Book Title: Categories De Langue Et Categories De Pensee En Inde
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst
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Page #1 -------------------------------------------------------------------------- ________________ JOHANNES BRONKHORST CATEGORIES DE LANGUE ET CATEGORIES DE PENSEE EN INDE Le theme propose a notre reflexion suscite quelques reflexions preliminaires. Les deux expressions "categories de langue" et "categories de pensee" sont ambigues. Dans le cas de l'Inde, les "categories de langue" sont-elles les "vraies" categories du sanskrit (ou d'une autre langue indienne) ou les categories que les linguistes indiens ont attribuees au sanskrit ou lui ont surimposees ? Et les categories de pensee" sont-elles les categories qu'utilisent les penseurs indiens, peut-etre sans le savoir, ou plutot les categories qu'ils attribuent a la pensee ? N'etant ni linguiste ni psychologue, je ne sais pas quelles sont les vraies categories du sanskrit, ni celles qui caracterisent la pensee indienne. C'est dommage, parce que la question de savoir quelles sont les vraies categories de langue et categories de pensee en Inde me semble extremement interessante, et la preuve d'un parallelisme entre elles (si une telle preuve etait possible) devrait nous interesser tous. Mes limitations personnelles, je le repete, m'obligent a me concentrer sur l'autre question, question beaucoup moins ambitieuse, a savoir : Quelles ont les categories que les differents penseurs indiens eux-memes ont attribuees a la langue et a la pensee ? Je dis "les categories que les penseurs indiens ont attribuees a la langue", au singulier. C'est qu'une grande partie des penseurs qui nous interessent ont cru qu'il n'existe qu'une seule vraie langue, a savoir le sanskrit. C'est vrai des penseurs du brahmanisme en particulier, pour qui le statut extraordinaire du sanskrit etait souvent lie a leurs convictions, d'une part, que la langue du Veda, comme le Veda lui-meme, est sans commencement, donc eternel et immuable, et, d'autre part, que Page #2 -------------------------------------------------------------------------- ________________ toutes les autres langues du monde ne sont que des manifestations corrompues du sanskrit. Autre conviction partagee par beaucoup de ces penseurs brahmaniques : le monde a ete cree a partir des mots du Veda. Cette derniere conviction, floue en elle-meme, fut souvent interpretee dans le sens que les categories de la creation, donc du reel, correspondent d'une maniere ou d'une autre aux categories du sanskrit. Consequence de cette conviction : le lien entre langage et realite, ou l'influence du premier sur le dernier, est objectif et ne passe pas par l'esprit humain. Le monde a ete cree a l'image du sanskrit bien avant l'apparition des etres humains. On peut soutenir sans probleme que les penseurs indiens ont eu, des cette periode relativenient ancienne, des idees assez claires et elaborees au sujet des categories de la langue sanskrite et des categories du reel, et qu'ils ont eu tendance a les identifier, ou du moins a les rapprocher les unes les autres. J'aurai l'occasion d'en parler en detail dans un instant. En revanche, les idees concernant les categories de pensee ont eu tendance a rester en marge. La conviction, par exemple, que le sanskrit est la seule "vraie" langue exclut toute reflexion sur l'influence des differentes langues sur la pensee de ceux qui les utilisent. Et le fait que le sanskrit s'est deja objectivement "incorpore" dans le monde rend superflue toute reflexion sur l'influence que l'emploi du sanskrit pourrait avoir sur la perception du monde. Nous verrons qu'il y a eu, en depit de tout cela, des reflexions sur les categories de la pensee en Inde. La finalite de ces reflexions et le contexte de ces reflexions demandent pourtant quelques explications. Mais considerons d'abord les categories de langue. Les penseurs brahmaniques ont developpe deux ontologies importantes pendant la periode classique, connues sous les noms du Samkhya et du Vaisesi ka. Toutes deux ont exerce une influence enorme sur de multiples expressions de la pensee, mais la direction de cette influence est tres differente dans les deux cas. Les elements qui constituent la philosophie du Samkhya se presentent surtout dans des textes de type "religieux", tandis que l'influen.ce de l'ontologie du Vaisesika est reperable dans n'importe quel texte de type "philosophique". Les textes classiques du Vaisesika soulignent le parallelisme ente les mots et les choses -- on y trouve des arguments du type : telle ou telle chose existe, parce qu'il y a un mot qui la designe - et il n'est pas surprenant de voir que ces memes textes divisent toute ce qui existe en un petit nombre (souvent six, parfois plus) de categories, dont les plus importantes sont la "substance", la qualite" et l'"action"; a noter que les substances sont les porteuses des qualites et des actions. Les textes ne disent jamais, pour autant que je sache, que ces trois categories de la realite ont ete empruntees a la langue sanskrite, qui distingue entre substantifs, adjectifs et verbes. Etant donne l'acceptation explicite d'un parallelisme entre les mots et les choses dans le Vaisesika, on peut pourtant supposer que les premiers penseurs de ce systeme l'ont cru. Le fait qu'un passage du Grand Commentaire (Mahabhasya) par le grammairien Patafjali, bien avant la conception du systeme Vaisesika, distingue explicitement entre ces trois types de mots - qu'il appelle respectivement jatisabda, gunasabda et kriyasabda - peut-etre invoque a l'appui de cette supposition. Il est important de souligner que les philosophes indiens n'etaient pas contraints, en tant qu'utilisateurs du sanskrit, d'accepter les categories du Samkhya. Comme je l'ai deja dit, les penseurs de l'ecole Samkhya ne les accepterent pas, pas plus que les d'autres penseurs comme les bouddhistes, par exemple. Je ne parle donc pas des categories imposees par la langue, mais de categories acceptees par ceux qui avaient prealablement accepte le parallelisme entre le monde des mots et le monde des choses. Deuxieme observation fondamentale. Le role cardinal joue par la Grammaire dans l'elaboration de la culture lettree d'expression sanskrite est bien connu. Pourtant, la celebre grammaire de Panini n'introduit pas les categories de substantif, d'adjectif et de verbe. Pour les grammairiens, aucune distinction formelle entre substantif et adjectif n'est mise en evidence. Cela signifie que les categories que les penseurs du Vaisesika ont empruntees a la langue pour les surimposer sur la realite, ne Page #3 -------------------------------------------------------------------------- ________________ viennent pas (ou pas directement) de l'analyse des grammairiens. Plutot que d'elaborer davantage le lien entre les categories de la langue et les categories du reel dans la perspective de certains penseurs indiens, je propose de passer aux categories de la pensee. Les categories de la pensee sont-elles determinees par la langue ? Est-ce que la langue, par ce biais, peut limiter les possibilites de nos representations de la realite ? Nous avons deja vu qu'il n'y a pas vraiment de place pour une telle idee dans le contexte indien. La realite etant determinee par la langue, cette meme langue, loin de limiter les possibilites de nos representations de la realite, nous donne un acces preferentiel a la realite. Voila une idee que l'on rencontre parfois dans la philosophie indienne : l'etude du sanskrit nous aide a mieux connaitre la realite. L'idee de base est que le sanskrit "raffine" la pensee. Sans connaissance du sanskrit, la pensee est moins capable de saisir la realite. Ainsi considere, le sanskrit ne limite pas, bien au contraire il elargit les possibilites de nos representations de la realite. Doit-on conclure de ce qui precede que la pensee n'a aucun role a jouer dans la construction du reel ? Certains penseurs indiens l'ont certainement cru ? Pour d'autres, la situation etait en revanche differente. C'est vrai, en premier lieu, pour les penseurs bouddhistes. Les philosophes bouddhistes - et je ne parle pas exclusivement des idealistes du Mahayana, mais de tous les philosophes bouddhistes de la periode classique et de l'Inde continentale - ont rejete, deja avant le debut de notre ere, la realite des objets composes. Sous ce biais, aucun des objets de notre experience quotidienne - comme par exemple les cruches qu'on remplit d'eau, les chariots a l'aide desquels on se deplace, etc. -n'existe vraiment. Pourtant, tout le monde y croit. Pourquoi ? La reponse qu'on retrouve souvent est la suivante : ces objets ne sont que des mots, ou ils ont une realite relative qui depend des mots. L'idee de base est simple. La langue impose des objets qui correspondent aux mots de la langue sur une realite qui en elle-meme est bien au-dela de toute categorisation linguistique. Mais comment la langue arrive-telle a s'imposer de cette maniere ? N'oublions pas que les bouddhistes ne partagent pas la conviction des brahmanes disant que la creation du monde elle-meme provient du Veda, et que le monde est pour cette raison determine par les mots du sanskrit. Ce mythe n'a pas de valeur pour les bouddhistes. Non, pour eux, le lien entre les mots de la langue et le monde phenomenal passe par la tete des gens. C'est donc la pensee humaine qui surimpose a la realite fondamentale les phenomenes qui nous sont familiers de la pratique quotidienne. Un terme qu'on utilise souvent dans ce contexte est kalpa ou vikalpa, "imagination". Il est clair que cette imagination est intimement liee a la langue, mais je ne suis pas sur que les bouddhistes se soient jamais exprimes sur la nature exacte de ce lien. Est-ce que le bebe commence par imposer une structure sur la realite qu'il rencontre sous l'influence de la langue qu'il est en train d'apprendre ? Le fait que ce bebe, dans des vies anterieures, a deja connu une ou plusieurs langues, dont les traces l'accompagnent dans sa naissance actuelle, complique evidemment les choses, et les penseurs indiens ont tendance a maintenir que le bebe, sous l'influence de ces traces, imposera la "bonne" structure sur la realite avant d'apprendre a parler. Notons que ce ne sont pas seulement les bouddhistes qui ont accepte une telle relation entre les mots et les choses. Il est bien connu que la pensee bouddhique a exerce une influence importante sur la pensee brahmanique. Quant a la leur facon de concevoir la relation entre les mots et les choses, j'aimerais mentionner ici le pensour brahmanique Bharthari. Pour lui aussi, les mots determinent le monde phenomenal. Mais contrairement aux bouddhistes, pou lui les mots ne sont pas responsables de la construction imaginee de choses composees (qui en realite n'existeraient pas). Selon Bharthari, les choses composees existent bel et bien ; en fait, la realite absolue appartient a la chose la plus "composee de toutes, a savoir le Brahman, qui est la totalite de toutes choses. Les mots, selon Bharthari, creent l'illusion que les parties du Brahman existent, 73 Page #4 -------------------------------------------------------------------------- ________________ quoique en realite ce ne soit pas le cas. Les objets de notre monde phenomenal - ses cruches, chariots, etc. - ne sont que des divisons inexistantes de la totalite qu'est le Brahman Notre discussion jusqu'a ce point s'est limitee a la relation entre les mots et les choses, et au role que la pensee y joue - du moins selon certains penseurs - comme une sorte de pont entre eux. La langue ne contient pourtant pas que des mots, et la realite ne contient pas que des choses. Les phrases de diverses sortes, comme la declaration, l'injonction, etc. sont des elements importants. Y correspondent dans la realite objective les situations decrites, les devoirs, etc. Existe-t-il des liens entre ces elements de langue et de realite ? Et la pensee y joue-t-elle un role ? Un grand nombre d'arguments et de reflexions qu'on trouve un peu partout dans la litterature philosophique des premiers siecles de notre ere repond a ces questions, au moins en ce qui concerne les phrases declaratives. Pour les penseurs de cette epoque, il existe effectivement un lien entre les phrases et les situations decrites, et qui a la forme suivante : les mots d'une phrase et les choses qui constituent ensemble la situation decrite par elle correspondent assez exactement les uns aux autres. J'appelle cette croyance, que partagent les penseurs de tous les courants philosophiques de l'epoque, le "principe de correspondance". Sa nature exacte n'est que rarement formulee explicitement dans les textes anciens. L'une de ses consequences fait, en revanche, l'objet de nombreux essais d'explication. Ce principe de correspondance, quoique plausible d'un point de vue naif, donne lieu a des problemes des que l'on parle de la production de choses. Dans les phrases du type "Jean produit une cruche" ou "la cruche se produit", la situation decrite ne contient evidemment pas de cruche, justement parce que la cruche est encore en voie de production. Le principe de correspondance exige pourtant qu'elle soit la. La contradiction qui se presente ainsi a inspire aux philosophes de l'epoque un impressionnant eventail de solutions. Pour certains, la cruche est la meme avant sa production : pour d'autres, aucune production n'est possible ; d'autres encore soutiennent que le mot "cruche" dans ces phrases ne designe pas, ou pas exclusivement, la cruche individuelle qui est en train de se produire, mais plutot le genre eternel appartenant a toutes les cruches. Et la liste des solutions proposees ne s'arrete pas la. Il n'est pas possible d'etudier et d'analyser ici toutes ces differentes solutions pour un probleme qui decoule d'une facon specifique de concevoir la relation entre langage et realite. Je m'arrete pourtant sur une observation importante. Plusieurs des solutions que presentent les penseurs de l'epoque consideree ne reservent aucun role a la pensec. La prise en consideration du role de la pensee pourrait pourtant profondement changer le probleme. Prenons l'exemple de la phrase "Jean fait une cruche". Il semble tout a fait plausible que la personne qui exprime cette phrase a en tete l'idee d'une cruche. De fait, le principe de correspondance gagnerait beaucoup en plausibilite si on mettait a la place de la realite "exterieure" une realite "interieure", c'est-a-dire la realite mentale que le locuteur cherche a exprimer. Les penseurs indiens auraient sans doute evite bien des problemes en postulant que les mots d'une phrase correspondent d'une maniere ou d'une autre aux elements mentaux qui constituent ensemble l'idee que le locuteur cherche a communiquer a l'aide de cette phrase. Beaucoup d'entre eux ont tarde a la faire : ils ont propose des solutions qui ignorent quasi totalement l'existence meme de la pensee. Il est ici de moindre interet de signaler que certains penscurs de l'epoque deja - parmi eux, Bharthari-ont propose une entite mentale comme etant l'objet de mots comme "cruche" dans "Jean fait une cruche". Il est beaucoup plus interessant de souligner que la plupart ne l'a pas fait. Ce fait confirme l'impression que nous avons formulee plus haut, a savoir que beaucoup de penseurs de la periode classique et ancienne refusaient d'assigner un role important a la pensee. Le parallelisme entre langage et realite les interessait beaucoup; le parallelisme entre langage et pensee, entre categories de langue et categories de pensee, les interessait beaucoup moins. 75 Page #5 -------------------------------------------------------------------------- ________________ le, aux fins de la plus grande clarte, mais il n'est pas douteux qu'il existe un parallelisme frappant entre l'ontologie et la structure de la comprehension verbale des Logiciens "modernes". Ajoutons tout de suite que la structure de la comprehension verbale dans les deux autres ecoles qui s'y interessent --- l'Hermeneutique vedique et les Grammairiens -- ne manifeste pas ce parallelisme avec des idees ontologiques, comme le fait celle des Logiciens "modernes". L'explication est sans doute que ces autres ecoles poursuivaient des buts qui leur etaient propres -- pas forcement de nature philosophique - et qui ne laissaient pas de place a un simple parallelisme avec une ontologie specifique ? Mais il s'agit d'un domaine de recherche qui n'a pas encore ete suffisamment explore. Il sera donc sage de m'arreter ici. Note bibliographique Cela dit, il ne serait pas juste de ne pas mentionner un developpement plus recent de la philosophie indienne qui met tout l'accent sur la structure de la pensee en relation avec le langage. Un nombre important d'ouvrages - appartenant pour la plus grande partie au deuxieme millenaire - traite explicitement de la question de savoir comment un interlocuteur comprend les phrases qu'il ecoute. Ces textes traitent de ce qu'on appelle en sanskrit le sabdabodha "la comprehension verbale". L'exploration moderne du sabdabodha ne fait que commencer. Les positions des principaux participants du debat - l'ecole d'Hermeneutique vedique (Mimamsa), l'ecole brahmanique de la Logique "moderne" (Navya-Nyaya) et les Grammairiens -- sont assez bien connues, mais les questions sur le pourquoi de cette analyse, sur son lien avec les conceptions psychologiques des ecoles participantes, sur son origine, restent pour l'instant sans reponse claire. Signalons que la comprehension verbale, d'apres ces analyses, se structure autour d'un element de sens qu'on considere comme principal, et que qualifient les autres elements semantiques exprimes par les morphemes de la phrase concernee. La position des Logiciens "modernes" peut servir d'illustration, puisque nous avons deja dit quelques mots au sujet de ses conceptions ontologiques. En effet, les Logiciens "modernes" suivent en principe le schema ontologique de l'ecole du Vaisesika, mentionnee au debut de notre propos. Comme le Vaisesika, ils divisent la realite en un petit nombre de categories dont les plus importantes sont la "substance", la "qualite" et l'"action" ; les substances sont les porteuses des qualites et des actions. La structure de la comprehension verbale, selon les logiciens "modernes", est proche de la structure de la realite qu'elle represente. Une realite qui consiste typiquement en une substance caracterisee par une action et une ou plusieurs qualites, est decrite dans une phrase qui suscite une comprehension verbale dans laquelle l'element principal est le sujet (normalement une substance) qui est caracterise par une activite (exprimee par le verbe) et d'eventuelles qualites. Cette presentation simplifie quelque peu la situation, reconnaissons Cet article resume des idees elaborees par son auteur dans d'autres publications, dont notamment les suivantes : -"Quelques axiomes du Vaisesika", Les Cahiers de Philosophie 14, 1992 : L'Orient de la Pensee : Philosophies de l'Inde, pp. 95110. -"Etudes sur Bhartphari, 4 : L'absolu dans le Vakyapadiya et son lien avec le Madhyamaka", Etudes bouddhiques offertes a Jacques May a l'occasion de son soixante-cinquieme anniversaire. Asiatische Studien / Etudes Asiatiques 46 (1), 1992, pp. 56-80. -"Buddhist Hybrid Sanskrit : the original language" in Aspects of Buddhist Texts, Oct. 1-5, 1991. Ed. Kameshwar Nath Mishra, Sarnath, Varanasi : Central Institute of Higher Tibetan Studies (Samyag-vak Series, VI), 1993, pp. 396-423. -"Studies on Bhartzhari, 7: Grammar as the door to Liberation", Annals of the Bhadarkar Oriental Research Institute 76, 1995 (1996), pp. 97-106.