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ÉTUDES DE LETTRES
POURQUOI LA PHILOSOPHIE EXISTE-T-ELLE EN INDE?
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térature savante. Il semble clair que la naissance subite de la connaissance scientifique et de la philosophie en Grèce fut étroitement liée à la coutume répandue parmi les penseurs de discuter de façon critique, et de convaincre les autres de leur propre point de vue, qui était en rapport avec la situation politique particulière et commune dans la Grèce antique. Dans son livre intitulé Magic, Reason and Experience (1979), Geoffrey Lloyd, qui accomplit un travail important pour l'étude de l'origine et du développement de la science et de la philosophie grecque, a attiré notre attention sur le parallélisme qui existe entre deux caractéristiques importantes. L'une concerne la façon dont en Grèce, dès le sixième siècle avant notre ère, les questions concernant la manière dont la société devrait être réglée, et les mérites et les démérites des différentes sortes de constitutions, devinrent un sujet de
discussion ouverte, et pas seulement théorique. L'autre concerne une caractéristique importante de la pensée spéculative grecque, celle d'être capable de défier les assomptions profondes sur la 'nature et de débattre d'issues telles que l'origine du monde. Il observe ensuite (p. 249): "A certains égards, il semble que nous ne traitons pas simplement de deux développements analogues, mais de deux aspects du même développement." Après avoir soutenu et illustré cette observation de diverses manières, il déclare (p. 255): "Là où l'ensemble des citoyens pouvait débattre ouvertement de la façon dont l'Etat devrait être gouverné, on peut présumer qu'il y avait moins d'inhibitions du moins dans certains milieux à défier les assomptions et des croyances enracinées concemant les phénomènes naturels', les dieux ou l'origine ou l'ordre des choses." Il est remarquable de constater dans quelle mesure les traits les plus caractéristiques de ce que je propose d'appeler une tradition d'investigation rationnelle principalement la discussion libre et non inhibée de toutes sortes de questions, même dans des domaines qui pourraient empiéter sur d'autres sources d'autorité - semblent intimement liés à la situation politique en Grèce à cette époque. Ce sont précisément les inhibitions, la peur d'empiéter sur ces autres sources d'autorité, qui semblent empêcher les traditions de débat et d'investigation rationnels de naître dans la majorité des sociétés humaines?
Avant d'aborder la question de savoir comment la philosophie s'est produite dans l'Inde ancienne, j'aimerais donner un exemple du fonctionnement de la tradition indienne d'investigation rationnelle. Mon exemple est une illustration concrète de la façon dont un refus de prendre la vérité traditionnelle au pied de la lettre, sans compréhension rationnelle, c.-à-d. critique, a entraîné deux changements majeurs dans la doctrine de deux écoles de pensée importantes. Il concerne la
Edward O. Wilson (1998: 22) fait les remarques suivantes sur la Révolution Scientifique et le Siècle des lumières qui en découla: "Il est à la mode de parler du Siècle des lumières comme d'une construction particulière effectuée par des måles européens à une époque révolue, comme d'une manière de penser parmi de nombreuses constructions échafaudées à travers les âges par une légion d'autres esprits dans d'autres cultures, chacune d'entre elles méritant une attention soigneuse et respectueuse. La seule réponse décente à cela est oui, bien entendu - mais seulement jusqu'à un certain point. La pensée créatrice est éternellement précieuse, et toute connaissance a de la valeur. Mais ce qui importe le plus à long terme dans l'histoire, c'est la séminalité, non le sentiment. Si nous nous demandons quelles idées furent les germes des espoirs éthiques dominants et partages de l'humanité contemporaine, lesquelles ont promulgué le plus grand progrès matériel dans l'histoire, lesquelles furent les premières de leur sorte et jouissent aujourd'hui de la plus grande émulation, alors, dans ce sens et malgré l'érosion de sa vision originale et les bases chancelantes de certaines de ses premisses, le Siècle des lumières fut l'inspiration principale non seulement de la haute culture occidentale, mais, de plus en plus, du monde entier." Wilson (p. 21-22) nous dit que les initiateurs du Siècle des lumières partagèrent la passion de démystifier le monde et de libérer l'esprit des forces impersonnelles qui l'emprisonnent", ils "résistèrent à la religion organisée (et) méprisèrent la révélation et le dogme." Comme Tilmann Vetter me le rappelle, il y a de nombreuses formes de philosophie (occidentale) qui n'ont d'aucune façon contribué au développement de la science moderne. De même, Allan Grapard attire mon attention sur le fait qu'une partie importante de la philosophie occidentale n'est pas représentative d'une tradition d'investigation rationnelle, et que le terme philosophie dans le titre de cet article est donc utilisé dans un sens quelque peu restreint.
20. Voir, par ex., Verant, 1962, Lloyd, 1979: ch. 4; 1987: 78 s. Cf. aussi Popper, 1959: 149 s.; Lloyd, 1991: 100-120. Jullien (1995) montre dans quelle mesure la confrontation, une caractéristique courante de la vie politique et militaire de la Grèce antique, contribua au développement de la rationalité, alors que la Chine ancienne, qui évitait toute confrontation, ne développa pas cette caractéristique.
d'aucune façon tire mon attention stative d'une tra
21. La question de Joseph Needham ("Quels furent les facteurs inhibants dans la civilisation chinoise qui empêcherent la naissance d'une science moderne en Asie, analogue à celle qui se produisit en Europe à partir du 16e siècle...?" citée dans Wulff, 1998: 9) peut donc trouver une réponse tout au moins partielle dans l'absence d'une tradition d'investigation rationnelle en Chine. Wulff (1998: 63) propose une autre réponse ("Pour ce faire, les Chinois ne possédaient tout simplement pas les presuppositions historiques spécifiques, dont l'enchainement produisit le développement en Europe"), et il énumére treize facteurs qui jouerent un rôle important dans le développement de la science européenne, cette approche semble eluder la question. Lloyd fait l'observation suivante en ce qui concerne la philosophie chinoise classique (1990: 125-26): il semble clair que dans la mesure où les idées émises par un philosophe étaient adressées à un souverain qu'il espérait influencer, et dans la