Book Title: etudies On Bhartrhari 4
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst
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Page #1 -------------------------------------------------------------------------- ________________ ETUDES SUR BHARTRHARI, 4 Johannes Bronkhorst, Lausanne L'absolu dans le Vākyapadiya et son lien avec le Madhyamaka." Pour la compréhension de la philosophie de Bhartshari telle qu'elle apparaît dans son Vākyapadiya, le concept du Brahman, c'est-à-dire de l'absolu, joue un rôle central. Bhartshari l'introduit au début même de son ouvrage, et cela indique déjà qu'il serait incorrect d'ignorer cet aspect de sa pensée. La strophe initiale du Vākyapadīya décrit le Brahman comme étant śabdatattvam.? L'ambiguïté de ce composé permet deux interprétations tout-à-fait différentes; toutes les deux ont été acceptées par des chercheurs différents. La première interprétation en est dont l'essence est la parole'. Dans ce cas la parole est l'essence du Brahman. Parmi les savants qui ont accepté cette interprétation on pourrait mentionner Erich Frauwallner (1959: 108 (784), 'das Brahma, das seinem Wesen nach Wort ist'), George Cardona (1976: 300, 'brahman ... whose very essence is speech'; 1990: 80, ‘il brahman ... ha la proprietà di essere linguaggio'), K.A. Subramania Iyer (1964: 118; 1965: 1; 1969: 99; 'the ultimate Reality / Brahman is of the nature of the word'), et d'autres. Selon H. Nakamura, qui dédiait un article au Brahman chez Bharthari, celui-ci “consists of words” et “has words as the essence" (1981: 149). Dans les mots de Madeleine Biardeau (1964a: 266) "ce Brahman est identique à vāc ou à sabdatattva”.3 1 Les articles précédents de cette série ont paru dans les périodiques suivantes: Bulletin d'Études Indiennes 6 (1988), 105-143 (no. 1: "L'auteur et la date de la Vrtti"); Studien zur Indologie und Iranistik 15 (1989), 101-117 (no. 2: "Bhartrhari and Mimārsā"); Études Asiatiques, # 45 (1991), 5-18 (no. 3: "Bhartrhari on sphota and universals"). Les idées fondamentales de la présente étude datent d'un séjour de quatre semaines dans la belle Villa Serbelloni, à Bellagio, Italie. Je remercie les responsables de la fondation Rockefeller, grâce à qui ce séjour était possible. Je remercie Tom Tillemans pour ses réactions critiques. En traduisant les strophes du Väkyapadiya en français, j'emprunte souvent les traductions aux livres de Madeleine Biardeau (1964, 1964a) qui portent sur ce sujet. VP 1.1ab: anādinidhanam brahma fabdatattvar yad aksaram. Biardeau traduit souvent 'Parole principielle'; est-ce qu'elle considère le composé comme karmadhānaya? A noter encore que Kamalaśīla (sous Tattvasangraha 128) explique: śabdas tattvam asya sabdatattvam tad ucyate / Šabdo 'syāviparitar nūpam ity arthah/ Page #2 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VĀKYAPADĪYA 57 Cette interprétation pourtant n'est soutenue par rien dans le reste du Vākyapadiya. Elle soulève, en outre, des problèmes considérables. L'expression essence du Brahman' paraît bizarre, puisque c'est exactement le Brahman qui est l'essence de toutes choses. La strophe 3.111, effectivement, énumère le mot tattva 'essence' parmi les désignations de l'absolu. La parole, d'autre part, a cette essence comme vraie nature (tattvātmaka). L'essence du mot est mentionnée à plusieurs reprises dans le Vākyapadiya. VP 2.30 parle de l'essence du mot interne' (antahśabdatattva), que quelques-uns appellent 'mot'. VP 1.13 parle de la compréhension de l'essence des mots, à laquelle on n'arrive pas sans l'aide de la grammaire.? La vision de l'essence tout court, que possèdent les voyants, d'autre part, n'a pas pour fondement la parole. La connaissance qui n'est pas de ce monde, ne peut être exprimée en mots, vu que les mots ont le monde phénoménal pour fondement. On voit donc que l'idée d'une essence du Brahman s'accorde mal avec les autres énoncés du Vākyapadiya, tandis que la notion inverse d'une essence de la parole est soutenue par plusieurs passages. 'Essence de la parole' est effectivement la deuxième interprétation possible du composé śabdatattva. Notons que cette deuxième interprétation a été acceptée par quelques chercheurs modernes, tels David Seyfort Ruegg (1959: 64), J.F. Staal (1969: 518 (122), T.R.V. Murti (1974: 331), Dirk Jan Hoens (1979: 92), Peri Sarveswara Sharma (1987: 222), B.K. Matilal (1990: 78, 95, 125), Coward and Raja (1990: 91), A. Aklujkar (1990: 126).10 es du Yaoutenue par interprétation po a été acce Cette dernière phrase a évidemment été empruntée à la Paddhati de Vrsabhadeva (Iyer, 1966: 7 1. 13: Šabdatattvam iti, idam asyāviparitar rüpam iti). Somānanda paraphrase simplement sabdarūpam (Sivadrsti 2.2). On ne peut conclure de la phrase sabdasya parināmo 'yam (VP 1.124a) que sabda soit l'essence de tout ce qui existe. Le reste de la même strophe (1.124cd: chandobhya eva prathamam etad višvam pravartate) montre qu'il s'agit ici de mots védiques, non pas d'une essence de la parole. Pour une discussion plus serrée, voir notre prochaine étude sur Bhartshari et le langage. VP 3.116: teşv ākāresu yaḥ śabdas tathābhūteņu vartate/ tattvātmakatvāt tenāpi nityam evābhidhīyate// VP 2.30: yad antaḥsabdatattvam tu bhāgair ekaṁ prakāśitam/ tam āhur apare sabda tasya vākye tathaikatām// VP 1.13cd: tattvāvabodhah Sabdānāṁ nästi vyākaranād rte. VP 2.139: rsīnām darśanam yac ca tattve kimcid avasthitam/ na tena vyavahāro 'sti na tac chabdanibandhanam// VP 2.297: yac copaghātajam jñānar yac ca jñānam alaukikam/ na tābhyāṁ vyavahāro 'sti śabdā lokanibandhanah// A noter que le commentateur Helārāja paraphrase la première ligne du Vākyapadiya ainsi: vārmanasāfitatattvam ... paraṁ brahmānādinidhanar (Iyer, 1963: 173 1. 12). 6 9 10 Page #3 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 58 JOHANNES BRONKHORST Il va sans dire que cette deuxième interprétation du composé śabdatattva - à savoir l'interprétation selon laquelle Brahman est l'essence de la parole, comme il l'est de toute autre chose – ne nous aide guère à obtenir une compréhension de sa nature. Examinons pour cette raison une autre opinion là-dessus. Quelques auteurs (Gaurinath Sastri, 1968: 321; Sangam Lal Pandey, 1983: 336; Bishnupada Bhattacharya, 1985: 20; Matilal, 1990: 105, 124; Coward and Raja, 1990: 91) maintiennent que l'absolu de Bhartshari est conscience. Voici une idée qui n'est pas sans parallèles dans la littérature brahmanique; on la trouve dans certaines upanisad" d'avant Bhartrhari, et dans la philosophie vedāntique de Sankara après lui, pour ne mentionner que les textes les plus connus. Il ne serait donc point étonnant de trouver une telle conception dans la pensée de Bhartrhari. Néanmoins on ne l'y trouve pas. Jamais dans les strophes du Vākyapadīya le Brahman - qui apparaît sous nombre de désignations différentes - n'est identifié à la conscience.2 Il est vrai qu'au plan de la perception du monde phénoménal l'esprit joue un certain rôle, mais même là il reste un aspect 'objectif qui est accentué dans le Vākyapadiya.13 Bhartrhari parle plusieurs fois d'objets extérieurs (bāhya artha) comme distincts de la conscience, ou connaissance, du locuteur, sans jamais nier leur existence. Regardons, par exemple, la strophe suivante: “Par les paroles qui sont énoncées, on connaît la pensée de celui qui les emploie, l'objet extérieur et la forme propre [des paroles)."14 Un groupe de strophes en entier (2.287-97) accentue la distinction entre le monde phénoménal et des imaginations privées; voici les strophes principales:15 "L'activité de voir dans le cas d'eau est le même que dans le cas d'un mirage. Tout de même, un mirage n'est pas de l'eau, puisque le toucher etc. diffère."16 11 P. ex. BAU 3.9.28; TU 2.1. 12 Notons pourtant qu'une strophe dite citée de la Sabdadhātusamīksă de Bhartrhari, par Utpaladeva (commentaire de la Sivadrsti de Somānanda, p. 84), fait cette identification: dikkālādyanavacchinnānantacinmātramurtaye/ svānubhūtyekamānāya namah santāya tejase // Iyer (1969: 10) fait pourtant remarquer, à juste titre, que cette strophe apparaît normalement comme strophe initiale du Nītišataka attribué à un autre) Bhartrhari; voir également Gnoli, 1958: 73-74. 13 Cp. Rau, 1971: 9: “Bharthari ... betrachtete ... die Welt ... durchaus als real und keineswegs als Illusion." 14 VP 3.129: jñānań prayoktur bāhyo 'nhah svarūpam ca prafiyate/ sabdair uccaritais ... Voir Nakamura, 1972, pour une discussion de ces vers. 16 VP 2.287: darśanaṁ salile tulyaṁ mrgatrsnādidarśanaih/ bhedāt tu sparsanādināṁ na jalar mrgatrsnikā// 15 Page #4 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VĀKYAPADĪYA 59 "La vision d'une corde et celle d'un serpent est identique; pourtant on doit y introduire une distinction à cause de leur effet qui est bien connu pour être différent."17 "Il y a continuité de toucher quand la main touche une roue (vraie). Il est différent dans le cas d'une roue [imaginaire créée en faisant tourner) un brandon; on ne la touche qu'interrompue."18 "Les remparts, les murs, etc. donnent aux (vraies) villes toucher et protection; ils ne le donnent pas de même aux villes des Gandharvas."19 "Des montagnes reconnues (i.e. vraies) couvrent une grande région; leur réflection, d'autre part, se trouve ailleurs, dans un petit endroit."20 "Des poisons vrais causent la mort etc.; ils n'accomplissent pas leur but de la même façon dans un rêve etc.21 Les imaginations privées que Bharthari rejète dans ces vers constituent des exemples célèbres pour prouver le caractère imaginaire du monde phénoménal, parmi les bouddhistes aussi bien que parmi les vedāntistes.22 Il montre de cette façon qu'on doit séparer le monde commun à tous du monde privé créé par l'imagination. Il est vrai que la position 'objective' des objets du monde phénoménal semble être niée dans quelques strophes peu nombreuses, la plus remarquable d'entre elles étant VP 3.297.23 Mais c'est une question que nous aborderons à sa propre place. Pour l'instant il suffit de dire que même ces strophes ne suggèrent point que l'absolu est subjectif, encore moins qu'il est conscience. On voit que les deux interprétations du Brahman de Bhartrhari proposées par la recherche récente ne conviennent pas. La question se pose donc de nouveau: quel était le concept du Brahman de Bhartshari? 17 VP 2.288: yad asādhāranas kāryam prasiddha rajjusarpayoh/ tena bhedaparicchedas tayos tulye 'pi darśane/ VP 2.291: sparsaprabandho hastena yathā cakrasya sartatah/ na tathālātacakrasya vicchinnaṁ sprśyate hi tat// VP 2.292: vapraprākārakalpais ca sparsanāvarane yathā/ nagaresu na te tadvad gandharvandgaresv api// VP 2.294: mahān avriyate deśah prasiddhaih parvatādibhih/ alpadeśāntarāvastham pratibimbaṁ tu drsyate// VP 2.295: maranādinimittam ca yathā mukhyā visādayah/ na te svapnādişu svasya tadvad arthasya sādhakāh// Nakamura (1972) cite les textes applicables; voir aussi Tillemans, 1990: I: 197-199; II: 123-127, qui cite et traduit quelques textes. La strophe suivante a été attribuée à Bhartshari: Suddhatattvarn prapancasya na hetur anivettitah/jñānajreyādinūpasya māyaiva janani tatah//. Cette attribution paraît pourtant tout-à-fait douteuse; voir Mesquita, 1988: 75-76 n. 114. Page #5 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 60 JOHANNES BRONKHORST Il existe une troisième conception du Brahman qui pourtant, pour autant que je sache, n'a jamais été mentionnée dans le contexte de Bhartshari. C'est celle de la totalité de tout ce qui existe, conception qui se trouve dans certaines upanişad,24 et ailleurs, comme par exemple dans la Bhagavad Gītā (où elle porte, naturellement, sur Vāsudeva: 7.19; 11.40). Est-il possible que Bhartshari accepte ce concept du Brahman? Pour répondre à cette question, il est nécessaire d'étudier d'abord le concept du tout trouvé dans le Vākyapadiya. Pour Bharthari le tout est réel, tandis que ses parties ne le sont pas. Ce principe s'étend à toute chose. Un objet ordinaire comme une cruche n'a pas de parties, et le même vaut pour l'atome: “L'atome et la cruche sont également sans parties.":25 “C'est un fou qui regarde l'atome comme ayant des parties, le tout comme muni de parties différentes (du tout)."26 L'existence de touts est décrite comme 'miraculeuse', ou même 'extrêmement miraculeuse':27 "Extrêmement miraculeuse est la façon dont l'essence sans parties et sans succession de choses qui n'existaient pas auparavant, est mise en lumière."28 “La manifestation de l'effet se produit, incitée par le genre, dans l'[action éternelle); elle est déterminée par les pouvoirs de façon miraculeuse.":29 "De même que toute chose apparaît de façon miraculeuse, sans succession, support et position, de même elle disparaît.”:30 L'aspect miraculeux est, sans doute, l'existence des touts sans que leurs parties existent. Les touts de Bhartshari s'étendent dans le temps aussi bien que dans l'espace: "Il n'y a pas de succession de ce qui n'existe pas. En effet, ce qui 24 25 26 VD 27 Voir Gonda, 1955, esp. p. 63 (505) s. VP 3.243ab: nirbhāgātmakatā tulyā paramānor ghatasya ca. VP 2.236: utpreksate sāvayavaṁ paramānum apanditah/ tathāvayavinaṁ yuktam anyair avayavaih punah// A noter que Candrakirti, dans son commentaire sous Catuhśataka 323, énumère 'des cruches etc.' parmi des choses 'merveilleuses (āścarya): ghatādayaś ca svakāranāt tattvānyatvena vicāryamānā na sambhavanti tathāpy upādāya prajnaptyā madhūdakādināṁ sandhāranāharanādikriyānispādanayogyā bhavanti"... vases and such [objects), if examined as to whether they are identical with or different from their causes, cannot possibly exist, but still, due to dependent designation (upādāya prajnapti), they are suitable for performing actions such as containing and scooping honey, water and other such (liquids)." (tr. Tillemans, 1990: I: 196; II: 115). VP 3.209: atyadbhutā tv iyaṁ vrttir yad abhāgaṁ yad akramam/ bhāvānā prāg abhūtānām ātmatattvam prakāśate// VP 3.504: jātiprayuktā tasyāṁ tu phalavyaktih prajāyatel kuto 'py adbhutayā vrttyā Śaktibhiḥ sā niyamyate// VP 3.513: yathaivādbhutayā vrttyā niskramam nimibandhanam/ apadań jāyate sarvar tathāsyātmā prahīyatel/ 30 Page #6 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VĀKYAPADĪYA 61 n'existe pas ne peut être divisé. Quant à la réalité essentielle de ce qui existe, il en est de même pour elle aussi."31 Il n'est pas étonnant que le Vākyapadiya, en tant qu'ouvrage qui s'occupe 'de phrases (vākya) et de mots (pada)', traite tout d'abord de l'existence des touts dans le contexte du langage. Voici l'une des thèses principales du texte, du deuxième kānda en particulier: seule la phrase existe, non pas les mots et les sons qui en font partie. La phrase n'est donc pas une collection de mots ou de sons individuels, elle est au contraire une seule entité. On dérive les mots de la phrase par un procédé d'analyse (apoddhāra), non pas inversement les phrases des mots. Le deuxième kānda du Vākyapadiya contient plusieurs arguments qui ont le but de soutenir ce point de vue, mais pour le moment ils ont peu d'interêt pour nous; leur but est évidemment d'arriver à une conclusion déjà faite, que voici: La phrase est la seule entité vraie, puisqu'elle est le tout; et c'est le tout qui existe en vérité, non pas ses parties. On pourrait poursuivre cet argument et conclure que là où les phrases elles-mêmes font partie d'une collection, c'est cette collection qui est vraiment réelle: “Tous les sens des mots dépendent du sens de la phrase. Pourtant, les sens des phrases qui requièrent (d'autres phrases), sont égaux à des sens de mots."32 “Dans une collection de phrases dont les parties ont besoin l'une de l'autre, et qui exprime une seule chose, même le sens de la phrase n'existe pas."33 Bhartrhari parle ici du sens d'une collection de phrases, mais ce qu'il dit s'applique également aux phrases ellesmêmes: dans une telle collection, les phrases constituantes n'existent pas. Pour Bhartshari le Veda, cette collection de phrases suprêmement importante, constitue une unité: "Quoique [le Veda) soit un, [les grands voyants) l'ont transmis comme comportant de multiples voies séparées les unes des autres."34 Ailleurs il explique que le Rgveda n'occupe pas plus de temps que la plus petite partie de la langue parlée: "La différence (de temps) entre le quart d'une mātrā et les dix [livres du Rgveda, causée par la division de la quantité de temps), n'existe pas dans la parole ellemême."35 Le Rgveda, donc, est une unité indivisible. Cela n'est pas 31 VP 3.523: asataś ca kramo nāsti sa hi bhettuṁ na śakyate/ sato 'pi cātmatattvar yat tat tathaivāvatisthate// VP 2.325: rūpaṁ sarvapadārthānāṁ vākyārthopanibandhanam/ sāpeksā ye tu vākyārthāḥ padārthair eva te samāh// VP 2.76: vākyānāṁ samudāyaś ca ya ekārthaprasiddhaye/ sākārksāvayavas tatra vākyārtho 'pi na vidyate// VP 1.5: eko 'py anekavartmeva samāmnātah prthak prthak. 35 VP 3.553: evaṁ mātrāturīyasya bhedo dāśatayasya vā/ parimānavikalpena śabdātmani na vidyate // Pour le sens de dāśataya, voir Bhat, 1973: 54-55. Page #7 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 62 JOHANNES BRONKHORST étonnant, puisque le Rgveda est un tout linguistique dont les parties, dans ce cas, ne sont pas des mots et des sons, mais des phrases. En poursuivant l'argument de Bhartshari encore plus loin, il est clair qu'on arrive au résultat suivant: si le tout est réel, contrairement à ses parties, la réalité ultime, l'absolu, ne peut qu'être la totalité de tout ce qui existe, conçue comme une seule entité. Cette totalité est temporelle aussi bien que spatiale. La relation entre l'absolu et le monde phénoménal est donc la relation entre le tout et ses parties. On pourrait même ajouter que l'absolu et le monde phénoménal, quoique réel et irréel respectivement, ne sont pas différents. "Il n'y a pas d'unité sans multiplicité, ni multiplicité sans unité. Mais en réalité (paramarthe) il n'y a absolument aucune différence entre les deux."36 L'absolu et le monde phénoménal ne sont donc que deux aspects de la même entité. Comme l'exprime Bhartrhari: “La tradition (qui nous vient) des anciens dit qu'il n'y a pas de différence entre la réalité et la non-réalité."37 La relation entre le tout et ses parties, Bhartshari l'appelle parfois samavāya, empruntant ce terme au système brahmanique dit 'Vaišeşika'. Il la définit dans un passage difficile, que voici: "La restriction à l'endroit [des causes) dans le cas de la production de choses jusqu'alors inexistantes, qui effectue la non-séparation [de l'effet) par rapport à ces (causes), ainsi que l'identité de localisation (?) [de causes et effets), à cause de laquelle on considère une chose comme identique à une autre et on ne peut déterminer si une entité est une ou multiple; (cette restriction,] on l'appelle samavāya; elle est un pouvoir qui assiste les [autres) pouvoirs; elle est au-delà de différence et identité, et existe d'une façon tout à fait différente. Selon la tradition (qui vient] des anciens, la relation universelle, qui dépasse les caractéristiques de toutes les catégories, favorise, (ce samavāya)."38 Le samavāya, selon cette description, relie des choses dont on ne peut pas dire si elles sont différentes ou identiques; identité et différence ne sont pas déterminées; le samavāya va au-delà de difference et non-différence. Ailleurs Bharthari dit: "Il n'y a pas de perception de 36 VP 3.254: naikatvam asty anānātvar vinaikatvena netarat/ paramānhe tayor esa bhedo 'tyantaṁ na vidyate// VP 3.117ab: na tattvätattvayor bheda iti vrddhebhya āgamah/ VP 3.136-139: nirātmakānām utpattau niyamaḥ kvacid eva yah/ tenaivāvyapavargaś ca prāptyabhedas ca (au lieu de prāptyabhede sa de l'édition de Rau) yatkrtah// ātmāntarasya yenātmā tadātmevāvadhāryate yatas caikatvanānātvar tattvam nādhyavasīyate// tāṁ Śaktiṁ samavāyākhyāṁ Śakfinām upakārinīm/ bhedābhedāv atikrāntām anyathaiva vyavasthitām//dharmaṁ sarvapadārthānām afitah sarvalaksanah/ anugrhnāti sambandha iti pūrvebhya agamah// Page #8 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VĀKYAPADĪYA différence dans le cas de choses qui sont liées par le samaväya." encore: "Le pouvoir qui s'appelle samaväya enlève la différence [entre les objets reliés]; il unifie, pour ainsi dire, les manifestations [des effets] avec leurs causes.40 On voit le problème qu'il discerne dans cette relation: le tout et ses parties sont à la fois identiques et différents; mieux peut-être, on ne peut ni dire qu'ils sont identiques, ni qu'ils sont différents. 63 Il semble clair que pour Bhartṛhari la relation entre l'absolu et le monde phénoménal prend cette même forme: l'absolu et le monde phénoménal sont à la fois identiques et différents; ou plutôt, on ne peut ni dire qu'ils sont identiques, ni qu'ils sont différents. Bhartṛhari nous donne les renseignements suivants au sujet de l'absolu: Une strophe identifie, indirectement, le monde infini avec le Brahman: "Puisqu'on voit des cruches etc., le monde est conçu comme étant limité; puisque les choses ont un début, le Brahman éternel est conçu comme ayant un commencement." Une autre, se référant évidemment au monde entier, parle du "tout qui est un et sans dualité par sa nature".42 L'état 'sans divisions' (avibhāga) du monde est mentionné plusieurs fois.43 Néanmoins, "[le Brahman] paraît séparé de ses pouvoirs, quoiqu'il n'en soit pas séparé".""... le tout (viśva) qui est l'ensemble des pouvoirs et des parties et qui a de multiples aspects, existe toujours et sous toutes les formes..."45 Davantage de renseignements se trouvent dans le Dravyasamuddeśa - c'est la deuxième section du Prakīrṇaka, troisième kända du Väkyapadiya. Cette section porte sur la substance' du monde. La substance est ce qui constitue le monde, et les strophes montrent qu'il s'agit de la réalité ultime. Une de ces strophes (VP 3.122) nie à la substance un certain nombre d'attributs, que voici: "Elle n'est pas et il n'est pas vrai qu'elle ne soit pas; elle n'est pas une et elle n'est pas divisée; elle n'est pas conjointe et elle n'est pas séparée; elle n'est pas modifiée et elle n'est pas non plus 39 VP 3.17cd: samavāyiṣu bhedasya grahanam vinivartate. 40 VP 3.505: ... samavāyākhyā śaktir bhedasya badhikā/ ekatvam iva tā vyaktir āpādayati karanaih// 41 VP 2.237: ghaṭādidarśanal lokaḥ paricchinno 'vasīyate/ samārambhāc ca bhāvānām adimad brahma śāśvatam// 42 VP 3.193ab: advaye caiva sarvasmin svabhāvād ekalakṣaṇe, ... 43 Par exemple VP 1.139, 173. 44 VP 1.2cd: aprthaktve 'pi śaktibhyah prthaktveneva vartate. 45 VP 3.258: śaktimātrāsamūhasya viśvasyānekadharmaṇaḥ/ sarvadā sarvathā bhāvāt ... Page #9 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 64 JOHANNES BRONKHORST le contraire.»46 La teneur négative de cette strophe n'est pas étonnante. Le Brahman est au-delà du domaine des mots, et toute affirmation court donc le danger d'être incorrecte. La strophe suivante pourtant affirme l'existence de tous les attributs niés précédemment. La voici: "Elle n'existe pas et elle existe; elle est une et elle est divisée; elle est conjointe et elle est séparée; elle est modifiée et elle est aussi le contraire."47 L'interprétation de cette strophe, après les observations que nous venons de faire, ne soulève pas de problèmes. La relation de l'absolu avec le monde phénoménal est essentiellement celle d'une division. La totalité indivise est réelle, une et sans modifications; sa division, c'est à dire le monde phénoménal, est irréelle, pluriforme, séparée et modifiée. Le plus intéressant, pourtant, est l'adjectif 'conjoint' (saṁsrsta). Cet adjectif, et celui-ci seulement, décrit l'absolu du point de vue du monde phénoménal. En réalité l'absolu n'est pas 'conjoint', comme nous le savons. . On ne trouve des formes que dans ce monde phénoménal: “C'est à cause du temps que les actions sont obtenues par division, à cause de l'espace, toutes les formes. Toutes ces divisions sont fondées sur [la réalité ultime) qui est sans divisions."48 On voit que les divisions inexistantes de la réalité ultime comprennent les divisions temporelles: “En elle non plus il n'y a aucune division du temps, or on perçoit une division du temps.":49 "C'est à cause du temps que les actions sont divisées, ..."50 C'est pour cette raison que la réalité ultime est éternelle (nitya) et sans avant-et-après (paurvāparyavivarjita) (VP 3.128); le Brahman est sans commencement et fin (anādinidhana) (VP 1.1). Comment ces divisions irréelles dans l'absolu se déroulent-elles? La réponse à cette question constitue une partie importante de la philosophie de Bhartrhari. Cet article ne peut s'en occuper dans les détails. On mentionnera pourtant ici les soi-disant pouvoirs' (sakti); parmi ceux-ci la 'direction' (dis) ou 'espace' (ākāśa), et le 'temps' (kāla) jouent un rôle important: ils causent les divisions spatiales et temporelles. Les choses en soi, qui n'ont pas subi l'effet de ces pouvoirs, n'ont ni de dimensions 46 VP 3.122: na tad asti na tan nāsti na tad ekar na tat prthak/ na samsrstam vibhaktam na vikrtań na na canyathā//. VP 3.123: tan nästi vidyate tac ca tad ekar tat prthak prthak/ saṁsrstam ca vibhaktań ca vikram tat tad anyathā//. VP 3.409: kālāt kriyā vibhajyanta ākāśāt sarvamūnayah/ etāvāṁs caiva bhedo 'yam abhedopanibandhanah// VP 3.118cd: na cātra kālabhedo 'sti kālabhedas ca grhyate. VP 3.409, cité plus haut. 49 50 Page #10 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VĀKYAPADĪYA 65 spatiales, ni temporelles. La cruche, comme le dit Bhartrhari quelque part, est adeśa 'sans dimension spatiale.Si Les pouvoirs se réunissent pour faire les choses, qui ne sont pourtant pas multiples chacune, mais uniques: “Ce qui est sûr, c'est qu'une seule et même chose est faite de tous les pouvoirs. L'idée que l'on se fait d'une division dans l'être des choses est donc inutile. C'est pourquoi, tous les pouvoirs aux caractères différenciés, substance, etc., réalisent le but de l'homme quand ils sont en conjonction et non quand ils sont isolés. De même que l'on comprend le tout des organes des sens, etc. comme constituant le corps, il en va de même aussi dans le cas de l'union des relations et des choses reliées."S2 'L'union des relations - il s'agit des śakti, selon Helārāja - avec la chose reliée' produit les choses communes, qui constituent des ensembles organiques. Cette même comparaison avec le corps comme constitué d'organes etc., est utilisée ailleurs dans le Vākyapadiya pour éclaircir la relation entre phrases et mots: "De même que l'activité des organes des sens, qui diffèrent les uns des autres et qui s'occupent d'objets différents, n'est pas possible en dehors du corps, de même les mots, qui ont tous leurs objets différents, ne désignent rien quand ils sont séparés des phrases."S3 Comme le corps qui, quoiqu'un, est constitué d'organes des sens etc., et comme la phrase qui, quoiqu'une, est constituée de mots, chaque objet de ce monde phénoménal, quoiqu'un, est constitué des pouvoirs du Brahman. C'est pourquoi “un objet, quoique sans forme, est aperçu sous forme d'une conjonction."54 On comprend que la connaissance purifiée, qui donne accès au Brahman, couvre tout ce qui existe: “La pureté de la connaissance, qui est sans support, c'est le fait d'avoir pour forme la totalité des objets; c'est pour cette même raison que certains disent de la pureté suprême de cette [connaissance qu'elle est sans forme." La connaissance de la totalité 51 52 VP 3.16: adeśānā ghatādīnām ... VP 3.22-24: sarvaśaktyātmabhūtatvam ekasyaiveti nimaye/ bhāvānām ātmabhedasya kalpanā syād anarthikā//tasmād dravyādayah sarvāḥ śaktayo bhinnalaksanāh/saṁsrstāḥ purusārthasya sādhikā na tu kevalāh// yathaiva cendriyādīnām ātmabhūtā samagratā/ tathā sambandhisambandhasarsarge 'pi prafīyate//. Le mot 'corps' dans cette traduction représente ätman. Il s'agit de la personne (pudgala, ātman) comme elle était conçue par les bouddhistes. Voir aussi plus bas. VP 2.423-424: prtharinivistatattvānām prthagarthānupātinām/indriyānāṁ yathā kāryam te dehān na kalpate// tathā padānāṁ sarvesāṁ prthagarthanivesinām/ vākyebhyah pravibhaktänām arthavatta na vidyate// VP 2.426cd: vastu saṁsargarūpena tad arūpam ninūpyate. VP 3.184: sarvārtharūpatā buddhir jñānasya nirupāśrayā/tato 'py asya parāṁ suddhim eke prāhur arūpikām// Page #11 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 66 JOHANNES BRONKHORST des objets, c'est la connaissance du Brahman, puisque le Brahman est la totalité des objets. La totalité qui est Brahman renferme le passé et l'avenir; c'est pourquoi la connaissance purifiée recouvre ces deux: “Pour ceux en qui la lumière s'est manifestée et dont l'esprit n'est pas obscurci, la connaissance du passé et de l'avenir ne diffère pas d'une perception."S Pourquoi Bhartshari a-t-il élaboré une telle conception du monde? L'idée du Brahman comme totalité existait déjà avant lui, bien sûr. Mais Bhartshari n'a pas simplement emprunté cette idée aux textes antérieurs. Il l'a développée, encadrée dans une vision extraordinaire, vision qui attribue une réalité supérieure à chaque totalité, en comparaison avec ses parties. Notons d'abord la ressemblance de cette vision avec une autre, cependant opposée à celle-ci. Selon la position adoptée par une grande partie des bouddhistes indiens, aucune totalité n'existe vraiment. Voici l'autre extrême, presqu'aussi radical que celui de Bharthari. On ne peut guère s'imaginer que les deux extrêmes sont indépendants l'un de l'autre, et il semble donc tout à fait plausible que la position de Bhartrhari soit une réaction contre celle des bouddhistes. Il est vrai que Bhartshari n'admet nulle part qu'il ait subi l'influence du bouddhisme. Par contre, il se réfère à sa propre tradition, ou il essaie de prouver la justesse de sa position par argumentation. La nature de son argumentation nous ramène pourtant au domaine du bouddhisme.58 La position de Bhartrhari n'est pas seulement un extrême opposé à celui des bouddhistes, elle est aussi une défense contre l'attaque lancée par les bouddhistes de l'école Madhyamaka contre tout point de vue possible. Le texte de base de cette école est la Mūlamadhyamakakārikā de Nāgārjuna, qui présente toute une série d'arguments montrant l'absurdité de notre conception du monde. Prenons l'exemple de l'origine d'un objet: “S'il existait quelque part quelque chose non produite, elle se produirait. Comme cette chose n'existe pas, qu'est-ce qui se produit?"S9 En d'autres 57 56 VP 1.37: āvirbhūtaprakāśānām anupaplutacetasām/ afitānāgatajñānam pratyaksān na viśisyate// La tradition de Bharthari est prévue comme objet d'une étude prochaine. 58 Voir aussi Nakamura, 1973. 59 MMK 7.17: yadi kaścid anutpanno bhāvah saṁvidyate kvacit/ utpadyeta sa kim tasmin bhāva utpadyate 'sati// Page #12 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VAKYAPADİYA mots, dans la phrase "la cruche se produit" il faut une cruche pour qu'elle puisse se produire. Cette cruche hypothétique serait donc à la fois. existante et non produite, ce qui revient à une contradiction. 67 Pour Bhartṛhari cette contradiction est présente dans la réalité décrite par les mots. Mais les mots, et leurs sens, sont le résultat d'une analyse artificielle, et la réalité qu'ils décrivent n'est donc pas la réalité absolue. Bhartṛhari parle plutôt d'une autre réalité, qui a une existence métaphorique: "Dans l'usage du langage c'est une autre existence, de nature métaphorique, qui appartient aux objets de mots (padartha); [cette existence métaphorique] montre la forme de toutes les [choses] dans tous les états (à savoir: passé, présent, et futur). Le mot qui se réfère à cette existence métaphorique, peut entrer en relation avec des attributs. qui sont en contradiction avec lui,62 comme, par exemple, dans le cas de la négation: "Ainsi, pour rendre possible la négation en relation avec des choses à nier, la négation s'applique métaphoriquement aux choses auxquelles on se réfère."63 D'autres contradictions sont également illustrées: "Production' est le nom de l'obtention de son être propre; ce qui est à obtenir est obtenu par quelque chose qui existe. Si elle existe, pourquoi se produit-elle? Si, d'autre part, elle n'existe pas, comment se produit-elle? Cette dernière strophe reprend le problème de Nāgārjuna, mais avec une solution: les objets de mots ne possèdent pas d'existence absolue, ils possèdent une existence métaphorique, où de telles contradictions sont permises. Une autre strophe, ailleurs dans le Vākyapadiya, suggère que cette existence métaphorique est fournie par la pensée: "La non-existence antérieure à la naissance est fondée sur un état de la pensée. [Le sujet] ('cruche' dans la phrase 'la cruche se produit') devient agent de sa production, tout comme un autre sujet qui existe [vraiment, est agent d'une action]." 60 A noter que cette idée n'est pas complètement inconnue des bouddhistes; voir May, 1959: 86 n. 168; K. Bhattacharya, ci-dessus, p. 52-53. 61 VP 3.167 vyapadese padarthānām anyā sattaupacāriki/ sarvāvasthāsu sarveṣām atmarupasya darsika// 62 VP 3.169: tadvacchabdo 'pi sattāyām asyām pūrvam avasthitaḥ/ dharmair upaiti sambandham avirodhivirodhibhiḥ// VP 3.170: evam ca pratisedhyesu praisedhapraklptaye/ āśriteṣāpacāreņa pratiṣedhaḥ pravartate// 64 VP 3.171: ātmalābhasya janmakhyā satā labhyam ca labhyate/ yadi saj jāyate kasmād athāsaj jāyate katham// $ 69 VP 3.361: utpaneh prag asadbhavo buddhyavasthänibandhanah/avitistaḥ satänyena kartā bhavati janmanaḥ// Page #13 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 68 JOHANNES BRONKHORST La strophe 3.172 renvoie clairement à un autre chapitre de la Mūlamadhyamakakārikā. Selon Bhartshari "il y a du mouvement (exécuté] par un agent de mouvement qui existe, sur un objet de mouvement qui, lui faussi), existe."66 Le renvoi est au deuxième chapitre de la Mūlamadhyamakakārikā, qui arrive à la conclusion que "le mouvement, son agent et son objet n'existent pas”.67 Bharthari peut accepter l'existence du mouvement, de son agent et de son objet, en dépit des arguments de Nāgārjuna, parce que ces entités, dénotées par des mots (padārtha), possèdent une existence métaphorique, dans laquelle les contradictions démontrées par Nāgārjuna sont permises. Comme le dit Bhartshari: “Aucun objet de mot n'est en dehors de cette existence métaphorique, qui est sans contradictions quoique les propriétés qu'elle contient soient différentes et contradictoires; à laquelle chacun des mots se réfère pour exprimer des choses contradictoires; qui ne comporte aucune différence de temps mais est déterminée par rapport à des choses qui appartiennent à des temps différents; et qui est la cause du fonctionnement de tous les mots. Et dans le Bhāsya (de Patañjali] cette [réalité métaphorique) est montrée comme distincte de l'existence présente."68 Les idées de Bhartrhari sur la nature de l'absolu constituent donc une défense contre les positions des Mādhyamika. Elles pourraient en même temps en être une imitation.69 C'est là la question dont il nous faut nous occuper dans le reste de cet article. Pour l'introduire, d'abord quelques mots au sujet de la relation entre touts et parties dans le bouddhisme. Pour Bhartshari, nous le savons, il ne s'agit ni d'une relation d'identité, ni de différence; le tout, en outre, est plus réel que ses parties. Il semble que les Madhyamika, ainsi que les Hīnayānistes, acceptent la première moitié de cette proposition, tandis qu'ils en rejettent la deuxième. 68 66 VP 3.172ab: sato hi gantur gamanaṁ sati gamye pravartate/ 67 MMK 2.25cd: tasmād gatiś ca gantă ca gantavyaṁ ca na vidyate// VP 3.177-179: tasmād bhinneșu dharmeșu virodhişv avirodhinīm/ virodhikhyāpanāyaiva Śabdais tais tair upāśritām// abhinnakālām arthesu bhinnakāleşv avasthitām/ pravrttihetur sarvesāṁ sabdānām aupacārikim// etā sattām padārtho hi na kaścid ativartate/ să ca sampratisattāyāh prthag bhāsye nidaršitā// Pour une discussion du passage visé du Mahābhāsya, voir Biardeau, 1964a: 426-428 n. 2. A noter l'identité de termes, signalée par Olle Qvarnström (1989: 129-130), utilisés par Nägarjuna dans l'Acintyastava, et ceux utilisés par Bhartrhari. Comparer Acintyastava 44d-45b (éd. Lindtner, 1982: 154): paramārthas tv aktrimah// svabhāvah praktis tattvam dravyaṁ vastu sad ity api; et VP 3.111: ātmā vastu svabhāvas ca śarīra tattvam ity api/ dravyam ity asya paryāyās tac ca nityam iti smrtam //. Page #14 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VĀKYAPADĪYA 69 Les bouddhistes du Hinayāna acceptent l'existence de parties ultimes, de dharmas, et non pas des touts qu'elles constituent. On ne peut donc pas dire du monde des choses composées qu'il soit identique ou différent des dharmas. En d'autres termes, on ne peut pas dire qu'il existe ou n'existe pas. Voilà ce que dit le Kātyāyanāvavāda Sūtra qui, d'après le témoignage de la Prasannapada de Candrakīrti, est accepté dans toutes les écoles du bouddhisme.70 Le problème de la relation du tout et de ses parties se manifeste aussi là où il s'agit de la personne (pudgala, sattva, ātman). "L'idée la plus généralement admise par le bouddhisme," comme le dit André Bareau (1973: 92), “est celle qui ... considère (la personne comme un ensemble perpétuellement changeant d'éléments divers, nombreux et transitoires, de phénomènes physiques et psychiques." La personne est donc un tout, le tout des agrégats (skandha), c'est à dire le tout des dharmas constituants. On trouve déjà cette conception dans quelques sūtras anciens. Le Vajirā-sutta du Samyutta Nikāya, par exemple, compare la personne à un char; les deux ne sont qu'accumulations: "De même que le mot 'char' est (utilisé) à cause de l'accumulation des constituants, de même la convention 'être' (satta) est (utilisée) quand les agrégats sont présents."71 (On trouve cette même comparaison dans le célèbre dialogue entre Milinda et Nāgasena, dans le Milindapañha, et ailleurs.) Ce sutta semble nier l'existence de la personne – et du char, par ailleurs. D'autres suttas sont plus prudents, tel l'Ananda-sutta, également dans le Samyutta Nikāya (IV p. 400-01). Le Buddha y refuse de répondre aux questions de Vacchagotta portant sur l'existence de la personne (attā). Il expliquera plus tard à Ananda que chacune des deux réponses, affirmative et négative, est incorrecte. La vue fausse dite satkāyadrsti, elle aussi, se réfère, selon au moins une interprétation, à l'idée – inacceptable aux bouddhistes – que le tout, et la personne conçue comme un tout en particulier, sont réels. Kāya ayant le sens de l'ensemble des données psycho-physiologiques de la personne empirique' (May, 1959: 268 n. 974), l'interprétation la plus directe du composé est opinion selon laquelle l'ensemble des données psycho-physiologiques de la personne empirique existe'. Cette inter 70 Éd. La Vallée Poussin p. 269-270. La Vallée Poussin cite ici SN II p. 17: sabbam atthīti kho Kaccāyana ayam eko anto) sabbar natthiti ayar dutiyo anto/ete te Kaccāyana ubho ante anupagamma majjhena Tathāgato dhammam deseti/. SN I p. 135: yathā hi angasambhārā/hoti saddo ratho iti // evaṁ khandhesu santesu/ hoti satto ti sammuti// 71 Page #15 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 70 JOHANNES BRONKHORST prétation est en effet acceptée par certains bouddhistes, parmi eux Sanghabhadra: "... des sots reconnaissent 'moi' et 'mien' dans les cing upādānaskandhas. Cette vue est nommée satkāyadrsti: sat parce qu'existant; collection c'est ce qu'on nomme kāya. ... Le sens est celui d'existence réelle et de multiplicité. Cette vue admet le ‘moi'; or le moi n'existe pas. ... Ceux qui croient au ‘moi' reconnaissent une entité unique, le ‘moi', soit dans une série (= la série des pensées), soit dans plusieurs séries (= série des pensées et mentaux, série des éléments matériels); or ces séries ne sont pas le ‘moi', parce que le kāya est une multiplicité." (tr. La Vallée Poussin, 1980: IV: 16). La relation entre la personne et ses constituants s'exprime de façon particulièrement claire parmi les bouddhistes dits 'personnalistes' (pudgalavādin). Ces bouddhistes trouvaient difficile de rejeter la personne, comme les autres bouddhistes le faisaient, et pour cette raison ils avaient besoin - plus peut-être que les autres - de spécifier cette relation. Voici leur position selon le témoignage d'un certain nombre d'auteurs classiques, rassemblé par Bareau (1955: 115): D'après les personnalistes "la personne n'est ni identique aux agrégats (skandha) ni différente d'eux. Elle n'existe ni dans les agrégats ni en dehors d'eux." L'étude des textes de cette secte, qui sont malheureusement peu nombreux, le confirme. Voici quelques extraits rassemblés et traduits par Thich Thien Chau (1977: 202 et suiv.): Le *Tridharmakaśāstra dit: "Il est impossible de dire que l'être (sattva) est différent des caractéristiques. S'il était différent des caractéristiques, il serait éternel; et, s'il était identique aux caractéristiques, il serait non-éternel. Ces deux erreurs ne peuvent pas être commises."72 Le Sseu a-han-mou tch'ao-kiai, de même, dit: "... le pudgala est-il différent ou n'est-il pas différent des caractéristiques (laksana)? Le pugala est l'ineffable; (c'est pourquoi, s'il est différent, il est permanent, s'il n'en diffère pas, il est impermanent. Les deux sont des erreurs à l'égard de l'ineffable.”:73 Le *Sammatiyanikāyaśāstra, enfin, s'exprime comme suit: "Il est impossible d'affirmer que les agrégats et la personne sont différents ou ne sont pas différents."74 Regardons enfin la citation suivante du *Mahāprajñāpāramitā-śāstra concernant les personnalistes (tr. Lamotte, tome. I, p. 43): “Dans le système bouddhique également, il y a des bhiksu *Vātsīputrīya qui disent: 'De même que, par la réunion des quatre grands éléments, il y a un 72 73 74 T. 1506, vol. 25, p. 19c 1. 3-5. T. 1505, vol. 25, p. 5a 1. 29 - p. Sb 1. 1. T. 1649, vol. 32, p. 465b 1. 29. Page #16 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VĀKYAPADĪYA 71 Dharma 'oeil', ainsi, par la réunion des cinq agrégats, il y a un Dharma 'individu' (pudgala).” Ce texte exprime, plus clairement que d'habitude, la nature composée de la personne. On retrouve la même question concernant la relation entre la personne et ses constituants dans les textes des Mādhyamika. Deux passages de la Mūlamadhyamakakārikā doivent suffir pour le prouver. MMK 18.1 dit (tr. J.W. de Jong, 1949: 2): "Si le moi était identique aux agrégats (skandha), il serait sujet à la naissance et à la destruction. S'il était autre que les agrégats, il serait dépourvu des caractères des agrégats."75 La conclusion semble claire: il est impossible de dire si la personne et les agrégats sont identiques ou différents. Kārikā 10.15 explique que la relation entre le moi et les agrégats est la même que celle qui relie une cruche ou une toile à ses parties; la comparaison avec le feu et le combustible élucide cette relation: les deux ne sont ni identiques, ni séparés; on ne trouve pas non plus l'un dans l'autre. Abordons maintenant la question de l'absolu chez les Mādhyamika. Il n'est pas possible de discuter de cette question sans rappeler le débat entre Stanislaw Schayer et Theodore Stcherbatsky à ce sujet. Tous deux acceptaient, à un moment donné, l'opinion selon laquelle l'absolu bouddhique est le tout, la totalité de tout ce qui existe. Passons en revue les points principaux du débat. Le débat fut initié par Th. Stcherbatsky dans son The Conception of Buddhist Nirvāņa (1927). Dans le Mahāyāna, affirme-t-il (1927: 47-48), seul le tout, c.-à-d. le tout des touts, est réel; ce tout est le Tout Absolu.78 Il n'y a rien en dehors de ce tout qui possède une réalité indépendante, et ce tout ne peut être exprimé par un concept ou par le langage (p. 50)." L'univers comme tout – ou le monde comme tout, sub specie 75 MMK 18.1: ātmā skandhā yadi bhaved udayavyayabhāg bhavet/ skandhebhyo 'nyo yadi bhaved bhaved askandhalaksanah// 76 Tillemans (1982, 1983, 1984) a étudié la relation 'ni identique, ni différent', qui existe entre les objets et leurs parties, dans Sāntaraksita et ses interprètes tibétains. 77 MMK 10.14-15: indhanam punar agnir na nägnir anyatra cendhanāt nāgnir indhanavān nāgnāv indhanāni na tesu sah// agnindhanābhyāṁ vyākhyāta ātmopādānayoh kramah sarvo niravašeșena sārdham ghatapatādibhih// "In Mahāyāna, all parts or elements are unreal (sünya), and only the whole, i.e. the whole of the wholes (dharmatā = dharma-kāya), is real. ... In Mahāyāna we have ... an assertion of the whole, in the sense of the Absolute Whole (dharma-kāya)." 79 "... nothing short of the whole possesses independent reality, and ... the whole forbids every formulation by concept or speech (nisprapanica)..." Page #17 -------------------------------------------------------------------------- ________________ JOHANNES BRONKHORST aeternitatis est l'absolu (p. 56). Stcherbatsky parle toujours du tout moniste et indifférencié des bouddhistes ("a monistic undifferentiated Whole") dans un ouvrage ultérieur, le premier tome de son Buddhist Logic (1932: 512-13). Schayer exprime ce même point de vue dans l'introduction de son. Ausgewählte Kapitel aus der Prasannapadā (1931): Dans la philosophie du Mahāyāna "nur die eine allumfassende Totalität des Seienden, die höchste, absolute Ganzheit ist wirklich" (p. XVII). "Die Mahāyānisten sind niḥsvabhāvavādins, weil sie die Absolutheit nur der ungeteilten All-Einheit anerkennen" (p. XX). L'intuition mystique permet au sage d'atteindre "die absolute Wirklichkeit, die Unendlichkeit, die Totalität" (p. XXIX). 72 Dans ces publications les deux savants parlent de l'absolu du Mahāyāna tout court. Ce n'est plus le cas dans l'article "Die drei Richtungen in der Philosophie des Buddhismus" de Stcherbatsky, publié en 1934. L'auteur y introduit une distinction entre l'absolu des Madhyamika et celui des Yogācāra; le premier n'existe pas, ou est de toute façon relatif, non-réel; le second est conscience pure (p. 11-12). Schayer maintient sa position antérieure dans un article intitulé "Das mahāyānistische Absolutum nach der Lehre der Mädhyamika"(1935), mais non sans la modifier. D'après Schayer, les Madhyamika et les Yogäcära avaient été à l'origine très proches, aussi quant à leurs vues de l'absolu. L'absolu des Mädhyamika, comme celui des Yogācāra, est conscience pure, sans divisions en sujet et objet, et sans activité ("reines, in das Subjekt und Objekt nicht gespaltenes, untätiges und nicht fluktuierendes Bewusstsein", p. 405); cette conscience est néanmoins pourvue d'un infini spatial ("räumliche Unendlichkeit", p. 405), puisque la 'substance psychique', pour l'esprit indien, ne peut être a-spatiale. La caractéristique de l'absolu est spirituelle, et Schayer parle d'un spiritualisme moniste (p. 407). La suite de cette discussion s'éloigne de la position selon laquelle l'absolu est un tout mieux: le tout, la totalité de tout ce qui existe. Cette position, notons-le, avait été avancée sans arguments. Par contre, des arguments contre elle apparurent bientôt. Ils portent sur deux aspects de l'absolu ainsi conçu (i) son existence, et (ii) sa forme; un troisième argument contraste mysticisme et philosophie. 80 "The universe as a whole is the Absolute... the world as a whole, sub specie aeternitatis, is called the Absolute." 81 P. 406 parle de la "Gleichsetzung des Absoluten mit dem reinen, ungespaltenen und regungslosen Bewusstsein". Page #18 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VĀKYAPADĪYA 73 (i) C'est Stcherbarsky lui-même qui a relevé (1934: 12) que les Madhyamika considèrent leur absolu comme étant relatif. Ils n'admettent nulle part que l'absolu existe. Parfois ils sont très explicites sur ce point. Voici quelques exemples: Le Catuhsataka d'Aryadeva dit très clairement: “La nature d'être non relatif n'existe (pas)."82 Jacques May, qui a traduit ce passage, observe dans une note (1980: 225 n. 36): "Aryadeva, et Candrakīrti à sa suite, montre ici où doit porter l'effort du Mādhyamika: attaquer la notion même d'être absolu, au lieu de se perdre en arguties à son sujet.” La Yuktişastikā attribuée à Nāgārjuna rejette le nirvāna (kārikā 5): "Ceux qui ne voient pas la réalité croient aux saṁsāra et nirvāna. Ceux qui voient la réalité ne croient ni au saṁsāra ni au nirvāna."183 Le Madhyamakāvatāra (6.23) de Candrakīrti dit de même, dans la traduction de La Vallée Poussin (1910: 300): "Les Bouddhas Bhagavats, qui connaissent exactement la nature propre des deux vérités, enseignent une double nature propre de toutes les choses, internes et externes, sarskāras et pousses, etc., à savoir la relative (sāṁvrta) et la véritable (pāramārthika). La véritable est constituée par le fait qu'elle est l'objet de cette sorte de savoir qui appartient à ceux qui voient juste: mais elle n'existe pas en soi."84 (ii) La forme de l'absolu proposée par Stcherbatsky et Schayer, a été critiquée par J.W. de Jong dans une conférence tenue lors du 21er Congrès des Orientalistes à Paris (1948). D'après de Jong (1950: 326; 1972: 5), l'interprétation de ces deux auteurs, selon laquelle l'absolu est le tout, "est contraire à l'esprit de la pensée bouddhique, qui en aucun cas ne tient pour irréels les éléments constituants d'un tout considéré, lui, comme réel.” 82 Catuḥśataka 9.2a (éd. Lang): aprafityāstitā nāsti. 83 Voir Lindtner, 1982: 104: saṁsāram caiva nirvanaṁ manyante 'tattvadarsinah na samsāram nu nirvānar manyante tattvadaršinah//. Éd. La Vallée Poussin p. 102 1. 12-18: 'di na bden pa gnyis kyi rang gi ngo bo phyin ci ma log par mkhyen pa sangs rgyas bcom ldan 'das mams kyis/ 'du byed dang myu gu la sogs pa nang dang phyi rol gyi dngos po thams cad kyi rang gi ngo bo mam pa gnyis nye bar bstan te/ 'di Ita ste/ kun ndzod dang don dam pa'o/ de la don dam pa ni yang dag par gzigs pa mams kyi ye shes kyi khyad par gyi yul nyid kyis bdag gi ngo bo myed pa yin gyi/ rang gi bdag nyid kyis grub pa ni ma yin te/ Voir aussi La Vallée Poussin, 1933: 43; 1933a. 85 Cette conférence a été publiée deux fois, en français (1950) et en traduction anglaise (1972). Page #19 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 74 JOHANNES BRONKHORST (iii) La troisième critique était également avancée par de Jong: "... lorsqu'il considère l'absolu des Mādhyamika comme étant la totalité de l'être, Schayer répond en termes philosophiques à une question qui ... ne peut être résolue que sur le plan mystique. Il semble que Schayer se soit heurté à l'écueil que présente pour la pensée occidentale un absolu qui ne soit ni le tout ni le néant." La valeur des deux premières critiques est indéniable. Le Madhyamika rejette l'existence d'un absolu. Et la pensée bouddhique est, de fait, complètement opposée à l'idée d'un tout qui soit plus réel que ses parties. Nous reviendrons sur ce point tout à l'heure. La troisième critique, par contre, doit être écartée. Elle n'est pas loin de l'idée – critiquée à juste titre par des auteurs modernes – selon laquelle il existe un abîme entre le mysticisme oriental et le rationalisme occidental.86 L'Inde a une longue tradition rationaliste, qui s'étend au domaine de la mystique. On pourrait même douter que l'école Madhyamika soit 'mystique plutôt que 'rationaliste'. 87 Je tiens à ajouter encore une remarque à ce sujet. Les Mādhyamika ont cru parler de l'absolu. Nous, au contraire, en tant que philologues modernes, nous étudions non pas l'absolu, mais les idées des Mādhyamika. Les Mādhyamika étaient d'avis que l'absolu est ineffable; c'est une tendance assez répandue dans la pensée religieuse, selon laquelle certains domaines sacrés échappent au langage, ou même à la compréhension. Quant à nous, nous cherchons à comprendre les idées des Mādhyamika. Si ceux-ci avaient des idées claires au sujet de l'absolu, notre tâche est de les décrire clairement. Si leurs idées n'étaient pas claires, nous devons le constater. Mais s'abstenir de se prononcer sur l'absolu mādhyamika, revient à prendre la place d'un Mādhyamika au lieu de celle d'un philologue. Le fait que, d'après certains penseurs religieux, une certaine chose soit hors du domaine du langage, ne constitue point pour nous une raison pour ne pas rechercher leurs idées à cet égard. 86 V. Staal, 1975: 28: "It would be no exaggeration to say that, in the realm of religion, the situation is the exact opposite of what the common bias suggests: in general, the East is rational, the West, irrational." 87 Voir, par exemple, Peter della Santina, 1987: 178: "The method is rational or even logical and in this sense the application of the adjective mystical to the Madhyamaka is ill-advised." Voir également Oetke, 1989. Page #20 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VĀKYAPADĪYA En dépit de ce dernier point, il semble clair que les critiques ont mis en évidence l'insuffisance de l'opinion de Stcherbatsky et Schayer. Il serait cependant précipité de la rejeter tout court. L'idée d'un tout qui serait l'absolu n'est pas correcte en ce qui concerne le Madhyamaka. Il existe pourtant des passages qui pourraient induire un lecteur à penser autrement. Examinons d'abord une strophe de la Mulamadhyamakakārikā qui traite de la relation entre l'effet et la cause: "Il est irrationel que l'effet soit identique à la cause; il est irrationnel que l'effet soit différent de la cause."88 Si on pense, à tort ou à raison, que cette strophe concerne la relation entre la cause matérielle et son effet, la strophe nous apprend qu'il n'est pas possible de dire si le tout et ses parties sont différents ou identiques. Le commentaire Prasannapada de Candrakirti ajoute ici quelques remarques intéressantes, que voici. Selon Candrakirti, "la cause et l'effet ne sont pas identiques, puisqu'ils se définissent différemment, comme l'extinction (nirvana). Le traducteur de ces passages, Jacques May, remarque à juste titre dans une note (1959: 92): "Suppléer: 'et la transmigration'." La cause et l'effet ne sont donc pas identiques, comme le nirvana et le saṁsära. Candrakirti continue: "De même, il est irrationnel que l'effet soit différent de la cause. Il faut comprendre: puisqu'ils se définissent différemment, tout comme l'extinction." Pour Candrakirti, donc, la relation entre le tout et ses parties, et celle qui relie nirvana et saṁsära, partageraient quelques caractéristiques essentielles. Dans les deux cas, on ne peut ni dire que les éléments liés sont identiques, ni qu'ils sont différents. On trouve cette attitude déjà dans la Mülamadhyamakakärikā. Les strophes suivantes l'illustrent: "Il n'existe rien qui distingue le samsära du nirvana, rien qui distingue le nirvana du saṁsära. En même temps il existe des différences: "L'état même de mouvoir sans cesse qui a un substrat ou dépend de [quelque chose] (c'est-à-dire le samsāra), est appelé nirvana s'il n'a pas de substrat et ne dépend pas de [quelque chose]." 75 MMK 4.6: na käraṇasya sadriam käryam ity upapadyate/ na karanasyāsadṛśaṁ käryam ity upapadyate// Éd. La Vallée Poussin p. 126 1. 3-4: bhinnalakṣaṇatvän nirvänavat käryakāraṇayoh sādrsyam eva nästi. 90 Éd. La Vallée Poussin p. 126 1. 8-10: tathapi/ na kāraṇasyāsadṛśaṁ kāryam ity upapadyate/bhinnalakṣaṇatvän nirvänavad every abhiprayah/ 91 MMK 25.19: na samsarasya nirvānāt kimcid asti viseṣanam/ na nirvanasya saṁsārāt kimcid asti višesanam// 92 MMK 25.9: ya ajavanjavibhāva upādāya prafītya vä/ so 'pralityänupädaya nirvanam upadiśyate// Page #21 -------------------------------------------------------------------------- ________________ JOHANNES BRONKHORST Rappelons ici que le nirvana est l'absolu des bouddhistes, le saṁsāra leur monde phénoménal. La relation entre les deux, décrits comme 'ni identiques ni différents', ne pouvait que suggérer à certains lecteurs que l'absolu est le tout de tout ce qui constitue le monde phénoménal. Parmi ces lecteurs nous pouvons compter, comme il semble, Stcherbatsky, Schayer, et Bhartṛhari." 93 76 93 A noter que le terme sunya 'vide', très courant dans le Madhyamaka pour décrire la vraie nature du monde, est repris par le Trika du Cachemire dans un sens plutôt inverse: "Il ne s'agit pas, bien entendu, d'un vide ontologique mais, bien au contraire, de la plénitude de l'être pur qui n'est vide que de l'imperfection du monde manifesté..." (Padoux, 1975: 84 n. 6). Page #22 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'ABSOLU DANS LE VĀKYAPADIYA Bibliographie Aklujkar, Ashok (1990) = Coward and Raja (1990: 122-172). Bareau, André (1955): Les Sectes Bouddhiques du Petit Véhicule. Paris: École Française d'Extrême-Orient. (Publications de l'École Française d'Extrême-Orient, XXXVIII.) Bareau, André (1973): "La notion de personne dans le bouddhisme indien." Problèmes de la Personne, sous la direction de Ignace Meyerson. 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