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ÉTUDES DE LETTRES
POURQUOI LA PHILOSOPHIE EXISTE-T-ELLE EN INDE?
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s'affaiblit lorsqu'elles diminuent après 200 après J.C." Il attire notre attention sur les soi-disant 'sophistes' en Chine, et les compare avec les Eléates grecs: "Rien ne saurait être plus désorientant, plus perturbateur, que la raison qui s'éveille pour la première fois à ses pouvoirs et s'en délecte. On peut bien se demander comment la philosophie depasse jamais ce stade, avec les paradoxes les plus anciens qui reviennent à jamais la tourmenter. La première découverte de la raison sans inhibitions, c'est qu'elle mène inévitablement à des conclusions absurdes. Alors pourquoi aller plus loin? Les Grecs sont allés au-delà de cette désorientation initiale, les Chinois jamais." (1989: 75-76). On peut se demander si la façon de questionner des Eléates devrait être décrite comme une "désorientation", même si le terme pourrait très bien s'appliquer à la situation chinoise. Les Eléates ont utilisé leur raison non seulement pour ébranler la conception universellement acceptée du monde réel, mais aussi pour déterminer comment est la réalité: non née, impérissable, entière, unique, immuable, etc". Notons ici que le philosophe indien Nāgārjuna a atteint la conclusion tout aussi concrète et hardie que rien n'existe, comme les analyses récentes de Claus Oetke l'ont montré. D'autre part, les penseurs chinois que Graham mentionne ne semblent pas avoir utilisé leur raisonnement pour grand-chose d'autre que des discours pinailleurs et paradoxaux", comme on les accusait de le faire. En effet, un de leurs paradoxes les plus fameux concernait le cheval blanc": ils prétendaient qu'un cheval blanc n'est pas un cheval. Il semble donc qu'en Inde et en Grèce, la raison pouvait être utilisée pour poser des défis à la tradition et aux autres sources d'autorité, mais qu'en Chine on attacha bien moins d'importance à ce nouvel outil. Logiquement, il est peut-être possible de comparer les situations dans les trois traditions. Du point de vue de l'importance attachée à l'argumentation rationnelle, même entre les mains des soi-disant 'sophistes', il semble que le raisonnement en Chine n'ait pas dépassé le niveau d'une simple Spielerei.
Graham résume la situation dans son article "Rationalism and antirationalism in pre-Buddhist China" (1989a). Il y fait l'observation suivante (p. 142/98-99): "Vers 300 avant J.C., les Mohistes Tardifs entreprennent de fonder toute l'éthique mohiste sur l'analyse de concepts moraux. Il s'agit certainement là d'un type de rationalisme comme nous le trouvons en Grèce, l'exemple le plus parlant dans toute la tradition chinoise. Mais les sophistes ont déjà provoqué la réaction du taoïste Chuang-tzu (env. 320 av. J.C.), qui aura une influence bien plus durable sur la pensée chinoise. ... La position de Chuang-tzu est un 'anti-rationalisme' (le refus d'admettre que la raison est le moyen approprié pour voir les choses comme elles sont), plutôt qu'un 'irrationalisme' (qui nous permet de voir les choses comme nous le voulons bien). Après 200 av. J.C., la pensée chinoise est canalisée en direction du confucianisme orthodoxe (éthique, pratique, conventionnel) et du taoïsme non orthodoxe (spontané, mystique, de mauvaise réputation). Le premier est souvent 'rationnel', dans le sens qu'il contrôle ses synthèses par l'analyse, mais pas 'rationaliste' au même titre que la pensée des Mohistes Tardifs ou des Grecs, qui tente de détacher entièrement la démonstration rationnelle de la synthèse qui relève du sens commun; le second reste anti-rationaliste en tant que taoïsme philosophique, et dans la continuation de ce dernier en tant que Ch'an ou Zen dans le bouddhisme chinois." Il semble clair que la Chine n'a jamais connu la naissance d'une tradition d'investigation rationnelle qui considère que le pouvoir du raisonnement n'est pas simplement utile ou amusant, mais qu'il est un instrument vital pour établir la vérité à tous les niveaux, même à ceux que d'autres sources d'autorité revendiquent normalement". Dans ce
11. Cf. Guthrie, 1965: 26 s., 87 s.
12. Par ex. Oetke, 1988. Il est regrettable que Guthrie (1965: 53 n. 1), au lieu de comparer Parménide avec Nagarjuna, le compare avec "illusion cosmique de la Maya dans la pensée indienne". Il n'est pas étonnant qu'il en arrive à la conclusion que "l'Inde et Parménide sont diametralement opposés" et que "en réalité, les motifs et les méthodes des écoles indiennes, et l'arrière-fond théologique et mystique de leur pensée, sont si fondamentalement différents de ceux des Grecs. que l'on ne retire que peu de profit de la comparaison".
13. L'absence d'une critique systématique eut des conséquences que Landes décrit comme suit (1998: 344): "Cette absence d'échange et de défi, cette subjectivité, explique l'incertitude des gains et la perte facile de l'impulsion. Les savant chinois n'avaient aucun moyen de savoir quand ils avaient raison. C'est la recherche postérieure, surtout en Occident, qui a découvert et accordé des lauriers aux réussites des plus inspirés." Notons que Graham se préoccupait énormément de la question dont traite cet article, comme le révèlent par exemple les questions qu'il a formulées dans la Préface de son livre, Later Mohist Logic, Ethics and Science (1978: xi): "Est-ce que l'idéal grec de la rationalité est une découverte que l'on a faite une seule fois dans l'histoire, ou a-t-il des parallèles en Inde et en Chine? Y a-t-il des épisodes dans la science orientale, tout comme dans la science grecque et médiévale, qui anticipent en partie la Révolution Scientifique du 17e siècle?" Notons encore l'observation de Harbsmeier (1998: 268) concernant le degré où, en Chine ancienne, "le raisonnement tendait à consister en un appel à l'exemple historique et