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ÉTUDES DE LETTRES
POURQUOI LA PHILOSOPHIE EXISTE-T-ELLE EN INDE?
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siècles! En soulevant ces questions et en considérant ces possibilités, la question qui forme le titre de cet article s'avère être une sorte de méta-question concernant la philosophie indienne. C'est en fait une question sur ce que signifie l'existence même de la philosophie indienne du point de vue de l'histoire de l'humanité en général.
La question de savoir pourquoi et comment la philosophie rationnelle s'est produite en Inde a un parallèle: pourquoi et comment la philosophie rationnelle s'est-elle produite en Grèce? Contrairement à la précédente, cette question a reçu une attention généreuse dans la lit
sous leurs formes accessibles les plus anciennes, sont liées respectivement à la Grèce et à l'Inde. Une telle tradition, une fois qu'elle est vraiment établie, obtient une impulsion propre, qui peut assurer sa continuation, même dans des circonstances moins qu'idéales. La pensée grecque a par la suite influencé le monde hellénistique et ses héritiers, principalement l'Europe occidentale et le monde de l'Islam, et sa tradition d'investigation rationnelle l'a suivie, souvent sous une forme diluée! La pensée indienne, surtout sous ses formes bouddhiques, s'est propagée vers l'est, et sa tradition d'investigation rationnelle, bien qu'elle n'ait pas réussi à s'imposer en Chine, a laissé ses traces dans la tradition de débat tibétaine. La possibilité qu'il y ait deux, et seulement deux, traditions d'investigation rationnelle indépendantes donne un intérêt qui va bien au-delà de l'indianisme à la question "pourquoi la philosophie existe-t-elle en Inde?" (si l'on accepte que la philosophie indienne, ou une de ses parties, soit l'expression d'une tradition d'investigation rationnelle). Si ce genre de philosophie est une chose si exceptionnelle, une chose qui ne se produit pas automatiquement là où les êtres humains ont le loisir de penser à davantage que leurs besoins quotidiens, pourquoi et comment s'est-elle produite en Inde, et dans nulle autre civilisation à part la Grèce antique? La question devient encore plus intéressante si nous considérons la proposition probable que le débat rationnel (y compris la critique), et le besoin de développer des systèmes de pensée rationnels et cohérents qui va de pair avec lui, était (et est encore) un élément essentiel (même si ce n'est qu'un élément parmi plusieurs) du développement de la science moderne, et donc une condition préalable pour les développements immenses et soudains qui ont changé la vie sur terre au point de la rendre pratiquement méconnaissable dans une période d'à peine deux
19. Plusieurs auteurs soulignent le rôle central de la compétition inter-théorique dans la croissance de la science; voir par ex., Horton, 1993: 301-346 ("Tradition and modernity revisited", publié pour la première fois en 1982), surtout p. 318 s.; Lloyd, 1990: 37. Pour son refus d'accepter les ordres de l'autorite, voir Cohen, 1994: 157-160 ("The vanishing role of authority in science"). Landes (1998: 203 et p. 542 n. 9), mentionnant Noah Efron, se refere à David Gans, un vulgarisateur de la science du début du dix-septième siècle, selon qui l'on sait que la magie et les techniques divinatoires ne sont pas des sciences, parce que leurs praticiens ne débattent pas entre eux. Il faudrait ici souligner qu'une tradition d'investigation rationnelle peut également perdre une grande par. tie de son esprit critique en accordant un statut d'autorité à un ou plusieurs de ses penseurs critiques, par ex. Aristote. (Voir Decorte, 1992, pour une description de la philosophie européenne médiévale comme tentative de subordonner la rationalité à un but "supérieur". D'autre part, pour une discussion comparative des universités européennes médiévales comme des institutions qui rendaient possible un "scepticisme organisé", voir Huff, 1993.) Nous ne pouvons pas traiter ici de la question de savoir pourquoi et comment l'Europe occidentale, contrairement à bien des autres parties du monde, a en grande partie réussi à se débarrasser de sa tradition de commentaire (sur la notion de traditions d'exégèse, voir Henderson, 1991). Randall Collins (1998: 793) est moins sur que l'Europe occidentale modeme se soit réellement libérée de cette tradition: "Un mode textuel et scolastique devient à nouveau prééminent dans l'érudition universitaire des années 1800 et 1900, au sein de la philosophie ainsi que d'autres disciplines. L'étude et les commentaires de textes classiques d'Allemands morts' forment une grande part de la théorie sociologique contemporaine, et de façon plus générale, dans le monde académique contemporain, il y a une polémique sur l'attention portée au canon des 'males européens blancs' une polémique dont les principaux résultats furent d'agrandir le canon, et non pas de s'éloigner du mode du commentaire textuel." Pour une description de la science moderne en progrès de sa nature agoniste et des efforts principaux accomplis pour échafauder des positions qui peuvent résister à la critique la plus insistante émanant de "collègues compétitifs, les observations de Bruno Latour et de Steve Woolgar (1979) sont utiles, bien qu'elles aient été faites dans le but de soutenir une vue relativiste de la science, voir aussi Callon. 1989. Collins & Pinch, 1998 est moins relativiste, mais tout aussi interessant. Voir aussi Hull, 1988.
17. On peut se demander si les sciences indiennes ont participé à cette tradition de débat et d'investigation rationnels, et si elles en ont profité. Cf. Randall Collins, 1998: 551: "Du point de vue de l'organisation, les mathématiciens, les astronomes, et les médecins se basaient sur des lignées familiales privées et sur des guildes, et ne faisaient jamais partie de l'argument soutenu fourni par les réseaux philosophiques. Des réseaux d'argumentation publics ont existe en Inde: ses lignées philosophiques ont atteint des hauts niveaux de développement abs. trait. Seules les mathématiques et la science n'ont pas suivi." Voir aussi Bronkhorst, 2001.
18. Sur la transmission de la pensée grecque à la culture arabe, voir Gutas, 1998. Les conquêtes arabes, comme Gutas le montre (p. 13), ont unifié des régions et des peuples qui avaient été hellénisés pendant un millénaire, depuis Alexandre le Grand.