Book Title: Pourquoi La Philosophie Existe T Elle En Inde
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst

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Page 9
________________ ETUDES DE LETTRES POURQUOI LA PHILOSOPHIE EXISTE-T-ELLE EN INDE? 23 Le Padärthadharmasangraha de Prasastapāda, un traité de Vaišeşika appartenant au sixième siècle de notre ère, introduit, apparemment pour la première fois dans l'histoire du Vaisesika, la notion d'un Dieu créateur omniscient et omnipotent. Un examen minutieux des passages qui traitent de ce Dieu montre que sa tâche de loin la plus importante est celle de guider le processus de rétribution karmique. Le Dieu supreme, ou plus précisément le dieu quelque peu inférieur qu'il crée, puis rend responsable de la période du monde concernée, connait les effet des actes des êtres vivant, et, à l'aide de cette connaissance, crée les étres vivants en accord avec leurs actes passés. De cette façon, le problème du mécanisme de la rétribution karmique est résolu, mais pas impunément. A la place du problème téléologique initial, nous avons maintenant un Dieu créateur, dont le pouvoir d'agir d'une façon réfléchie est tenu pour donné. Ainsi, le problème en est réduit à un problème concernant la psychologie de Dieu. Le Vaiseșika n'était pas indifférent au problème de la dimension téléologique de la psychologie humaine, qu'il tenta de résoudre selon des méthodes semblables à celles du behaviorisme moderne. Toutefois, il est difficile de voir comment la psychologie humaine de l'école pouvait expliquer le comportement réfléchi de Dieu, en accord avec la loi de la rétribution karmique. Mais quoi que nous puissions penser d'autre sur l'introduction d'un Dieu créateur dans le but d'expliquer la rétribution karmique, une chose qui n'est pas toujours appréciée à sa juste valeur, c'est que ce développement fut inspiré par des considérations rationnelles, par un besoin intellectuel, et non pas, ou pas seulement, ni même en premier lieu, par les développements religieux de l'époque. Bref, les penseurs de l'école du Vaiseșika avaient essayé de résoudre l'énigme d'expliquer les actes téléologiques en termes de causes prochaines, et avaient échoué. Ils étaient pratiquement voués à l'échec; de nos jours encore, cette énigme demeure une des préoccupations centrales des philosophes et des hommes de science. Vasubandhu est un autre penseur indien important, qui vécut quelque peu avant Prasastapäda. Vasubandhu appartenait à un courant de pensée totalement différent. Il était bouddhiste, et sa philosophie différait par bien des égards de celle de Prasastapäda. Vasubandhu était lui aussi rendu perplexe par le même problème, celui du mécanisme de la rétribution karmique. Il opta lui aussi pour une solution radicale, bien que tout à fait différente de celle de Prasastapāda. L'aspect le plus déconcertant de la rétribution karmique, c'est que les résidus des actes, qui sont d'une manière ou d'une autre emmagasinés dans l'esprit, ont en temps voulu un effet sur le monde matériel. Vasubandhu évita cette difficulté en déclarant qu'ils n'ont pas cet effet. Les actes, leurs résidus, et leurs résultats sont en fin du compte de simples événements mentaux. Ceci implique bien entendu que Vasubandhu opta pour l'idéalisme, pour la simple raison que ce n'est que de cette manière que la retribution karmique allait devenir compréhensible. Certains chercheurs sont d'avis que l'idéalisme est entré dans la pensée indienne bouddhique sous l'inspiration d'expériences méditatives27. L'idéalisme existait en effet depuis un certain temps, lorsque Vasubandhu s'y convertit lui aussi. Je ne connais toutefois aucune indication que Vasubandhu se soit tourné vers l'idéalisme sur la base d'une expérience méditative. Tout au contraire, il en vint à l'accepter, comme nous l'avons vu, dans le but de rendre la rétribution karmique intelligible, c'est-à-dire, sur la base de la réflexion critique. Les arguments qui ont été avances pour démontrer que les premiers idéalistes bouddhistes, les prédécesseurs de Vasubandhu, ont basé leurs convictions sur l'expérience méditative, ne sont pas irrefutables. Les textes concernés ne sont pas dépourvus d'ambiguïté à cet égard, mais ils sont compatibles avec l'opinion que déjà les premiers idéalistes bouddhistes en étaient arrivés à cette position dans le but de rendre possible une meilleure compréhension de la rétribution karmique. Je ne peux pas élaborer ce point ici, mais j'en ai traité dans une autre étude Prasastapāda et Vasubandhu prirent des décisions radicales qui devaient s'avérer lourdes de conséquences pour le développement ultérieur de la pensée indienne. Ils le firent parce qu'ils ne voyaient pas d'autre manière d'expliquer un dogme qu'ils tenaient pour certain: le dogme de la rétribution karmique. A première vue, il se peut que les développements qu'ils susciterent, ou qu'ils développèrent, ne nous semblent pas typiques de la pensée rationnelle. Toutefois, un examen minutieux de leurs paroles et de leur entourage intellectuel nous montre qu'ils l'étaient. C'est-à-dire qu'ils étaient des réponses à un défi auquel ces deux penseurs se trouvaient confrontés. Ces exemples illustrent la mesure dans laquelle la tradition indienne d'investigation rationnelle fut confrontée à ses propres problèmes, et en arriva à des solutions qui different parfois sensiblement de ce à quoi nous sommes accoutumés en Occident. Pour cette raison, 27. Voir Schmithausen, 1973; 1976. 28. Bronkhorst, 2000a: $ 11

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