Book Title: Louis Dumont Et Les Renoncants Indiens
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst

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Page 2
________________ 10 Johannes Bronkhorst Orientalia Suecana XLV-XLVI (1996-1997) voient le jour toutes les grandes tendances de la pensée indienne» (1959: 339). II semble effectivement que la théorie de Dumont vise premièrement les quelques siècles qui précèdent le début de notre ère. Cette impression est confirmée par ce que dit Dumont de la bhakti, c'est-à-dire de l'amour, ou de la dévotion totale au Seigneur. Il s'agit ici d'une « tendance ... qui fait partie intégrante de l'hindouisme », dont le texte de base (la Bible, comme l'appelle Dumont) est la Bhagavadgita. D'après Dumont (1959: 346-47; j'ajoute les emphases):«<... la religion d'amour suppose deux termes parfaitement individualisés, et pour concevoir le Seigneur personnel, il a fallu un fidèle qui se voie lui-même comme un individu. ... par l'amour, le renoncement se transcende en s'intériorisant pour échapper au déterminisme des actes, l'inactivité n'est pas nécessaire, le détachement, le désintéressement suffit: on peut sortir du monde par l'intérieur, et Dieu lui-même n'est pas enchaîné par ses actes, car il n'agit que par amour.... En passant du plan de la connaissance au plan de l'affectivité, le renonçant fait cadeau à tous de ses conquêtes: tous peuvent devenir des individus libres par la soumission aimante, l'identification sans réserve au Seigneur. >> En d'autres mots, depuis la composition de la Bhagavadgita au moins, il y a des individus au sein même de la société indienne. Et leur nombre doit être considérable, parce que la Bhagavadgita a exercé une influence énorme sur l'hindouisme. Comme la Bhagavadgita date du début de notre ère ou même d'avant, on ne peut que conclure, que depuis ce moment-là, l'Inde a connu un grand nombre d'individus qui n'étaient pas des renonçants, mais faisaient partie intégrante de la société. Si donc, on cherche la période pendant laquelle la théorie de Dumont était applicable, même approximativement, à la société, ce sont les siècles précédant le début de notre ère2. Les propos de Dumont au sujet du tantrisme - un autre développement religieux qui se manifeste après le début de notre ère s'accordent totalement avec ce qui vient d'être dit. Il décrit le tantrisme comme «une branche considérable de l'hindouisme qui nous présente... le rejet du renoncement ascétique» (1959: 342; mes emphases), ou encore comme « une variante, en vérité fondamentale, de l'hindouisme, caractérisée par le remplacement du renoncement par le renversement >> (id. p. 346). Le tantrisme constitue certes une innovation religieuse en Inde, qui n'a pourtant pas été créée ou inventée par des renonçants. Cela est possible, parce que le tantrisme n'appartient justement pas à cette période qui se situe avant le début de notre ère, et qui semble intéresser Dumont plus que toute autre. En ce qui concerne l'Inde moderne, Dumont admet donc la présence d'individus dans le monde, comme le confirme le passage suivant (1975: 56-57): « Il faut ... répondre à une objection que la grande majorité des Hindous instruits ne manquent pas d'exprimer contre la distinction que j'ai proposée des deux mentalités. Pour eux, et fort légitimement, le désir de la délivrance (mokşa) n'est pas incompatible avec la vie dans le monde et en effet on la trouve de bonne heure associée à la triade des fins proprement mondaines : le devoir religieux, le profit économico-politique, et le 2 Pour une évaluation du degré d'individualité que prône la Bhagavadgita, vide << L'expression du moi dans les religions de l'Inde », à paraître. Elle ne correspond guère aux idées que nous avons résumées plus haut et qui s'expriment par les termes << vraiment indépendants », « capables d'introduire des innovations religieuses »>, etc.

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