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ÉTUDES DE LETTRES
POURQUOI LA PHILOSOPHIE EXISTE-T-ELLE EN INDE?
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contexte, il est intéressant d'observer que lorsque la logique indienne bouddhique fut introduite en Chine au septième siècle de notre ère, elle ne survécut pas longtemps. Son sort fut d'être transmise comme une science secrète dans les cercles bouddhistes, et d'être totalement ignorée par tous les autres". Et mille ans plus tard, lorsque l'astronomie mathématique occidentale fut introduite en Chine et acceptée par un décret impérial, ses principaux défenseurs chinois arguèrent que ses fondement archaiques étaient originaires de Chine, et s'étaient subséquemment propagés vers l'Occident, si bien que son étude ne pouvait être tenue pour un rejet de la traditions
La comparaison avec la Chine est intéressante et utile de bien des façons. Elle montre que l'absence d'une tradition d'investigation rationnelle n'a absolument rien à voir avec de la stupidité ou un état arriéré. La Chine, comme nous le savons maintenant grâce à l'æuvre de Joseph Needham, Science and Civilisation in China, a fait un grand nombre de découvertes importantes dans le domaine de la technologie au cours de son histoire, et elle était peut-être la nation la plus avancée du monde, technologiquement parlant, à l'aube de la révolution scientifique en Europe. Autrement dit, le fait de ne pas posséder une tradition d'investigation rationnelle n'est pas la même chose que le fait de ne pas être capable de penser intelligemment.
Il semble donc possible qu'il existe deux, et seulement deux, traditions indépendantes de débat et d'investigation rationnels (dans le sens indiqué plus haut) dans l'histoire de l'humanité. Ces deux traditions,
à l'autorité traditionnelle", tout le contraire de ce que nous entendons par investigation rationnelle.
14. Voir Frankenhauser, 1996, surtout p. 19, 25. Harbsmeier (1998: 361) remarque, sans doute avec raison, "que la logique bouddhique en Inde avait ses racines sociales dans la pratique courante des débats philosophiques publics, alors que cette pratique sociale ne s'est jamais tout à fait enracinée en Chine". Harbsmeier note encore qu'il a accompli une étude comparative des versions sanskrite et chinoise du Nyāyapraveśa (avec l'aide de plusieurs sanskritistes), ce qui l'a mené à la remarquable conclusion suivante (p. 402): "La traduction chinoise de Hsuan-Tsang est non seulement souvent une amélioration de l'original sanskrit, mais elle s'est en général avérée à ma grande surprise aussi plus facile à lire." Ceci suggère qu'il n'y a absolument aucune raison d'imputer à la langue chinoise le rôle relativement mineur de la logique en Chine. Vers la fin du livre de Harbsmeier, nous trouvons les réflexions suivantes en ce qui concerne la logique bouddhique chinoise (yin ming) (p. 414): "On peut se demander pourquoi cet essor logique remarquable en Chine resta aussi marginal qu'il le fut dans toute la tradition intellectuelle chinoise. Des questions évidentes et éternelles réémergent de ces considérations sommaires: Pourquoi la logique bouddhique ne devint-elle pas populaire, même parmi les bouddhistes chinois, sans même parler des penseurs chinois appartenant à d'autres traditions? Pourquoi ne trouvons-nous d'ailleurs pas la présence soutenue d'une sous-culture intellectuelle importante cultivant les traditions de yin ming et de logique mohiste? Pourquoi est-ce que personne ne voulait lire la littérature vin ming? Pourquoi ceux qui la lurent à des époques plus tardives eurent-ils tendance à la comprendre de travers? Pourquoi la pratique de yin ming subit-elle un déclin. alors que la logique aristotélicienne fut rétablie et développée en une discipline centrale dans le curriculum éducatif curopéen? Ce sont la des questions qui appartiennent à proprement parler à l'anthropologie de la logique. Elles concement les conditions sociales et culturelles qui peuvent ou peuvent ne pas favoriser le succes culturel et sociologique de la pratique intellectuelle de la science de la logique." Se pourrait-il qu'une tradition d'investigation rationnelle doive figurer parmi les conditions sociales et culturelles qui peuvent favoriser ce succes culturel et social de la logique?
15. Sivin, 1982: 546 ss.; Jami, 1993; Engelfriet, 1998: 428. Il est douteux que Waley-Cohen ait raison lorsqu'elle déclare (1999: 110): "Afin de promouvoir
une attention sérieuse envers une nouvelle connaissance, des chercheurs éminents ont créé le mythe que les mathématiques occidentales se sont développées à partir d'anciennes idées chinoises. Ce n'est pas le chauvinisme culturel qui a produit cette invention, mais le désir d'assurer l'acceptation des méthodes étrangéres en Chine, ou l'innovation gagnait une acceptation plus rapide avec la sanction de l'antiquité. Le fait de déclarer une origine chinoise à la science occidentale donna tout à la fois de la légitimité à la connaissance étrangère et fit en sorte que l'étude des mathématiques et de l'astronomie fut intégrée au mouvement érudit qui promouvait un retour au confucianisme original." Il y eut aussi un regain d'intérêt pour la logique bouddhique (yin ming) au début du 20e siècle en Chine, sa cause la plus importante fut probablement le "désir profond pour une identité logique et méthodologique distinctement orientale. Le yin ming fournit un moyen d'être scientifique de par la méthode et profondément spirituel de par le but, tout en restant chinois ou du moins oriental de par la perspective de base." (Harbsmeier, 1998: 367).
16. Il n'est pas sans intérêt de rappeler à cet égard les expéditions maritimes impressionnantes qui menèrent les Chinois vers de nombreuses contrées asiatiques et même en Afrique quatre-vingts ans avant Vasco da Gama; voir Levathes, 1994: Landes, 1998: 93-98. David S. Landes, dans son livre The Wealth and Poverty of Nations (1998: 45 ss), attire notre attention sur le fait que de nombreuses inventions chinoises resterent confinées à la cour impériale et n'eurent que peu d'impact sur la société dans son ensemble. Il parle en outre du "mystère de l'échec de la Chine à réaliser son potentiel" (p. 55 s., avec certaines explications qui ont été proposées) et se demande pourquoi il y eut "une retraite et une perte subsequentes" après une "créativité et une précocité exceptionnelles" (p. 339). En ce qui concerne les sciences naturelles, Huff (1993: 48; cf. p. 237 s.) note que "depuis le huitième siècle jusqu'à la fin du quatorzième siècle, la science arabe fut probablement la plus avancée du monde, surpassant de loin l'Occident et la Chine".