Book Title: Pourquoi La Philosophie Existe T Elle En Inde
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst

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Page 2
________________ ÉTUDES DE LETTRES POURQUOI LA PHILOSOPHIE EXISTE-T-ELLE EN INDE? 9 tradition d'investigation rationnelle en Inde s'exprime, comme je l'ai déjà indiqué, dans sa tradition de débat rationnel et dans les résultats de cette dernière, les tentatives qu'ont faites bien des penseurs pour améliorer leur propre système, avec les raffinements et les développements qui s'en suivent. L'autre condition que je n'ai pas encore spécifiée, c'est que dans une tradition d'investigation rationnelle, il n'y pas de zones de la réalité qui soient fondamentalement au-delà du do du débat sérieux. Ces idées reçues datent d'avant le début de notre ère, et il est peu probable qu'elles vont disparaître dans un futur proche. Mais ces idées reçues sont fausses, comme chaque indianiste le sait. L'Inde a une longue tradition de débat rationnel, liée à des tentatives systématiques de comprendre le monde et notre place dans ce dernier. Pendant longtemps, différents systèmes de philosophie ont existé côte à côte, et pendant la plupart de ce temps, leurs adeptes ont fait des efforts majeurs pour montrer que seul leur propre systeme avait raison, et que les autres avaient tort, ou étaient incohérents. Ce débat suivi eut pour conséquence que bien des penseurs ont essayé d'améliorer leurs propres systèmes, et, ce faisant, les ont raffinés et développés. Simultanément, l'art du débat et de la preuve a reçu une attention soutenue, et la logique a subi de longs développements que les chercheurs sont encore en train d'éclaircir? J'appellerai une tradition d'investigation rationnelle ces caractéristiques combinées, jointes à une autre condition que je vais spécifier dans un instant'. L'Inde possède une telle tradition d'investigation rationnelle, mais, comme je me propose d'en argumenter, on ne peut pas en dire autant pour toutes les cultures humaines. La présence d'une 2. Les discussions pendant l'atelier sur "La rationalité en Asie" m'ont convaincu de l'importance d'une de ces caractéristiques, à savoir, que les penseurs se sentent obligés d'améliorer leurs propres systèmes sous l'influence des critiques dirigées contre eux. On peut trouver des exemples de critiques et de dissensions dans toutes sortes de cultures humaines, mais des exemples des changements qui en résultent dans les systèmes soumis à la critique sont peut-être bien moins fréquents. De tels changements constituent toutefois la dynamique de l'histoire de la philosophie indienne classique, comme je me propose de le montrer ci-dessous. Voir aussi l'article "Pour comprendre la philosophie indienne". dans ce volume. Randall Collins (1998: 163 s.) traite du même problème quand il remarque qu'il existe des preuves abondantes qu'un conflit peut parfois s'avérer créatif, mais que certaines sortes de rivalités structurales stimulent l'innovation par l'opposition, tandis que d'autres ont un effet opposé sur la vie intellectuelle. provoquant la stagnation et le particularisme; ce que Randall Collins n'a pas envisagé, c'est que la présence ou l'absence d'une tradition d'investigation rationnelle (voir ci-dessous) nous aidera peut-être à résoudre ce problème. 3. Un tel usage du terme 'rationnel' n'est pas nouveau, et il est proche de l'usage qu'en font William Warren Bartley III et Peter Munz; cf. Munz, 1985: 50: "Si nous sommes des panrationalistes, nous disons qu'il est rationnel de critiquer toute chose et de n'adhérer qu'aux énoncés qui ont jusque-là résisté à la critique Selon cette vue, la 'raison' ne dénote pas une faculté substantive ou une méthode correcte pour en arriver à des énoncés qui sont vrais, mais une qualité négative. Lorsqu'on est rationnel, on est ouvert à la critique et une invitation absolument sans limites à la critique est l'essence de la rationalité." Cf. en outre la remarque attribuée à K. Popper par Piatek (1995: 171): "Il n'y a pas de meilleur synonyme pour 'rationnel que 'critique" (cf. Popper, 1998: 109; Artigas, 1999; aussi Miller, 1994; Munz, 1993: 177.)-Notons que Platon déjà décrivait le raisonne ment comme "le débat silencieux de l'âme avec elle-même" (Sorabji, 1993: 10, avec des références au Théététe 189E-190A, Sophiste 263E-264A, et Philébe 38C-E, mais voir aussi Sorabji, 1993: 65-67), c'est-à-dire, ce que nous pourrions appeler un débat interiorisé; cf. la note 6, ci-dessous. En outre, Sorabji attire notre attention (1993: 36-37, puis 67-71; avec des référence au De Anima 3.3) sur la déclaration d'Aristote que "la croyance implique la persuasion, qui à son tour implique la possession de la raison (logos)." Ceci n'implique pas forcément un dialogue avec d'autres, et Sorabji assume que "Aristote permettrait à sa persuasion d'être une auto-persuasion".-L'usage du terme 'rationnel' préconisé ici dispose de l'obligation de distinguer entre différentes formes de 'raison ou de 'rationalite', comme le maintient par exemple Pierre Vidal-Naquet (Vernant & Vidal-Naquet, 1990: Présentation). 4. Il est intéressant de rappeler ici ce que Richard H. Popkin, un des plus grands experts de la tradition sceptique en Occident, dit sur le scepticisme (1996: xviii): "Pendant des années, j'ai caressé l'idée d'écrire un article décrivant le scepticisme comme une lettre anonyme. La question de savoir qui est l'auteur a un certain intérêt, mais ce n'est pas la question principale. Le destinataire a la lettre. La lettre suscite une série de problemes pour le destinataire lorsqu'il doit défendre sa position philosophique dogmatique. Que l'on trouve ou que l'on identifie l'auteur anonyme, mort ou vivant, sain d'esprit ou non, n'est d'aucune aide lorsqu'il s'agit de résoudre ou de rejeter les problèmes. Il importe donc peu de savoir si le scepticisme peut être exposé de façon consistante. La pointe de l'attaque sceptique réside dans l'effet qu'elle a sur le dogmatiste, qui ne peut échapper à l'attaque en dénonçant l'adversaire sceptique, qu'il n'est peut-être pas en mesure de trouver, d'identifier ou de classer. C'est aux dogmatistes qu'il revient de se de fendre, s'ils le peuvent, sans se demander si le sceptique existe réellement comme un membre en chair et en os de la race humaine, ou comme un pensionnaire fou furieux d'un hôpital psychiatrique, ou comme un personnage de science fiction. ... Le sceptique, réel ou imaginaire, a poussé les non-sceptiques à s'efforcer en core et encore à trouver une manière cohérente et consistante de mettre un ordre acceptable dans leur maison intellectuelle (acceptable pour des dogmatistes honnêtes), tout cela pour réaliser qu'un autre sceptique, réel ou imaginaire, est en train de créer une autre masse de doutes qui requièrent d'autres examens et réflexions. Le sceptique, l'auteur de la lettre anonyme, n'a pas besoin de faire partie de ce processus, mais il n'a qu'à attendre ses résultats, et se tenir prêt à composer une autre lettre anonyme."

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