - menées par des arguments - est certainement un phénomène frequent caractéristique de ce que les Grecs eux-mêmes comprenaient par rationalité." Pour 'Inde, voir l'exemple de Vasubandhu dont nous discuterons plus bas, ainsi que d'autres exemples dans Bronkhorst, 1999a. 7. Notons qu'une tradition d'investigation rationnelle, un fait social, est ici considéré comme exerçant une influence décisive sur la pensée individuelle, un fait psychologique. Cf. Horton, 1993: 330: "Le Vieil Adam ... est tout sauf spon tanément autocritique. Autant que possible, il s'accroche à son cadre établi, quoi qu'il arrive. S'il commence à le critiquer lui-même, c'est d'habitude seulement pour anticiper les attaques critiques des autres penseurs voués à des cadres - vaux. Dans un contexte consensuel, de tels autres sont par définition absents." 8. Pour des études très récentes, voir Scharfstein, 1997; 1998: chapitre 1. Pour des références à la littérature antérieure, voir Halbfass, 1997: 302. Pour des références à la littérature qui reconnait plus que trois traditions philosophiques, voir Halbfass, 1997: 301; Scharfstein, 1998: note ad p. 4-5, et p. 532 note 6. 9. Cf. en outre Jullien, 1995. Pour une discussion récente de cette question, voir Goody, 1996:26 s. A ce propos, la discussion de Kohn (1995) sur les débats entre bouddhistes et taoistes est interessante. 10. Les réflexions de Graham induisent J.J. Clarke (1997: 200) à remarquer qu'il est plausible d'argumenter que les manières de penser orientales ont une rationalité qui peut différer à certains égards de celles qui sont caractéristiques de l'Occident, mais qui n'en est pas pour autant moins "rationnelle Personnellement, j'inclinerais plutôt à être du même avis que Chad Hansen, qui - dans un chapitre sur les "réflexions méthodologiques" qui concorde de duverses manières avec les positions que j'ai prises concernant l'interprétation d'un texte indien (Bronkhorst, 1986: xiii s.) -fait l'observation suivante (1983: 19): "... le fait que la philosophie chinoise est logique dans un sens pour ainsi dire inne n'est pas une découverte mais (notre décision. C'est une décision que de proposer, critiquer, et défendre des interprétations d'une manière particuliere, usant de la consistance et de la cohérence comme standards critiques." Bien entendu, cette position méthodologique ne nous dit pas dans quelle mesure les penseurs chinois eux-mêmes étaient prêts à appliquer de tels standards dans des domaines appartenant à la tradition, à la révélation, à l'intuition ou à la religion

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