Book Title: etudies On Bhartrhari 4
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst
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Page #1 -------------------------------------------------------------------------- ________________ ETUDES SUR BHARTRHARI, 4 Johannes Bronkhorst, Lausanne L'absolu dans le Vakyapadiya et son lien avec le Madhyamaka." Pour la comprehension de la philosophie de Bhartshari telle qu'elle apparait dans son Vakyapadiya, le concept du Brahman, c'est-a-dire de l'absolu, joue un role central. Bhartshari l'introduit au debut meme de son ouvrage, et cela indique deja qu'il serait incorrect d'ignorer cet aspect de sa pensee. La strophe initiale du Vakyapadiya decrit le Brahman comme etant sabdatattvam.? L'ambiguite de ce compose permet deux interpretations tout-a-fait differentes; toutes les deux ont ete acceptees par des chercheurs differents. La premiere interpretation en est dont l'essence est la parole'. Dans ce cas la parole est l'essence du Brahman. Parmi les savants qui ont accepte cette interpretation on pourrait mentionner Erich Frauwallner (1959: 108 (784), 'das Brahma, das seinem Wesen nach Wort ist'), George Cardona (1976: 300, 'brahman ... whose very essence is speech'; 1990: 80, 'il brahman ... ha la proprieta di essere linguaggio'), K.A. Subramania Iyer (1964: 118; 1965: 1; 1969: 99; 'the ultimate Reality / Brahman is of the nature of the word'), et d'autres. Selon H. Nakamura, qui dediait un article au Brahman chez Bharthari, celui-ci "consists of words" et "has words as the essence" (1981: 149). Dans les mots de Madeleine Biardeau (1964a: 266) "ce Brahman est identique a vac ou a sabdatattva".3 1 Les articles precedents de cette serie ont paru dans les periodiques suivantes: Bulletin d'Etudes Indiennes 6 (1988), 105-143 (no. 1: "L'auteur et la date de la Vrtti"); Studien zur Indologie und Iranistik 15 (1989), 101-117 (no. 2: "Bhartrhari and Mimarsa"); Etudes Asiatiques, # 45 (1991), 5-18 (no. 3: "Bhartrhari on sphota and universals"). Les idees fondamentales de la presente etude datent d'un sejour de quatre semaines dans la belle Villa Serbelloni, a Bellagio, Italie. Je remercie les responsables de la fondation Rockefeller, grace a qui ce sejour etait possible. Je remercie Tom Tillemans pour ses reactions critiques. En traduisant les strophes du Vakyapadiya en francais, j'emprunte souvent les traductions aux livres de Madeleine Biardeau (1964, 1964a) qui portent sur ce sujet. VP 1.1ab: anadinidhanam brahma fabdatattvar yad aksaram. Biardeau traduit souvent 'Parole principielle'; est-ce qu'elle considere le compose comme karmadhanaya? A noter encore que Kamalasila (sous Tattvasangraha 128) explique: sabdas tattvam asya sabdatattvam tad ucyate / Sabdo 'syaviparitar nupam ity arthah/ Page #2 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VAKYAPADIYA 57 Cette interpretation pourtant n'est soutenue par rien dans le reste du Vakyapadiya. Elle souleve, en outre, des problemes considerables. L'expression essence du Brahman' parait bizarre, puisque c'est exactement le Brahman qui est l'essence de toutes choses. La strophe 3.111, effectivement, enumere le mot tattva 'essence' parmi les designations de l'absolu. La parole, d'autre part, a cette essence comme vraie nature (tattvatmaka). L'essence du mot est mentionnee a plusieurs reprises dans le Vakyapadiya. VP 2.30 parle de l'essence du mot interne' (antahsabdatattva), que quelques-uns appellent 'mot'. VP 1.13 parle de la comprehension de l'essence des mots, a laquelle on n'arrive pas sans l'aide de la grammaire.? La vision de l'essence tout court, que possedent les voyants, d'autre part, n'a pas pour fondement la parole. La connaissance qui n'est pas de ce monde, ne peut etre exprimee en mots, vu que les mots ont le monde phenomenal pour fondement. On voit donc que l'idee d'une essence du Brahman s'accorde mal avec les autres enonces du Vakyapadiya, tandis que la notion inverse d'une essence de la parole est soutenue par plusieurs passages. 'Essence de la parole' est effectivement la deuxieme interpretation possible du compose sabdatattva. Notons que cette deuxieme interpretation a ete acceptee par quelques chercheurs modernes, tels David Seyfort Ruegg (1959: 64), J.F. Staal (1969: 518 (122), T.R.V. Murti (1974: 331), Dirk Jan Hoens (1979: 92), Peri Sarveswara Sharma (1987: 222), B.K. Matilal (1990: 78, 95, 125), Coward and Raja (1990: 91), A. Aklujkar (1990: 126).10 es du Yaoutenue par interpretation po a ete acce Cette derniere phrase a evidemment ete empruntee a la Paddhati de Vrsabhadeva (Iyer, 1966: 7 1. 13: Sabdatattvam iti, idam asyaviparitar rupam iti). Somananda paraphrase simplement sabdarupam (Sivadrsti 2.2). On ne peut conclure de la phrase sabdasya parinamo 'yam (VP 1.124a) que sabda soit l'essence de tout ce qui existe. Le reste de la meme strophe (1.124cd: chandobhya eva prathamam etad visvam pravartate) montre qu'il s'agit ici de mots vediques, non pas d'une essence de la parole. Pour une discussion plus serree, voir notre prochaine etude sur Bhartshari et le langage. VP 3.116: tesv akaresu yah sabdas tathabhutenu vartate/ tattvatmakatvat tenapi nityam evabhidhiyate// VP 2.30: yad antahsabdatattvam tu bhagair ekam prakasitam/ tam ahur apare sabda tasya vakye tathaikatam// VP 1.13cd: tattvavabodhah Sabdanam nasti vyakaranad rte. VP 2.139: rsinam darsanam yac ca tattve kimcid avasthitam/ na tena vyavaharo 'sti na tac chabdanibandhanam// VP 2.297: yac copaghatajam jnanar yac ca jnanam alaukikam/ na tabhyam vyavaharo 'sti sabda lokanibandhanah// A noter que le commentateur Helaraja paraphrase la premiere ligne du Vakyapadiya ainsi: varmanasafitatattvam ... param brahmanadinidhanar (Iyer, 1963: 173 1. 12). 6 9 10 Page #3 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 58 JOHANNES BRONKHORST Il va sans dire que cette deuxieme interpretation du compose sabdatattva - a savoir l'interpretation selon laquelle Brahman est l'essence de la parole, comme il l'est de toute autre chose - ne nous aide guere a obtenir une comprehension de sa nature. Examinons pour cette raison une autre opinion la-dessus. Quelques auteurs (Gaurinath Sastri, 1968: 321; Sangam Lal Pandey, 1983: 336; Bishnupada Bhattacharya, 1985: 20; Matilal, 1990: 105, 124; Coward and Raja, 1990: 91) maintiennent que l'absolu de Bhartshari est conscience. Voici une idee qui n'est pas sans paralleles dans la litterature brahmanique; on la trouve dans certaines upanisad" d'avant Bhartrhari, et dans la philosophie vedantique de Sankara apres lui, pour ne mentionner que les textes les plus connus. Il ne serait donc point etonnant de trouver une telle conception dans la pensee de Bhartrhari. Neanmoins on ne l'y trouve pas. Jamais dans les strophes du Vakyapadiya le Brahman - qui apparait sous nombre de designations differentes - n'est identifie a la conscience.2 Il est vrai qu'au plan de la perception du monde phenomenal l'esprit joue un certain role, mais meme la il reste un aspect 'objectif qui est accentue dans le Vakyapadiya.13 Bhartrhari parle plusieurs fois d'objets exterieurs (bahya artha) comme distincts de la conscience, ou connaissance, du locuteur, sans jamais nier leur existence. Regardons, par exemple, la strophe suivante: "Par les paroles qui sont enoncees, on connait la pensee de celui qui les emploie, l'objet exterieur et la forme propre [des paroles)."14 Un groupe de strophes en entier (2.287-97) accentue la distinction entre le monde phenomenal et des imaginations privees; voici les strophes principales:15 "L'activite de voir dans le cas d'eau est le meme que dans le cas d'un mirage. Tout de meme, un mirage n'est pas de l'eau, puisque le toucher etc. differe."16 11 P. ex. BAU 3.9.28; TU 2.1. 12 Notons pourtant qu'une strophe dite citee de la Sabdadhatusamiksa de Bhartrhari, par Utpaladeva (commentaire de la Sivadrsti de Somananda, p. 84), fait cette identification: dikkaladyanavacchinnanantacinmatramurtaye/ svanubhutyekamanaya namah santaya tejase // Iyer (1969: 10) fait pourtant remarquer, a juste titre, que cette strophe apparait normalement comme strophe initiale du Nitisataka attribue a un autre) Bhartrhari; voir egalement Gnoli, 1958: 73-74. 13 Cp. Rau, 1971: 9: "Bharthari ... betrachtete ... die Welt ... durchaus als real und keineswegs als Illusion." 14 VP 3.129: jnanan prayoktur bahyo 'nhah svarupam ca prafiyate/ sabdair uccaritais ... Voir Nakamura, 1972, pour une discussion de ces vers. 16 VP 2.287: darsanam salile tulyam mrgatrsnadidarsanaih/ bhedat tu sparsanadinam na jalar mrgatrsnika// 15 Page #4 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VAKYAPADIYA 59 "La vision d'une corde et celle d'un serpent est identique; pourtant on doit y introduire une distinction a cause de leur effet qui est bien connu pour etre different."17 "Il y a continuite de toucher quand la main touche une roue (vraie). Il est different dans le cas d'une roue [imaginaire creee en faisant tourner) un brandon; on ne la touche qu'interrompue."18 "Les remparts, les murs, etc. donnent aux (vraies) villes toucher et protection; ils ne le donnent pas de meme aux villes des Gandharvas."19 "Des montagnes reconnues (i.e. vraies) couvrent une grande region; leur reflection, d'autre part, se trouve ailleurs, dans un petit endroit."20 "Des poisons vrais causent la mort etc.; ils n'accomplissent pas leur but de la meme facon dans un reve etc.21 Les imaginations privees que Bharthari rejete dans ces vers constituent des exemples celebres pour prouver le caractere imaginaire du monde phenomenal, parmi les bouddhistes aussi bien que parmi les vedantistes.22 Il montre de cette facon qu'on doit separer le monde commun a tous du monde prive cree par l'imagination. Il est vrai que la position 'objective' des objets du monde phenomenal semble etre niee dans quelques strophes peu nombreuses, la plus remarquable d'entre elles etant VP 3.297.23 Mais c'est une question que nous aborderons a sa propre place. Pour l'instant il suffit de dire que meme ces strophes ne suggerent point que l'absolu est subjectif, encore moins qu'il est conscience. On voit que les deux interpretations du Brahman de Bhartrhari proposees par la recherche recente ne conviennent pas. La question se pose donc de nouveau: quel etait le concept du Brahman de Bhartshari? 17 VP 2.288: yad asadharanas karyam prasiddha rajjusarpayoh/ tena bhedaparicchedas tayos tulye 'pi darsane/ VP 2.291: sparsaprabandho hastena yatha cakrasya sartatah/ na tathalatacakrasya vicchinnam sprsyate hi tat// VP 2.292: vapraprakarakalpais ca sparsanavarane yatha/ nagaresu na te tadvad gandharvandgaresv api// VP 2.294: mahan avriyate desah prasiddhaih parvatadibhih/ alpadesantaravastham pratibimbam tu drsyate// VP 2.295: maranadinimittam ca yatha mukhya visadayah/ na te svapnadisu svasya tadvad arthasya sadhakah// Nakamura (1972) cite les textes applicables; voir aussi Tillemans, 1990: I: 197-199; II: 123-127, qui cite et traduit quelques textes. La strophe suivante a ete attribuee a Bhartshari: Suddhatattvarn prapancasya na hetur anivettitah/jnanajreyadinupasya mayaiva janani tatah//. Cette attribution parait pourtant tout-a-fait douteuse; voir Mesquita, 1988: 75-76 n. 114. Page #5 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 60 JOHANNES BRONKHORST Il existe une troisieme conception du Brahman qui pourtant, pour autant que je sache, n'a jamais ete mentionnee dans le contexte de Bhartshari. C'est celle de la totalite de tout ce qui existe, conception qui se trouve dans certaines upanisad,24 et ailleurs, comme par exemple dans la Bhagavad Gita (ou elle porte, naturellement, sur Vasudeva: 7.19; 11.40). Est-il possible que Bhartshari accepte ce concept du Brahman? Pour repondre a cette question, il est necessaire d'etudier d'abord le concept du tout trouve dans le Vakyapadiya. Pour Bharthari le tout est reel, tandis que ses parties ne le sont pas. Ce principe s'etend a toute chose. Un objet ordinaire comme une cruche n'a pas de parties, et le meme vaut pour l'atome: "L'atome et la cruche sont egalement sans parties.":25 "C'est un fou qui regarde l'atome comme ayant des parties, le tout comme muni de parties differentes (du tout)."26 L'existence de touts est decrite comme 'miraculeuse', ou meme 'extremement miraculeuse':27 "Extremement miraculeuse est la facon dont l'essence sans parties et sans succession de choses qui n'existaient pas auparavant, est mise en lumiere."28 "La manifestation de l'effet se produit, incitee par le genre, dans l'[action eternelle); elle est determinee par les pouvoirs de facon miraculeuse.":29 "De meme que toute chose apparait de facon miraculeuse, sans succession, support et position, de meme elle disparait.":30 L'aspect miraculeux est, sans doute, l'existence des touts sans que leurs parties existent. Les touts de Bhartshari s'etendent dans le temps aussi bien que dans l'espace: "Il n'y a pas de succession de ce qui n'existe pas. En effet, ce qui 24 25 26 VD 27 Voir Gonda, 1955, esp. p. 63 (505) s. VP 3.243ab: nirbhagatmakata tulya paramanor ghatasya ca. VP 2.236: utpreksate savayavam paramanum apanditah/ tathavayavinam yuktam anyair avayavaih punah// A noter que Candrakirti, dans son commentaire sous Catuhsataka 323, enumere 'des cruches etc.' parmi des choses 'merveilleuses (ascarya): ghatadayas ca svakaranat tattvanyatvena vicaryamana na sambhavanti tathapy upadaya prajnaptya madhudakadinam sandharanaharanadikriyanispadanayogya bhavanti"... vases and such [objects), if examined as to whether they are identical with or different from their causes, cannot possibly exist, but still, due to dependent designation (upadaya prajnapti), they are suitable for performing actions such as containing and scooping honey, water and other such (liquids)." (tr. Tillemans, 1990: I: 196; II: 115). VP 3.209: atyadbhuta tv iyam vrttir yad abhagam yad akramam/ bhavana prag abhutanam atmatattvam prakasate// VP 3.504: jatiprayukta tasyam tu phalavyaktih prajayatel kuto 'py adbhutaya vrttya Saktibhih sa niyamyate// VP 3.513: yathaivadbhutaya vrttya niskramam nimibandhanam/ apadan jayate sarvar tathasyatma prahiyatel/ 30 Page #6 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VAKYAPADIYA 61 n'existe pas ne peut etre divise. Quant a la realite essentielle de ce qui existe, il en est de meme pour elle aussi."31 Il n'est pas etonnant que le Vakyapadiya, en tant qu'ouvrage qui s'occupe 'de phrases (vakya) et de mots (pada)', traite tout d'abord de l'existence des touts dans le contexte du langage. Voici l'une des theses principales du texte, du deuxieme kanda en particulier: seule la phrase existe, non pas les mots et les sons qui en font partie. La phrase n'est donc pas une collection de mots ou de sons individuels, elle est au contraire une seule entite. On derive les mots de la phrase par un procede d'analyse (apoddhara), non pas inversement les phrases des mots. Le deuxieme kanda du Vakyapadiya contient plusieurs arguments qui ont le but de soutenir ce point de vue, mais pour le moment ils ont peu d'interet pour nous; leur but est evidemment d'arriver a une conclusion deja faite, que voici: La phrase est la seule entite vraie, puisqu'elle est le tout; et c'est le tout qui existe en verite, non pas ses parties. On pourrait poursuivre cet argument et conclure que la ou les phrases elles-memes font partie d'une collection, c'est cette collection qui est vraiment reelle: "Tous les sens des mots dependent du sens de la phrase. Pourtant, les sens des phrases qui requierent (d'autres phrases), sont egaux a des sens de mots."32 "Dans une collection de phrases dont les parties ont besoin l'une de l'autre, et qui exprime une seule chose, meme le sens de la phrase n'existe pas."33 Bhartrhari parle ici du sens d'une collection de phrases, mais ce qu'il dit s'applique egalement aux phrases ellesmemes: dans une telle collection, les phrases constituantes n'existent pas. Pour Bhartshari le Veda, cette collection de phrases supremement importante, constitue une unite: "Quoique [le Veda) soit un, [les grands voyants) l'ont transmis comme comportant de multiples voies separees les unes des autres."34 Ailleurs il explique que le Rgveda n'occupe pas plus de temps que la plus petite partie de la langue parlee: "La difference (de temps) entre le quart d'une matra et les dix [livres du Rgveda, causee par la division de la quantite de temps), n'existe pas dans la parole ellememe."35 Le Rgveda, donc, est une unite indivisible. Cela n'est pas 31 VP 3.523: asatas ca kramo nasti sa hi bhettum na sakyate/ sato 'pi catmatattvar yat tat tathaivavatisthate// VP 2.325: rupam sarvapadarthanam vakyarthopanibandhanam/ sapeksa ye tu vakyarthah padarthair eva te samah// VP 2.76: vakyanam samudayas ca ya ekarthaprasiddhaye/ sakarksavayavas tatra vakyartho 'pi na vidyate// VP 1.5: eko 'py anekavartmeva samamnatah prthak prthak. 35 VP 3.553: evam matraturiyasya bhedo dasatayasya va/ parimanavikalpena sabdatmani na vidyate // Pour le sens de dasataya, voir Bhat, 1973: 54-55. Page #7 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 62 JOHANNES BRONKHORST etonnant, puisque le Rgveda est un tout linguistique dont les parties, dans ce cas, ne sont pas des mots et des sons, mais des phrases. En poursuivant l'argument de Bhartshari encore plus loin, il est clair qu'on arrive au resultat suivant: si le tout est reel, contrairement a ses parties, la realite ultime, l'absolu, ne peut qu'etre la totalite de tout ce qui existe, concue comme une seule entite. Cette totalite est temporelle aussi bien que spatiale. La relation entre l'absolu et le monde phenomenal est donc la relation entre le tout et ses parties. On pourrait meme ajouter que l'absolu et le monde phenomenal, quoique reel et irreel respectivement, ne sont pas differents. "Il n'y a pas d'unite sans multiplicite, ni multiplicite sans unite. Mais en realite (paramarthe) il n'y a absolument aucune difference entre les deux."36 L'absolu et le monde phenomenal ne sont donc que deux aspects de la meme entite. Comme l'exprime Bhartrhari: "La tradition (qui nous vient) des anciens dit qu'il n'y a pas de difference entre la realite et la non-realite."37 La relation entre le tout et ses parties, Bhartshari l'appelle parfois samavaya, empruntant ce terme au systeme brahmanique dit 'Vaisesika'. Il la definit dans un passage difficile, que voici: "La restriction a l'endroit [des causes) dans le cas de la production de choses jusqu'alors inexistantes, qui effectue la non-separation [de l'effet) par rapport a ces (causes), ainsi que l'identite de localisation (?) [de causes et effets), a cause de laquelle on considere une chose comme identique a une autre et on ne peut determiner si une entite est une ou multiple; (cette restriction,] on l'appelle samavaya; elle est un pouvoir qui assiste les [autres) pouvoirs; elle est au-dela de difference et identite, et existe d'une facon tout a fait differente. Selon la tradition (qui vient] des anciens, la relation universelle, qui depasse les caracteristiques de toutes les categories, favorise, (ce samavaya)."38 Le samavaya, selon cette description, relie des choses dont on ne peut pas dire si elles sont differentes ou identiques; identite et difference ne sont pas determinees; le samavaya va au-dela de difference et non-difference. Ailleurs Bharthari dit: "Il n'y a pas de perception de 36 VP 3.254: naikatvam asty ananatvar vinaikatvena netarat/ paramanhe tayor esa bhedo 'tyantam na vidyate// VP 3.117ab: na tattvatattvayor bheda iti vrddhebhya agamah/ VP 3.136-139: niratmakanam utpattau niyamah kvacid eva yah/ tenaivavyapavargas ca praptyabhedas ca (au lieu de praptyabhede sa de l'edition de Rau) yatkrtah// atmantarasya yenatma tadatmevavadharyate yatas caikatvananatvar tattvam nadhyavasiyate// tam Saktim samavayakhyam Sakfinam upakarinim/ bhedabhedav atikrantam anyathaiva vyavasthitam//dharmam sarvapadarthanam afitah sarvalaksanah/ anugrhnati sambandha iti purvebhya agamah// Page #8 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VAKYAPADIYA difference dans le cas de choses qui sont liees par le samavaya." encore: "Le pouvoir qui s'appelle samavaya enleve la difference [entre les objets relies]; il unifie, pour ainsi dire, les manifestations [des effets] avec leurs causes.40 On voit le probleme qu'il discerne dans cette relation: le tout et ses parties sont a la fois identiques et differents; mieux peut-etre, on ne peut ni dire qu'ils sont identiques, ni qu'ils sont differents. 63 Il semble clair que pour Bhartrhari la relation entre l'absolu et le monde phenomenal prend cette meme forme: l'absolu et le monde phenomenal sont a la fois identiques et differents; ou plutot, on ne peut ni dire qu'ils sont identiques, ni qu'ils sont differents. Bhartrhari nous donne les renseignements suivants au sujet de l'absolu: Une strophe identifie, indirectement, le monde infini avec le Brahman: "Puisqu'on voit des cruches etc., le monde est concu comme etant limite; puisque les choses ont un debut, le Brahman eternel est concu comme ayant un commencement." Une autre, se referant evidemment au monde entier, parle du "tout qui est un et sans dualite par sa nature".42 L'etat 'sans divisions' (avibhaga) du monde est mentionne plusieurs fois.43 Neanmoins, "[le Brahman] parait separe de ses pouvoirs, quoiqu'il n'en soit pas separe".""... le tout (visva) qui est l'ensemble des pouvoirs et des parties et qui a de multiples aspects, existe toujours et sous toutes les formes..."45 Davantage de renseignements se trouvent dans le Dravyasamuddesa - c'est la deuxieme section du Prakirnaka, troisieme kanda du Vakyapadiya. Cette section porte sur la substance' du monde. La substance est ce qui constitue le monde, et les strophes montrent qu'il s'agit de la realite ultime. Une de ces strophes (VP 3.122) nie a la substance un certain nombre d'attributs, que voici: "Elle n'est pas et il n'est pas vrai qu'elle ne soit pas; elle n'est pas une et elle n'est pas divisee; elle n'est pas conjointe et elle n'est pas separee; elle n'est pas modifiee et elle n'est pas non plus 39 VP 3.17cd: samavayisu bhedasya grahanam vinivartate. 40 VP 3.505: ... samavayakhya saktir bhedasya badhika/ ekatvam iva ta vyaktir apadayati karanaih// 41 VP 2.237: ghatadidarsanal lokah paricchinno 'vasiyate/ samarambhac ca bhavanam adimad brahma sasvatam// 42 VP 3.193ab: advaye caiva sarvasmin svabhavad ekalaksane, ... 43 Par exemple VP 1.139, 173. 44 VP 1.2cd: aprthaktve 'pi saktibhyah prthaktveneva vartate. 45 VP 3.258: saktimatrasamuhasya visvasyanekadharmanah/ sarvada sarvatha bhavat ... Page #9 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 64 JOHANNES BRONKHORST le contraire.>>46 La teneur negative de cette strophe n'est pas etonnante. Le Brahman est au-dela du domaine des mots, et toute affirmation court donc le danger d'etre incorrecte. La strophe suivante pourtant affirme l'existence de tous les attributs nies precedemment. La voici: "Elle n'existe pas et elle existe; elle est une et elle est divisee; elle est conjointe et elle est separee; elle est modifiee et elle est aussi le contraire."47 L'interpretation de cette strophe, apres les observations que nous venons de faire, ne souleve pas de problemes. La relation de l'absolu avec le monde phenomenal est essentiellement celle d'une division. La totalite indivise est reelle, une et sans modifications; sa division, c'est a dire le monde phenomenal, est irreelle, pluriforme, separee et modifiee. Le plus interessant, pourtant, est l'adjectif 'conjoint' (samsrsta). Cet adjectif, et celui-ci seulement, decrit l'absolu du point de vue du monde phenomenal. En realite l'absolu n'est pas 'conjoint', comme nous le savons. . On ne trouve des formes que dans ce monde phenomenal: "C'est a cause du temps que les actions sont obtenues par division, a cause de l'espace, toutes les formes. Toutes ces divisions sont fondees sur [la realite ultime) qui est sans divisions."48 On voit que les divisions inexistantes de la realite ultime comprennent les divisions temporelles: "En elle non plus il n'y a aucune division du temps, or on percoit une division du temps.":49 "C'est a cause du temps que les actions sont divisees, ..."50 C'est pour cette raison que la realite ultime est eternelle (nitya) et sans avant-et-apres (paurvaparyavivarjita) (VP 3.128); le Brahman est sans commencement et fin (anadinidhana) (VP 1.1). Comment ces divisions irreelles dans l'absolu se deroulent-elles? La reponse a cette question constitue une partie importante de la philosophie de Bhartrhari. Cet article ne peut s'en occuper dans les details. On mentionnera pourtant ici les soi-disant pouvoirs' (sakti); parmi ceux-ci la 'direction' (dis) ou 'espace' (akasa), et le 'temps' (kala) jouent un role important: ils causent les divisions spatiales et temporelles. Les choses en soi, qui n'ont pas subi l'effet de ces pouvoirs, n'ont ni de dimensions 46 VP 3.122: na tad asti na tan nasti na tad ekar na tat prthak/ na samsrstam vibhaktam na vikrtan na na canyatha//. VP 3.123: tan nasti vidyate tac ca tad ekar tat prthak prthak/ samsrstam ca vibhaktan ca vikram tat tad anyatha//. VP 3.409: kalat kriya vibhajyanta akasat sarvamunayah/ etavams caiva bhedo 'yam abhedopanibandhanah// VP 3.118cd: na catra kalabhedo 'sti kalabhedas ca grhyate. VP 3.409, cite plus haut. 49 50 Page #10 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VAKYAPADIYA 65 spatiales, ni temporelles. La cruche, comme le dit Bhartrhari quelque part, est adesa 'sans dimension spatiale.Si Les pouvoirs se reunissent pour faire les choses, qui ne sont pourtant pas multiples chacune, mais uniques: "Ce qui est sur, c'est qu'une seule et meme chose est faite de tous les pouvoirs. L'idee que l'on se fait d'une division dans l'etre des choses est donc inutile. C'est pourquoi, tous les pouvoirs aux caracteres differencies, substance, etc., realisent le but de l'homme quand ils sont en conjonction et non quand ils sont isoles. De meme que l'on comprend le tout des organes des sens, etc. comme constituant le corps, il en va de meme aussi dans le cas de l'union des relations et des choses reliees."S2 'L'union des relations - il s'agit des sakti, selon Helaraja - avec la chose reliee' produit les choses communes, qui constituent des ensembles organiques. Cette meme comparaison avec le corps comme constitue d'organes etc., est utilisee ailleurs dans le Vakyapadiya pour eclaircir la relation entre phrases et mots: "De meme que l'activite des organes des sens, qui different les uns des autres et qui s'occupent d'objets differents, n'est pas possible en dehors du corps, de meme les mots, qui ont tous leurs objets differents, ne designent rien quand ils sont separes des phrases."S3 Comme le corps qui, quoiqu'un, est constitue d'organes des sens etc., et comme la phrase qui, quoiqu'une, est constituee de mots, chaque objet de ce monde phenomenal, quoiqu'un, est constitue des pouvoirs du Brahman. C'est pourquoi "un objet, quoique sans forme, est apercu sous forme d'une conjonction."54 On comprend que la connaissance purifiee, qui donne acces au Brahman, couvre tout ce qui existe: "La purete de la connaissance, qui est sans support, c'est le fait d'avoir pour forme la totalite des objets; c'est pour cette meme raison que certains disent de la purete supreme de cette [connaissance qu'elle est sans forme." La connaissance de la totalite 51 52 VP 3.16: adesana ghatadinam ... VP 3.22-24: sarvasaktyatmabhutatvam ekasyaiveti nimaye/ bhavanam atmabhedasya kalpana syad anarthika//tasmad dravyadayah sarvah saktayo bhinnalaksanah/samsrstah purusarthasya sadhika na tu kevalah// yathaiva cendriyadinam atmabhuta samagrata/ tatha sambandhisambandhasarsarge 'pi prafiyate//. Le mot 'corps' dans cette traduction represente atman. Il s'agit de la personne (pudgala, atman) comme elle etait concue par les bouddhistes. Voir aussi plus bas. VP 2.423-424: prtharinivistatattvanam prthagarthanupatinam/indriyanam yatha karyam te dehan na kalpate// tatha padanam sarvesam prthagarthanivesinam/ vakyebhyah pravibhaktanam arthavatta na vidyate// VP 2.426cd: vastu samsargarupena tad arupam ninupyate. VP 3.184: sarvartharupata buddhir jnanasya nirupasraya/tato 'py asya param suddhim eke prahur arupikam// Page #11 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 66 JOHANNES BRONKHORST des objets, c'est la connaissance du Brahman, puisque le Brahman est la totalite des objets. La totalite qui est Brahman renferme le passe et l'avenir; c'est pourquoi la connaissance purifiee recouvre ces deux: "Pour ceux en qui la lumiere s'est manifestee et dont l'esprit n'est pas obscurci, la connaissance du passe et de l'avenir ne differe pas d'une perception."S Pourquoi Bhartshari a-t-il elabore une telle conception du monde? L'idee du Brahman comme totalite existait deja avant lui, bien sur. Mais Bhartshari n'a pas simplement emprunte cette idee aux textes anterieurs. Il l'a developpee, encadree dans une vision extraordinaire, vision qui attribue une realite superieure a chaque totalite, en comparaison avec ses parties. Notons d'abord la ressemblance de cette vision avec une autre, cependant opposee a celle-ci. Selon la position adoptee par une grande partie des bouddhistes indiens, aucune totalite n'existe vraiment. Voici l'autre extreme, presqu'aussi radical que celui de Bharthari. On ne peut guere s'imaginer que les deux extremes sont independants l'un de l'autre, et il semble donc tout a fait plausible que la position de Bhartrhari soit une reaction contre celle des bouddhistes. Il est vrai que Bhartshari n'admet nulle part qu'il ait subi l'influence du bouddhisme. Par contre, il se refere a sa propre tradition, ou il essaie de prouver la justesse de sa position par argumentation. La nature de son argumentation nous ramene pourtant au domaine du bouddhisme.58 La position de Bhartrhari n'est pas seulement un extreme oppose a celui des bouddhistes, elle est aussi une defense contre l'attaque lancee par les bouddhistes de l'ecole Madhyamaka contre tout point de vue possible. Le texte de base de cette ecole est la Mulamadhyamakakarika de Nagarjuna, qui presente toute une serie d'arguments montrant l'absurdite de notre conception du monde. Prenons l'exemple de l'origine d'un objet: "S'il existait quelque part quelque chose non produite, elle se produirait. Comme cette chose n'existe pas, qu'est-ce qui se produit?"S9 En d'autres 57 56 VP 1.37: avirbhutaprakasanam anupaplutacetasam/ afitanagatajnanam pratyaksan na visisyate// La tradition de Bharthari est prevue comme objet d'une etude prochaine. 58 Voir aussi Nakamura, 1973. 59 MMK 7.17: yadi kascid anutpanno bhavah samvidyate kvacit/ utpadyeta sa kim tasmin bhava utpadyate 'sati// Page #12 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VAKYAPADIYA mots, dans la phrase "la cruche se produit" il faut une cruche pour qu'elle puisse se produire. Cette cruche hypothetique serait donc a la fois. existante et non produite, ce qui revient a une contradiction. 67 Pour Bhartrhari cette contradiction est presente dans la realite decrite par les mots. Mais les mots, et leurs sens, sont le resultat d'une analyse artificielle, et la realite qu'ils decrivent n'est donc pas la realite absolue. Bhartrhari parle plutot d'une autre realite, qui a une existence metaphorique: "Dans l'usage du langage c'est une autre existence, de nature metaphorique, qui appartient aux objets de mots (padartha); [cette existence metaphorique] montre la forme de toutes les [choses] dans tous les etats (a savoir: passe, present, et futur). Le mot qui se refere a cette existence metaphorique, peut entrer en relation avec des attributs. qui sont en contradiction avec lui,62 comme, par exemple, dans le cas de la negation: "Ainsi, pour rendre possible la negation en relation avec des choses a nier, la negation s'applique metaphoriquement aux choses auxquelles on se refere."63 D'autres contradictions sont egalement illustrees: "Production' est le nom de l'obtention de son etre propre; ce qui est a obtenir est obtenu par quelque chose qui existe. Si elle existe, pourquoi se produit-elle? Si, d'autre part, elle n'existe pas, comment se produit-elle? Cette derniere strophe reprend le probleme de Nagarjuna, mais avec une solution: les objets de mots ne possedent pas d'existence absolue, ils possedent une existence metaphorique, ou de telles contradictions sont permises. Une autre strophe, ailleurs dans le Vakyapadiya, suggere que cette existence metaphorique est fournie par la pensee: "La non-existence anterieure a la naissance est fondee sur un etat de la pensee. [Le sujet] ('cruche' dans la phrase 'la cruche se produit') devient agent de sa production, tout comme un autre sujet qui existe [vraiment, est agent d'une action]." 60 A noter que cette idee n'est pas completement inconnue des bouddhistes; voir May, 1959: 86 n. 168; K. Bhattacharya, ci-dessus, p. 52-53. 61 VP 3.167 vyapadese padarthanam anya sattaupacariki/ sarvavasthasu sarvesam atmarupasya darsika// 62 VP 3.169: tadvacchabdo 'pi sattayam asyam purvam avasthitah/ dharmair upaiti sambandham avirodhivirodhibhih// VP 3.170: evam ca pratisedhyesu praisedhapraklptaye/ asritesapacarena pratisedhah pravartate// 64 VP 3.171: atmalabhasya janmakhya sata labhyam ca labhyate/ yadi saj jayate kasmad athasaj jayate katham// $ 69 VP 3.361: utpaneh prag asadbhavo buddhyavasthanibandhanah/avitistah satanyena karta bhavati janmanah// Page #13 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 68 JOHANNES BRONKHORST La strophe 3.172 renvoie clairement a un autre chapitre de la Mulamadhyamakakarika. Selon Bhartshari "il y a du mouvement (execute] par un agent de mouvement qui existe, sur un objet de mouvement qui, lui faussi), existe."66 Le renvoi est au deuxieme chapitre de la Mulamadhyamakakarika, qui arrive a la conclusion que "le mouvement, son agent et son objet n'existent pas".67 Bharthari peut accepter l'existence du mouvement, de son agent et de son objet, en depit des arguments de Nagarjuna, parce que ces entites, denotees par des mots (padartha), possedent une existence metaphorique, dans laquelle les contradictions demontrees par Nagarjuna sont permises. Comme le dit Bhartshari: "Aucun objet de mot n'est en dehors de cette existence metaphorique, qui est sans contradictions quoique les proprietes qu'elle contient soient differentes et contradictoires; a laquelle chacun des mots se refere pour exprimer des choses contradictoires; qui ne comporte aucune difference de temps mais est determinee par rapport a des choses qui appartiennent a des temps differents; et qui est la cause du fonctionnement de tous les mots. Et dans le Bhasya (de Patanjali] cette [realite metaphorique) est montree comme distincte de l'existence presente."68 Les idees de Bhartrhari sur la nature de l'absolu constituent donc une defense contre les positions des Madhyamika. Elles pourraient en meme temps en etre une imitation.69 C'est la la question dont il nous faut nous occuper dans le reste de cet article. Pour l'introduire, d'abord quelques mots au sujet de la relation entre touts et parties dans le bouddhisme. Pour Bhartshari, nous le savons, il ne s'agit ni d'une relation d'identite, ni de difference; le tout, en outre, est plus reel que ses parties. Il semble que les Madhyamika, ainsi que les Hinayanistes, acceptent la premiere moitie de cette proposition, tandis qu'ils en rejettent la deuxieme. 68 66 VP 3.172ab: sato hi gantur gamanam sati gamye pravartate/ 67 MMK 2.25cd: tasmad gatis ca ganta ca gantavyam ca na vidyate// VP 3.177-179: tasmad bhinnesu dharmesu virodhisv avirodhinim/ virodhikhyapanayaiva Sabdais tais tair upasritam// abhinnakalam arthesu bhinnakalesv avasthitam/ pravrttihetur sarvesam sabdanam aupacarikim// eta sattam padartho hi na kascid ativartate/ sa ca sampratisattayah prthag bhasye nidarsita// Pour une discussion du passage vise du Mahabhasya, voir Biardeau, 1964a: 426-428 n. 2. A noter l'identite de termes, signalee par Olle Qvarnstrom (1989: 129-130), utilises par Nagarjuna dans l'Acintyastava, et ceux utilises par Bhartrhari. Comparer Acintyastava 44d-45b (ed. Lindtner, 1982: 154): paramarthas tv aktrimah// svabhavah praktis tattvam dravyam vastu sad ity api; et VP 3.111: atma vastu svabhavas ca sarira tattvam ity api/ dravyam ity asya paryayas tac ca nityam iti smrtam //. Page #14 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VAKYAPADIYA 69 Les bouddhistes du Hinayana acceptent l'existence de parties ultimes, de dharmas, et non pas des touts qu'elles constituent. On ne peut donc pas dire du monde des choses composees qu'il soit identique ou different des dharmas. En d'autres termes, on ne peut pas dire qu'il existe ou n'existe pas. Voila ce que dit le Katyayanavavada Sutra qui, d'apres le temoignage de la Prasannapada de Candrakirti, est accepte dans toutes les ecoles du bouddhisme.70 Le probleme de la relation du tout et de ses parties se manifeste aussi la ou il s'agit de la personne (pudgala, sattva, atman). "L'idee la plus generalement admise par le bouddhisme," comme le dit Andre Bareau (1973: 92), "est celle qui ... considere (la personne comme un ensemble perpetuellement changeant d'elements divers, nombreux et transitoires, de phenomenes physiques et psychiques." La personne est donc un tout, le tout des agregats (skandha), c'est a dire le tout des dharmas constituants. On trouve deja cette conception dans quelques sutras anciens. Le Vajira-sutta du Samyutta Nikaya, par exemple, compare la personne a un char; les deux ne sont qu'accumulations: "De meme que le mot 'char' est (utilise) a cause de l'accumulation des constituants, de meme la convention 'etre' (satta) est (utilisee) quand les agregats sont presents."71 (On trouve cette meme comparaison dans le celebre dialogue entre Milinda et Nagasena, dans le Milindapanha, et ailleurs.) Ce sutta semble nier l'existence de la personne - et du char, par ailleurs. D'autres suttas sont plus prudents, tel l'Ananda-sutta, egalement dans le Samyutta Nikaya (IV p. 400-01). Le Buddha y refuse de repondre aux questions de Vacchagotta portant sur l'existence de la personne (atta). Il expliquera plus tard a Ananda que chacune des deux reponses, affirmative et negative, est incorrecte. La vue fausse dite satkayadrsti, elle aussi, se refere, selon au moins une interpretation, a l'idee - inacceptable aux bouddhistes - que le tout, et la personne concue comme un tout en particulier, sont reels. Kaya ayant le sens de l'ensemble des donnees psycho-physiologiques de la personne empirique' (May, 1959: 268 n. 974), l'interpretation la plus directe du compose est opinion selon laquelle l'ensemble des donnees psycho-physiologiques de la personne empirique existe'. Cette inter 70 Ed. La Vallee Poussin p. 269-270. La Vallee Poussin cite ici SN II p. 17: sabbam atthiti kho Kaccayana ayam eko anto) sabbar natthiti ayar dutiyo anto/ete te Kaccayana ubho ante anupagamma majjhena Tathagato dhammam deseti/. SN I p. 135: yatha hi angasambhara/hoti saddo ratho iti // evam khandhesu santesu/ hoti satto ti sammuti// 71 Page #15 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 70 JOHANNES BRONKHORST pretation est en effet acceptee par certains bouddhistes, parmi eux Sanghabhadra: "... des sots reconnaissent 'moi' et 'mien' dans les cing upadanaskandhas. Cette vue est nommee satkayadrsti: sat parce qu'existant; collection c'est ce qu'on nomme kaya. ... Le sens est celui d'existence reelle et de multiplicite. Cette vue admet le 'moi'; or le moi n'existe pas. ... Ceux qui croient au 'moi' reconnaissent une entite unique, le 'moi', soit dans une serie (= la serie des pensees), soit dans plusieurs series (= serie des pensees et mentaux, serie des elements materiels); or ces series ne sont pas le 'moi', parce que le kaya est une multiplicite." (tr. La Vallee Poussin, 1980: IV: 16). La relation entre la personne et ses constituants s'exprime de facon particulierement claire parmi les bouddhistes dits 'personnalistes' (pudgalavadin). Ces bouddhistes trouvaient difficile de rejeter la personne, comme les autres bouddhistes le faisaient, et pour cette raison ils avaient besoin - plus peut-etre que les autres - de specifier cette relation. Voici leur position selon le temoignage d'un certain nombre d'auteurs classiques, rassemble par Bareau (1955: 115): D'apres les personnalistes "la personne n'est ni identique aux agregats (skandha) ni differente d'eux. Elle n'existe ni dans les agregats ni en dehors d'eux." L'etude des textes de cette secte, qui sont malheureusement peu nombreux, le confirme. Voici quelques extraits rassembles et traduits par Thich Thien Chau (1977: 202 et suiv.): Le *Tridharmakasastra dit: "Il est impossible de dire que l'etre (sattva) est different des caracteristiques. S'il etait different des caracteristiques, il serait eternel; et, s'il etait identique aux caracteristiques, il serait non-eternel. Ces deux erreurs ne peuvent pas etre commises."72 Le Sseu a-han-mou tch'ao-kiai, de meme, dit: "... le pudgala est-il different ou n'est-il pas different des caracteristiques (laksana)? Le pugala est l'ineffable; (c'est pourquoi, s'il est different, il est permanent, s'il n'en differe pas, il est impermanent. Les deux sont des erreurs a l'egard de l'ineffable.":73 Le *Sammatiyanikayasastra, enfin, s'exprime comme suit: "Il est impossible d'affirmer que les agregats et la personne sont differents ou ne sont pas differents."74 Regardons enfin la citation suivante du *Mahaprajnaparamita-sastra concernant les personnalistes (tr. Lamotte, tome. I, p. 43): "Dans le systeme bouddhique egalement, il y a des bhiksu *Vatsiputriya qui disent: 'De meme que, par la reunion des quatre grands elements, il y a un 72 73 74 T. 1506, vol. 25, p. 19c 1. 3-5. T. 1505, vol. 25, p. 5a 1. 29 - p. Sb 1. 1. T. 1649, vol. 32, p. 465b 1. 29. Page #16 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VAKYAPADIYA 71 Dharma 'oeil', ainsi, par la reunion des cinq agregats, il y a un Dharma 'individu' (pudgala)." Ce texte exprime, plus clairement que d'habitude, la nature composee de la personne. On retrouve la meme question concernant la relation entre la personne et ses constituants dans les textes des Madhyamika. Deux passages de la Mulamadhyamakakarika doivent suffir pour le prouver. MMK 18.1 dit (tr. J.W. de Jong, 1949: 2): "Si le moi etait identique aux agregats (skandha), il serait sujet a la naissance et a la destruction. S'il etait autre que les agregats, il serait depourvu des caracteres des agregats."75 La conclusion semble claire: il est impossible de dire si la personne et les agregats sont identiques ou differents. Karika 10.15 explique que la relation entre le moi et les agregats est la meme que celle qui relie une cruche ou une toile a ses parties; la comparaison avec le feu et le combustible elucide cette relation: les deux ne sont ni identiques, ni separes; on ne trouve pas non plus l'un dans l'autre. Abordons maintenant la question de l'absolu chez les Madhyamika. Il n'est pas possible de discuter de cette question sans rappeler le debat entre Stanislaw Schayer et Theodore Stcherbatsky a ce sujet. Tous deux acceptaient, a un moment donne, l'opinion selon laquelle l'absolu bouddhique est le tout, la totalite de tout ce qui existe. Passons en revue les points principaux du debat. Le debat fut initie par Th. Stcherbatsky dans son The Conception of Buddhist Nirvana (1927). Dans le Mahayana, affirme-t-il (1927: 47-48), seul le tout, c.-a-d. le tout des touts, est reel; ce tout est le Tout Absolu.78 Il n'y a rien en dehors de ce tout qui possede une realite independante, et ce tout ne peut etre exprime par un concept ou par le langage (p. 50)." L'univers comme tout - ou le monde comme tout, sub specie 75 MMK 18.1: atma skandha yadi bhaved udayavyayabhag bhavet/ skandhebhyo 'nyo yadi bhaved bhaved askandhalaksanah// 76 Tillemans (1982, 1983, 1984) a etudie la relation 'ni identique, ni different', qui existe entre les objets et leurs parties, dans Santaraksita et ses interpretes tibetains. 77 MMK 10.14-15: indhanam punar agnir na nagnir anyatra cendhanat nagnir indhanavan nagnav indhanani na tesu sah// agnindhanabhyam vyakhyata atmopadanayoh kramah sarvo niravasesena sardham ghatapatadibhih// "In Mahayana, all parts or elements are unreal (sunya), and only the whole, i.e. the whole of the wholes (dharmata = dharma-kaya), is real. ... In Mahayana we have ... an assertion of the whole, in the sense of the Absolute Whole (dharma-kaya)." 79 "... nothing short of the whole possesses independent reality, and ... the whole forbids every formulation by concept or speech (nisprapanica)..." Page #17 -------------------------------------------------------------------------- ________________ JOHANNES BRONKHORST aeternitatis est l'absolu (p. 56). Stcherbatsky parle toujours du tout moniste et indifferencie des bouddhistes ("a monistic undifferentiated Whole") dans un ouvrage ulterieur, le premier tome de son Buddhist Logic (1932: 512-13). Schayer exprime ce meme point de vue dans l'introduction de son. Ausgewahlte Kapitel aus der Prasannapada (1931): Dans la philosophie du Mahayana "nur die eine allumfassende Totalitat des Seienden, die hochste, absolute Ganzheit ist wirklich" (p. XVII). "Die Mahayanisten sind nihsvabhavavadins, weil sie die Absolutheit nur der ungeteilten All-Einheit anerkennen" (p. XX). L'intuition mystique permet au sage d'atteindre "die absolute Wirklichkeit, die Unendlichkeit, die Totalitat" (p. XXIX). 72 Dans ces publications les deux savants parlent de l'absolu du Mahayana tout court. Ce n'est plus le cas dans l'article "Die drei Richtungen in der Philosophie des Buddhismus" de Stcherbatsky, publie en 1934. L'auteur y introduit une distinction entre l'absolu des Madhyamika et celui des Yogacara; le premier n'existe pas, ou est de toute facon relatif, non-reel; le second est conscience pure (p. 11-12). Schayer maintient sa position anterieure dans un article intitule "Das mahayanistische Absolutum nach der Lehre der Madhyamika"(1935), mais non sans la modifier. D'apres Schayer, les Madhyamika et les Yogacara avaient ete a l'origine tres proches, aussi quant a leurs vues de l'absolu. L'absolu des Madhyamika, comme celui des Yogacara, est conscience pure, sans divisions en sujet et objet, et sans activite ("reines, in das Subjekt und Objekt nicht gespaltenes, untatiges und nicht fluktuierendes Bewusstsein", p. 405); cette conscience est neanmoins pourvue d'un infini spatial ("raumliche Unendlichkeit", p. 405), puisque la 'substance psychique', pour l'esprit indien, ne peut etre a-spatiale. La caracteristique de l'absolu est spirituelle, et Schayer parle d'un spiritualisme moniste (p. 407). La suite de cette discussion s'eloigne de la position selon laquelle l'absolu est un tout mieux: le tout, la totalite de tout ce qui existe. Cette position, notons-le, avait ete avancee sans arguments. Par contre, des arguments contre elle apparurent bientot. Ils portent sur deux aspects de l'absolu ainsi concu (i) son existence, et (ii) sa forme; un troisieme argument contraste mysticisme et philosophie. 80 "The universe as a whole is the Absolute... the world as a whole, sub specie aeternitatis, is called the Absolute." 81 P. 406 parle de la "Gleichsetzung des Absoluten mit dem reinen, ungespaltenen und regungslosen Bewusstsein". Page #18 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VAKYAPADIYA 73 (i) C'est Stcherbarsky lui-meme qui a releve (1934: 12) que les Madhyamika considerent leur absolu comme etant relatif. Ils n'admettent nulle part que l'absolu existe. Parfois ils sont tres explicites sur ce point. Voici quelques exemples: Le Catuhsataka d'Aryadeva dit tres clairement: "La nature d'etre non relatif n'existe (pas)."82 Jacques May, qui a traduit ce passage, observe dans une note (1980: 225 n. 36): "Aryadeva, et Candrakirti a sa suite, montre ici ou doit porter l'effort du Madhyamika: attaquer la notion meme d'etre absolu, au lieu de se perdre en arguties a son sujet." La Yuktisastika attribuee a Nagarjuna rejette le nirvana (karika 5): "Ceux qui ne voient pas la realite croient aux samsara et nirvana. Ceux qui voient la realite ne croient ni au samsara ni au nirvana."183 Le Madhyamakavatara (6.23) de Candrakirti dit de meme, dans la traduction de La Vallee Poussin (1910: 300): "Les Bouddhas Bhagavats, qui connaissent exactement la nature propre des deux verites, enseignent une double nature propre de toutes les choses, internes et externes, sarskaras et pousses, etc., a savoir la relative (samvrta) et la veritable (paramarthika). La veritable est constituee par le fait qu'elle est l'objet de cette sorte de savoir qui appartient a ceux qui voient juste: mais elle n'existe pas en soi."84 (ii) La forme de l'absolu proposee par Stcherbatsky et Schayer, a ete critiquee par J.W. de Jong dans une conference tenue lors du 21er Congres des Orientalistes a Paris (1948). D'apres de Jong (1950: 326; 1972: 5), l'interpretation de ces deux auteurs, selon laquelle l'absolu est le tout, "est contraire a l'esprit de la pensee bouddhique, qui en aucun cas ne tient pour irreels les elements constituants d'un tout considere, lui, comme reel." 82 Catuhsataka 9.2a (ed. Lang): aprafityastita nasti. 83 Voir Lindtner, 1982: 104: samsaram caiva nirvanam manyante 'tattvadarsinah na samsaram nu nirvanar manyante tattvadarsinah//. Ed. La Vallee Poussin p. 102 1. 12-18: 'di na bden pa gnyis kyi rang gi ngo bo phyin ci ma log par mkhyen pa sangs rgyas bcom ldan 'das mams kyis/ 'du byed dang myu gu la sogs pa nang dang phyi rol gyi dngos po thams cad kyi rang gi ngo bo mam pa gnyis nye bar bstan te/ 'di Ita ste/ kun ndzod dang don dam pa'o/ de la don dam pa ni yang dag par gzigs pa mams kyi ye shes kyi khyad par gyi yul nyid kyis bdag gi ngo bo myed pa yin gyi/ rang gi bdag nyid kyis grub pa ni ma yin te/ Voir aussi La Vallee Poussin, 1933: 43; 1933a. 85 Cette conference a ete publiee deux fois, en francais (1950) et en traduction anglaise (1972). Page #19 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 74 JOHANNES BRONKHORST (iii) La troisieme critique etait egalement avancee par de Jong: "... lorsqu'il considere l'absolu des Madhyamika comme etant la totalite de l'etre, Schayer repond en termes philosophiques a une question qui ... ne peut etre resolue que sur le plan mystique. Il semble que Schayer se soit heurte a l'ecueil que presente pour la pensee occidentale un absolu qui ne soit ni le tout ni le neant." La valeur des deux premieres critiques est indeniable. Le Madhyamika rejette l'existence d'un absolu. Et la pensee bouddhique est, de fait, completement opposee a l'idee d'un tout qui soit plus reel que ses parties. Nous reviendrons sur ce point tout a l'heure. La troisieme critique, par contre, doit etre ecartee. Elle n'est pas loin de l'idee - critiquee a juste titre par des auteurs modernes - selon laquelle il existe un abime entre le mysticisme oriental et le rationalisme occidental.86 L'Inde a une longue tradition rationaliste, qui s'etend au domaine de la mystique. On pourrait meme douter que l'ecole Madhyamika soit 'mystique plutot que 'rationaliste'. 87 Je tiens a ajouter encore une remarque a ce sujet. Les Madhyamika ont cru parler de l'absolu. Nous, au contraire, en tant que philologues modernes, nous etudions non pas l'absolu, mais les idees des Madhyamika. Les Madhyamika etaient d'avis que l'absolu est ineffable; c'est une tendance assez repandue dans la pensee religieuse, selon laquelle certains domaines sacres echappent au langage, ou meme a la comprehension. Quant a nous, nous cherchons a comprendre les idees des Madhyamika. Si ceux-ci avaient des idees claires au sujet de l'absolu, notre tache est de les decrire clairement. Si leurs idees n'etaient pas claires, nous devons le constater. Mais s'abstenir de se prononcer sur l'absolu madhyamika, revient a prendre la place d'un Madhyamika au lieu de celle d'un philologue. Le fait que, d'apres certains penseurs religieux, une certaine chose soit hors du domaine du langage, ne constitue point pour nous une raison pour ne pas rechercher leurs idees a cet egard. 86 V. Staal, 1975: 28: "It would be no exaggeration to say that, in the realm of religion, the situation is the exact opposite of what the common bias suggests: in general, the East is rational, the West, irrational." 87 Voir, par exemple, Peter della Santina, 1987: 178: "The method is rational or even logical and in this sense the application of the adjective mystical to the Madhyamaka is ill-advised." Voir egalement Oetke, 1989. Page #20 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VAKYAPADIYA En depit de ce dernier point, il semble clair que les critiques ont mis en evidence l'insuffisance de l'opinion de Stcherbatsky et Schayer. Il serait cependant precipite de la rejeter tout court. L'idee d'un tout qui serait l'absolu n'est pas correcte en ce qui concerne le Madhyamaka. Il existe pourtant des passages qui pourraient induire un lecteur a penser autrement. Examinons d'abord une strophe de la Mulamadhyamakakarika qui traite de la relation entre l'effet et la cause: "Il est irrationel que l'effet soit identique a la cause; il est irrationnel que l'effet soit different de la cause."88 Si on pense, a tort ou a raison, que cette strophe concerne la relation entre la cause materielle et son effet, la strophe nous apprend qu'il n'est pas possible de dire si le tout et ses parties sont differents ou identiques. Le commentaire Prasannapada de Candrakirti ajoute ici quelques remarques interessantes, que voici. Selon Candrakirti, "la cause et l'effet ne sont pas identiques, puisqu'ils se definissent differemment, comme l'extinction (nirvana). Le traducteur de ces passages, Jacques May, remarque a juste titre dans une note (1959: 92): "Suppleer: 'et la transmigration'." La cause et l'effet ne sont donc pas identiques, comme le nirvana et le samsara. Candrakirti continue: "De meme, il est irrationnel que l'effet soit different de la cause. Il faut comprendre: puisqu'ils se definissent differemment, tout comme l'extinction." Pour Candrakirti, donc, la relation entre le tout et ses parties, et celle qui relie nirvana et samsara, partageraient quelques caracteristiques essentielles. Dans les deux cas, on ne peut ni dire que les elements lies sont identiques, ni qu'ils sont differents. On trouve cette attitude deja dans la Mulamadhyamakakarika. Les strophes suivantes l'illustrent: "Il n'existe rien qui distingue le samsara du nirvana, rien qui distingue le nirvana du samsara. En meme temps il existe des differences: "L'etat meme de mouvoir sans cesse qui a un substrat ou depend de [quelque chose] (c'est-a-dire le samsara), est appele nirvana s'il n'a pas de substrat et ne depend pas de [quelque chose]." 75 MMK 4.6: na karanasya sadriam karyam ity upapadyate/ na karanasyasadrsam karyam ity upapadyate// Ed. La Vallee Poussin p. 126 1. 3-4: bhinnalaksanatvan nirvanavat karyakaranayoh sadrsyam eva nasti. 90 Ed. La Vallee Poussin p. 126 1. 8-10: tathapi/ na karanasyasadrsam karyam ity upapadyate/bhinnalaksanatvan nirvanavad every abhiprayah/ 91 MMK 25.19: na samsarasya nirvanat kimcid asti visesanam/ na nirvanasya samsarat kimcid asti visesanam// 92 MMK 25.9: ya ajavanjavibhava upadaya prafitya va/ so 'pralityanupadaya nirvanam upadisyate// Page #21 -------------------------------------------------------------------------- ________________ JOHANNES BRONKHORST Rappelons ici que le nirvana est l'absolu des bouddhistes, le samsara leur monde phenomenal. La relation entre les deux, decrits comme 'ni identiques ni differents', ne pouvait que suggerer a certains lecteurs que l'absolu est le tout de tout ce qui constitue le monde phenomenal. Parmi ces lecteurs nous pouvons compter, comme il semble, Stcherbatsky, Schayer, et Bhartrhari." 93 76 93 A noter que le terme sunya 'vide', tres courant dans le Madhyamaka pour decrire la vraie nature du monde, est repris par le Trika du Cachemire dans un sens plutot inverse: "Il ne s'agit pas, bien entendu, d'un vide ontologique mais, bien au contraire, de la plenitude de l'etre pur qui n'est vide que de l'imperfection du monde manifeste..." (Padoux, 1975: 84 n. 6). Page #22 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VAKYAPADIYA Bibliographie Aklujkar, Ashok (1990) = Coward and Raja (1990: 122-172). Bareau, Andre (1955): Les Sectes Bouddhiques du Petit Vehicule. Paris: Ecole Francaise d'Extreme-Orient. (Publications de l'Ecole Francaise d'Extreme-Orient, XXXVIII.) Bareau, Andre (1973): "La notion de personne dans le bouddhisme indien." Problemes de la Personne, sous la direction de Ignace Meyerson. 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