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toutes les autres langues du monde ne sont que des manifestations corrompues du sanskrit. Autre conviction partagée par beaucoup de ces penseurs brahmaniques : le monde a été créé à partir des mots du Veda. Cette dernière conviction, floue en elle-même, fut souvent interprétée dans le sens que les catégories de la création, donc du réel, correspondent d'une manière ou d'une autre aux catégories du sanskrit. Conséquence de cette conviction : le lien entre langage et réalité, ou l'influence du premier sur le dernier, est objectif et ne passe pas par l'esprit humain. Le monde a été créé à l'image du sanskrit bien avant l'apparition des êtres humains.
On peut soutenir sans problème que les penseurs indiens ont eu, dès cette période relativenient ancienne, des idées assez claires et élaborées au sujet des catégories de la langue sanskrite et des catégories du réel, et qu'ils ont eu tendance à les identifier, ou du moins à les rapprocher les unes les autres. J'aurai l'occasion d'en parler en détail dans un instant. En revanche, les idées concernant les catégories de pensée ont eu tendance à rester en marge. La conviction, par exemple, que le sanskrit est la seule "vraie" langue exclut toute réflexion sur l'influence des différentes langues sur la pensée de ceux qui les utilisent. Et le fait que le sanskrit s'est déjà objectivement "incorpore" dans le monde rend superflue toute réflexion sur l'influence que l'emploi du sanskrit pourrait avoir sur la perception du monde. Nous verrons qu'il y a eu, en dépit de tout cela, des réflexions sur les catégories de la pensée en Inde. La finalité de ces réflexions et le contexte de ces réflexions demandent pourtant quelques explications.
Mais considérons d'abord les catégories de langue. Les penseurs brahmaniques ont développé deux ontologies importantes pendant la période classique, connues sous les noms du Samkhya et du Vaišeşi ka. Toutes deux ont exercé une influence énorme sur de multiples expressions de la pensée, mais la direction de cette influence est très différente dans les deux cas. Les éléments qui constituent la philosophie du Samkhya se présentent surtout dans des textes de type "religieux", tandis que l'influen.ce de l'ontologie du Vaišeşika
est repérable dans n'importe quel texte de type "philosophique". Les textes classiques du Vaiseșika soulignent le parallélisme ente les mots et les choses -- on y trouve des arguments du type : telle ou telle chose existe, parce qu'il y a un mot qui la désigne - et il n'est pas surprenant de voir que ces mêmes textes divisent toute ce qui existe en un petit nombre (souvent six, parfois plus) de catégories, dont les plus importantes sont la "substance", la qualité" et l'"action"; à noter que les substances sont les porteuses des qualités et des actions. Les textes ne disent jamais, pour autant que je sache, que ces trois catégories de la réalité ont été empruntées à la langue sanskrite, qui distingue entre substantifs, adjectifs et verbes. Étant donné l'acceptation explicite d'un parallélisme entre les mots et les choses dans le Vaišeşika, on peut pourtant supposer que les premiers penseurs de ce système l'ont cru. Le fait qu'un passage du Grand Commentaire (Mahabhasya) par le grammairien Patafjali, bien avant la conception du système Vaiseșika, distingue explicitement entre ces trois types de mots - qu'il appelle respectivement játiśabda, gunaśabda et kriyaśabda - peut-être invoqué à l'appui de cette supposition.
Il est important de souligner que les philosophes indiens n'étaient pas contraints, en tant qu'utilisateurs du sanskrit, d'accepter les catégories du Samkhya. Comme je l'ai déjà dit, les penseurs de l'école Samkhya ne les accepterent pas, pas plus que les d'autres penseurs comme les bouddhistes, par exemple. Je ne parle donc pas des catégories imposées par la langue, mais de catégories acceptées par ceux qui avaient préalablement accepté le parallélisme entre le monde des mots et le monde des choses.
Deuxième observation fondamentale. Le rôle cardinal joué par la Grammaire dans l'élaboration de la culture lettrée d'expression sanskrite est bien connu. Pourtant, la célèbre grammaire de Pånini n'introduit pas les catégories de substantif, d'adjectif et de verbe. Pour les grammairiens, aucune distinction formelle entre substantif et adjectif n'est mise en évidence. Cela signifie que les catégories que les penseurs du Vaišesika ont empruntées à la langue pour les surimposer sur la réalité, ne