Book Title: Pourquoi La Philosophie Existe T Elle En Inde
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst

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Page 14
________________ ÉTUDES DE LETTRES POURQUOI LA PHILOSOPHIE EXISTE-T-ELLE EN INDE? 33 il n'est pas question ici d'élaborer des systèmes de pensée cohérents! ce qui suggère que ces débats bouddhiques anciens étaient en premier lieu destinés à une consommation interne, et que l'on ne ressentait aucun besoin d'immuniser sa propre position contre la critique. Nous avons vu que l'élaboration de systèmes de pensée cohérents appartient à une phase plus tardive du développement du bouddhisme. Je suis bien conscient du fait qu'il me reste à répondre à une question délicate. Les critiques me demanderont sans doute si je suis bien sérieux de placer le grammairien Pāņini - dont la grammaire a été décrite comme "l'un des plus grands monuments de l'intelligence humaine" - à une époque pré-rationnelle de l'histoire intellectuelle de l'Inde. Pānini semble avoir vécu pendant la seconde partie du quatrième siècle avant notre ère ou plus tard, peut-être avant l'invasion d'Alexandre, mais cela n'est pas certain". Une influence grecque n'est pas impossible en ce qui le concerne, mais elle est peu probables c'est-à-dire, à une certaine sorte de connaissance". La rationalité d'autre part brille par son absence. Il est vrai que les Brāhmanas et les Upanişads rapportent un certain nombre de débats fameux, mais ces derniers ne peuvent d'aucune façon être décrits comme rationnels. En fait, ils constituent des exemples classiques du contraire absolu. Personne dans ces débats n'est jamais convaincu des arguments de l'adversaire. Le vainqueur d'un débat, comme Walter Ruben l'a montré il y a longtemps (1928), n'est pas celui qui sait mieux, mais celui qui sait plus". L'argumentation logique est complètement absente, Des énoncés apodictiques sont acceptés sans résistance aucune. D'ailleurs, le maitre n'a pas besoin de présenter des arguments pour soutenir son enseignement, car l'idée même qu'il puisse par erreur enseigner quelque chose d'incorrect ne semble pas même être venue à l'esprit des penseurs des Upanişads. Chaque pensée est correcte, mais elle peut être insuffisante, et doit donc être subordonnée à la connaissance du vainqueur. D'autre part, le fait de poser trop de questions peut avoir des conséquences désastreuses. Suivant l'interprétation que l'on donne à l'expression concernée, on peut avoir la tête qui explose, ou l'on peut perdre la tête d'une façon moins violente, physiquement parlant". Quant à savoir pourquoi de simples questions peuvent s'avérer si lourdes de conséquences pour le participant malchanceux, Michael Witzel (1987: 409) nous rappelle que les exemples védiques traitent tous d'une connaissance qui est "secrète" d'une manière ou d'une autre: elle n'est peut-être connue que d'une personne éminente, un maitre qui ne la transmet pas volontiers, même lorsqu'on le questionne, ou alors elle n'est connue que d'une classe de spécialistes du rituel qui ne désirent pas partager leur connaissance ésotérique avec des groupes rivaux. Tout ceci ne contribue bien entendu pas à créer des systèmes de pensée cohérents. Witzel a aussi attiré notre attention sur les ressemblances nombreuses qui existent entre les débats upanişadiques et ceux qui sont rapportés dans les textes bouddhiques anciens. Il y a bien entendu aussi des différences. Mais, comme dans le cas des textes védiques tardifs, diction dans le discours de son adversaire: "Sois attentif, Aggivessana, Et une fois que tu es devenu attentif, Aggivessana, répond. Carton dernier discours ne correspond pas à ton premier, ni ton premier à ton dernier" (MN 1.232: manasikarohi Aggivessana, manasikaritvà kho Aggivessana byakarohi, na kho te sandhiyati purimena vă pacchimam pacchimena vă purimam; tr, selon Horner, 1954: 285). Voir aussi Jayatilleke, 1963: 205-276 ("The attitude to reason"); Watanabe, 1983: 69 ss. ("The development of the dialogue form'). Ailleurs, des membres d'autres courants religieux sont décrits comme "intelligents, habiles, versés dans l'art de disputer avec d'autres, pinailleurs" (par ex. DN 1.26: santi hi kho pana samanabrähmanā pandită nipuna kataparappavada válavedhirapa vobhindantă maine caranti pannagatena ditthigatani). 51. Richard F. Gombrich (1996; 18) note que "le Bouddha était sans cesse en train de disputer ad hominem et d'adapter ce qu'il disait au langage de son interlocuteur" et conclut que "cela doit avoir eu des implications énormes pour la consistance, ou plutôt l'inconsistance, de son mode d'expression". Que cette conclusion soit correcte ou non, il semble clair que la méthode d'argumentation représentée dans les textes bouddhiques anciens ne contribue guère à l'élaboration de systèmes de pensée cohérents. 52. Hinüber, 1990: 34: Falk, 1993: 304. Divers savants préférent demeurer fidèles aux estimations plus anciennes des dates de Pānini, mais sans preuves, voir Werba, 1997: 137, y compris la note 64, avec des références à des chercheurs antérieurs dont les opinions sont tout aussi peu prouvées. Sur la tendance à attribuer des dates anciennes à la littérature védique, ainsi que védique tardive, voir Bronkhorst, 1989. 53. Karttunen, 1989: 142-146; 1997: 12 y compris note 49. 54. Dans le cas de Patañjali, d'autre part, nous avons des preuves qu'il avait subi l'influence du bouddhisme post-pancavastuka, et donc du moins indirectement celle des Grecs, si l'on accepte l'hypothèse proposée ici; cf. Bronkhorst, 1987, 1995. 47. Le reste de ce paragraphe apparaît aussi, sous une forme un peu différente, dans Bronkhorst, à paraître b. 48. Cf. Lloyd, 1979: 60-61; 1987: 87-88; Bronkhorst, à paraître c. 49. Voir Witzel, 1987, et Insler, 1990. 50. Cf. Manné, 1992. Dans la discussion entre le Bouddha et le Jaina Saccaka (Cūlasaccakasutta, Majjhima Nikāya no. 35), pour citer un exemple, il y a une confrontation d'idées indéniable, et le Bouddha n'hésite pas à signaler une contra

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