________________
Johannes Bronkhorst
un tout autre courant religieux est une bonne raison de refuser telle ou telle >>explication<< de cette continuité putative."
58
2. Comment le bouddhisme a-t-il réagi aux résistances hindoues contre le culte des reliques corporelles?
2.1 L'explication historique que nous venons de proposer pour la présence de reliques dans le bouddhisme et leur absence de l'hindouisme soulève quelques questions. L'appartenance originale du bouddhisme à une tradition différente du védisme tradition que nous appelons le mouvement des śramana - explique le fait que le bouddhisme ne rejette pas comme impures les restes du cadavre du Bouddha. Dans la confrontation des deux traditions c'est la tradition védique qui a pris le dessus, du moins pour ce qui est de l'importance attribuée à la pureté rituelle. Il reste une question incontournable: Le bouddhisme n'a-t-il pas ressenti la pression croissante de cette idéologie qui met tout l'accent sur la pureté rituelle? Les bouddhistes ont-ils pu continuer à pratiquer la vénération d'os, de dents, de cheveux et d'autres parties de cadavres dans un contexte idéologique qui prescrit l'absence de contact avec ce genre d'objets?
La présence d'une telle pression est confirmée par un passage appartenant à un texte portant sur la discipline monastique (le Mulasarvästivada-vinaya). Dans ce passage certains bouddhistes sont accusés de ne pas se purifier après avoir touché un cadavre. Cette accusation donne lieu à la formulation d'une règle d'après laquelle les moines qui ont touché un cadavre doivent se laver eux-mêmes aussi bien que leurs vêtements. Une récente étude de ce passage arrive à la conclusion qu'il constitue une sorte de réponse bouddhique à la préoccupation brahmanique quant à la pureté rituelle. Ailleurs le même texte prescrit l'exclusion de la vie communale monastique pour les moines qui habitent un cimetière; ici aussi, la peur de pollution liée à la proximité des cadavres empruntée au brahmanisme est manifeste.25 Notre souci est de déterminer dans quelle mesure l'attitude face aux reliques en Inde, elle aussi, peut être comprise comme une réaction à cette même préoccupation brahmanique.
2.2 Si la section précédante s'est concentrée sur le contraste qui existe entre le culte des reliques au sein du bouddhisme et son absence dans l'hindouisme, une réponse aux questions que nous venons de formuler peut profiter du contraste qui
23 Les idées de Mus continuent à inspirer les chercheurs; voir, p. ex., Reynolds, 1981; White, 1986; Urubshurow, 1988; Strong, 1992.
24 Schopen, 1992: 215 sq.
25 Schopen, 1995: 474; à paraître.
Les reliques dans les religions de l'Inde
existe entre le culte des reliques dans le bouddhisme indien et celui dans le bouddhisme dans d'autres pays; plus précisément: entre le culte des reliques dans les domaines dominés par le brahmanisme et ailleurs. En particulier, il est frappant et sans doute significatif que la vénération des reliques dans les régions de pratique du bouddhisme dominées par le brahmanisme ne se présente pas sous certaines formes que l'on rencontre pourtant dans d'autres régions. On trouve hors du souscontinent indien et dans les régions qui n'étaient pas sous l'emprise du brahmanisme un accès aux reliques qui semble absent des régions de l'Inde où le bouddhisme cohabitait avec le brahmanisme. Par exemple, la dent du Bouddha qu'on préserve à Ceylan, dans la ville de Kandy, est l'objet d'un culte durant lequel elle constitue l'élément central de rites qui représentent le Bouddha lavé, habillé, et nourri. La dent, dans son reliquaire, sort de son palais à certaines occasions." Elle est, ou était, montrée aux dévots lors d'occasions spéciales." Cet accès à la relique pourrait continuer une tradition locale, si l'on en croit le témoignage d'un texte ceylanais ancien, le Mahāvamsa. Celui-ci rapporte que le roi Dutthagamaṇī avait placé une relique du Bouddha dans une lance de cérémonie afin qu'elle le protège lors de ses campagnes militaires.29 Si l'on prend ce texte à la lettre, il parle d'une proximité face aux reliques qui le distingue de ce que nous connaissons dans l'Inde classique. Un chercheur moderne rapporte qu'on lui a effectivement montré, à Ceylan, les reliques dans un village rural.30 Il semble aussi que, toujours à Ceylan, la possession de reliques devienne de nos jours un phénomène répandu parmi les laïcs."
26 Seneviratne, 1978: 41 sq.; cp. ER 12, p. 280. À noter que la relique elle-même n'est pas touchée (»the Dalada is so sacred that it is not possible for anyone to touch it«, Sneviratne, 1978: 59). D'après Trainor (1997: 96), la dent se trouvant à Kandy représente un cas spécial, la plupart des reliques se trouvant dans des stúpa. Pour une analyse plus approfondie du traitement des reliques à Ceylan, il faudrait prendre en considération qu'il existe également un système de castes à Ceylan qu'on considère souvent comme une variation du système indien et au sein duquel les degrés de pureté et d'impureté jouent un rôle; voir Seneviratne, 1978: 9 sq.; Ryan, 1953 (p. 8: »The most significant factor for an understanding of Sinhalese caste structure is not, as is commonly supposed, that the Sinhalese preserved Buddhism, but that the Sinhalese did not preserve the Brahmin«; p. 17: »There is... some doubt as to whether the Sinhalese have ever known the plethora of cultural differences, injunctions, tabus, and discriminations which have been the most sensational parts of the Hindu social organization«); Gombrich, 1971/1991: 345 sq. (p. 345-46: The Sinhalese caste system is historically and conceptually related to the Indian but there are fewer castes, and there is less scope for ritual pollution through the violation of caste tabus than in India«.)
59
27 Tambiah, 1984: 74, Seneviratne, 1963. Cette dent a beaucoup voyagé, également en période historique; voir Strong, 2004: ch. 7.
28 Hocart, 1931: 1.
29 Greenwald, 1978; Trainor, 1997: 110 sq. Cp. Bretfeld, 2001: 109 sq., 126.
30 Gombrich, 1971/1991: 126
31 Trainor, 1997: 196.