Book Title: Des Philosophes En Contact
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst
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Page #1 -------------------------------------------------------------------------- ________________ DES PHILOSOPHES EN CONTACT? Le titre du volume auquel cet essai se veut une contribution, Philosophie comparée: Grèce, Inde, Chine, limite le champ de la réflexion aux trois grandes cultures classiques qui nous ont laissé une littérature qu'on pourrait qualifier de philosophique». On a ainsi trois traditions philosophiques qu'on peut comparer du point de vue des problèmes adressés, des solutions proposées, des méthodes utilisées, et encore d'autres manières. Une telle comparaison sera d'autant plus intéressante que l'on est assuré de ce que ces trois traditions se sont développées indépendamment les unes des autres. Or, cela n'est pas du tout sûr. La Grèce, l'Inde et la Chine font partie de la grande masse continentale qu'on appelle l'Eurasie, et il n'y a pas de doute qu'il y a toujours eu des contacts plus ou moins réguliers entre ses différentes parties. Ces contacts - qu'ils aient été de nature commerciale, militaire, missionnaire ou autre - ne garantissent pourtant pas que les idées philosophiques élaborées dans une région ont forcément atteint les habitants d'une autre. Contrairement à de nouvelles technologies, ou des méthodes médicales, les idées philosophiques n'ont que rarement des applications pratiques, et dépendent plus totalement que les autres de leurs contextes culturels. On s'imagine sans peine un commerçant qui, ayant rencontré une nouvelle notation numérique qui facilite ses calculs, l'introduit dans sa région d'origine. Il est beaucoup moins évident que ce même commerçant s'intéresse à la vraie nature de l'âme selon certains Les réflexions présentées dans cet article se fondent sur quelques autres publications de ma main doment mentionnées dans les notes, mais premièrement sur l'article « Pourquoi la philosophie existe-t-elle en Inde?», dans La rationalité en Asie / Rationality in Asia. Etudes de Lettres, Faculté des Lettres, Université de Lausanne, 2001, 3.p.7.48 Page #2 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 182 JOHANNES BRONKHORST DES PHILOSOPHES EN CONTACT? 183 philosophes dans le pays qu'il visite, si cette connaissance ne lui apporte rien, ni sur le plan quotidien ni même sur le plan spirituell. Cet article part de la constatation générale que les trois cultures mentionnées étaient géographiquement séparées les unes des autres, par des obstacles naturels (notamment les chaînes de montagne qui s'interposent entre la Chine et l'Inde), ou par de grandes distances (entre la Grèce d'une part, et l'Inde et la Chine de l'autre). Ces obstacles n'ont sans doute pas découragé certains voyageurs, mais il semble peu probable que beaucoup de philosophes aient fait le déplacement Il y a une exception importante à cette constatation: pendant plusieurs siècles, des émigrés grecs ont habité des régions de l'Asie du Sud. Durant les siècles qui ont suivi les conquêtes d'Alexandre, il y avait des Grecs dans la Bactriane, ainsi que dans les régions du côté indien de l'Hindu-Kush. Pendant une partie de cette période il y existait même un, voire plusieurs royaumes grecs. L'apogée du pouvoir grec, en ce qui concerne l'Asie du Sud, se situe autour de l'an 150 avant notre ère : leurs incursions s'étendaient alors jusqu'au Gujarāt et, à ce qu'il semble, Pătaliputra dans la partie est du bassin gangétique. Cette présence grecque en Inde est la seule exception à la constatation générale faite plus haut. Il n'y a jamais eu de colonisation même partielle de la Grèce par des Chinois ou des Indiens; il n'y jamais eu d'entité politique chinoise en Inde ou indienne en Chine. Mais il y a eu une entité politique grecque (voire plusieurs) en Inde, et une présence importante de Grecs qui a duré un certain nombre de siècles. Les traces de cette présence sont visibles dans l'art de la région, dans les légendes grecques sur les pièces de monnaies plusieurs siècles après la disparition des royaumes grecs, et conséquent, si on réussissait à démontrer la présence de certaines idées philosophiques indiennes dans la pensée de l'antiquité occidentale (ce qui ne fait pas l'unanimité parmi les spécialistes), on serait alors confronté à la question de savoir comment elles ont survécu au voyage. Par contre, au cas où l'on trouverait des idées grecques ou hellénistiques dans la pensée philosophique indienne (situation hypothétique qui reste pour l'instant sans preuve), la présence de colons grecs sur sol indien fournirait en ellemême une explication satisfaisante de ce fait. Les observations précédentes ne prouvent point qu'il faille s'attendre à trouver des idées d'origine grecque dans la philosophie indienne. Mais elles justifient une réflexion sur les effets éventuels de cette présence prolongée des Grecs en Inde. Il est vrai que nos connaissances à leur égard sont limitées. D'autre part, le fait même que les fouilles archéologiques semblent indiquer qu'un disciple d'Aristote, Cléarque de Soles, a visité la Bactriane, et qu'un papyrus contenant un texte philosophique grec y a été trouvé, ne laisse guère planer de doute quant au fait que les habitants de cette partie éloignée du monde hellénistique s'intéressaient à la pensée philosophique de leur pays d'origine. Une fois de plus, l'asymétrie saute aux yeux. Nous n'avons aucune indication qu'une communauté indienne, intéressée par la pensée philosophique de son pays d'origine, ait jamais existé, ni proche de la Grèce, ni quelque part ailleurs dans les parties centrales du monde hellénistique. Et nous n'avons aucune raison pour croire que tel ait jamais été le cas. La situation inverse est pourtant certaine : les Grecs étaient là, dans le nordouest du sous-continent indien, dans des centres urbains qui - si les fouilles à AY Khanoum sont représentatives-continuaient à adopter un style de vie complètement grec. Et pourtant, il n'est pas du tout évident que la philosophie grecque ait laissé des traces tangibles dans la pensée philosophique indienne. L'influence de la culture hellénistique dans d'autres domaines, comme celui de l'astronomie, est bien attestée. Pourquoi alors la philosophie faitelle exception? A cette question il y a une réponse plausible. La philosophie en Inde, pratiquement sous toutes ses formes, est liée à des courants religieux. On parle légitimement de la philosophie bouddhique, de la philosophie brahmanique et de la philosophie jaïna. Il y a des écoles de pensée à l'intérieur de chacune de ces grandes divisions, bien entendu; mais pratiquement toutes les écoles de philosophie indienne dont nous avons connaissance appartiennent à l'une ou l'autre de ces trois religions. La plupart de ces écoles se basent sur des doctrines qui sont propres à la religion concernée, même si l'élaboration des idées s'éloigne parfois ailleurs. Il est clair que la situation historique en ce qui conceme nos trois cultures n'est pas symétrique. Théoriquement on peut parler, sans distinction de l'influence possible de chacune des trois sur les deux autres. Dans la réalité historique il y a une distinction importante, spécialement pour des idées qui « voyagent mal », comme des idées philosophiques. Par 1. Les conversions religieuses (bouddhistes en Chine, chrétiens en Inde et en Chine) constituent un cas spécial qu'il ne m'est pas possible de traiter ici. 2. Cet article ne veut pas nier l'évidence: l'antiquité occidentale avait des idées sur les philosophes indiens (mais non pas sur leurs philosophies, à ce qu'il semble), et des Indiens de toutes sortes y compris peut-être même des brahmanes et bouddhistes éduqués-ont sans doute visité l'empire romain, où quelques-uns se sont peut-être même installés. Il s'agit dans ce dernier cas pourtant de présences éphémères de personnes qui ont do, par force des circonstances, s'adapter à leur nouvel environnement. Page #3 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 184 JOHANNES BRONKHORST DES PHILOSOPHES EN CONTACT? 185 considerablement de ces doctrines de base. Une conséquence de cet état des choses est qu'il n'est pas du tout évident qu'une école de philosophie emprunte des éléments à travers le fossé qui sépare deux cultures différentes. Cette dernière observation est confirmée par l'histoire de la pensée indienne même. Les écoles de pensée bouddhique et celles de pensée brahmanique ont coexisté en Inde durant un grand nombre de siècles. Elles se connaissaient bien, et une partie importante de la littérature existante de ces écoles est dédiée à la polémique entre elles. Et pourtant, on a de la peine à trouver des éléments que les philosophes bouddhistes auraient empruntés tels quels aux penseurs brahmaniques, ou vice-versa. Voilà donc un exemple de philosophies en contact intense qui n'empruntent que peu d'éléments les unes aux autres. Ces philosophies n'étaient pourtant pas mutuellement indépendantes. Une étude plus approfondie montre que les penseurs des différentes écoles s'attaquaient souvent exactement aux mêmes problèmes, pour lesquels ils proposaient des solutions différentes. Tous les penseurs indiens de tendance philosophique s'occupaient, à une certaine époque, des problèmes liés à la rétribution karmique qu'on croyait effectuée par un automatisme impersonnel! Et la préoccupation de tous ces penseurs concerna longtemps les difficultés qui résultent de leur conviction partagée selon laquelle il existe un lien étroit entre langage et réalité; tous se sentaient obligés de trouver une solution au problème censé être incorporé dans des phrases du type «le potier fait une cruche»: comme il n'y a pas encore de cruche dans la situation décrite, qu'est-ce que le potier fait exactement2? L'histoire de la philosophie indienne elle-même montre ainsi que des philosophies peuvent coexister sans que l'on trouve forcément des traces des unes dans les autres. Dans le cas des philosophies indiennes les différentes écoles partagent un nombre de préconceptions, comme par exemple la doctrine de rétribution karmique et la conviction du lien étroit entre langage et réalité. Mais ces préconceptions partagées ne sont pas des éléments empruntés par une école à l'autre, mais plutôt des éléments qui étaient déjà en place au moment où les différentes écoles ont commencé à se former. Revenons maintenant à la question de la présence d'une population grecque éduquée et initiée à la philosophie dans les parties nord-ouest de l'Inde. Cette présence ne constituait pas forcément une pression sur la population non grecque, l'intimant d'adopter la philosophie grecque, que ce soit en entier ou en partie. Les autres habitants de la région n'étaient justement pas grecs et l'attrait de cette pensée étrangère dans des domaines aussi abstraits que la philosophie était sans doute limité à la minorité (si elle existait) qui voulait imiter les Grecs. L'absence de transfert d'idées philosophiques grecques n'a donc rien d'étonnant. Mais les Grecs n'apportèrent pas que leurs philosophies. Dans les villes et autres centres dont ils étaient maîtres, ils apportèrent toute une ambiance, tout un style de vie grec. Faisait partie de ce style de vie la coutume du débat entre les représentants d'opinions divergentes. Cela se faisait à la cour du roi, mais également sans doute dans des situations plus modestes. Le débat était une forme incontournable de la confrontation d'idées, à laquelle on ne pouvait se soustraire si on avait quelque chose de nouveau à dire. On connaît mal la composition religieuse de la population qui habitait les régions gouvernées par les Indo-Grecs. Sans doute y avait-il une présence du mazdéisme et une absence quasi-totale du brahmanisme!. Ce qui nous intéresse en particulier, c'est que des sources bouddhiques nous informent que le Gandhāra, région faisant partie du ou des royaumes grecs, fut entièrement bouddhisé au que siècle avant notre ère; d'autres sources, textuelles aussi bien qu'archéologiques, confirment la présence de bouddhistes pour la période un peu plus récente. Il s'ensuit que les Grecs cohabitaient dans cette région avec des bouddhistes nouvellement arrivés. On peut facilement s'imaginer ce qui se passa. Le désir des bouddhistes de faire des prosélytes se vit confronté à la réaction locale d'engager les missionnaires en débats rationnels, peut-être même à la cour du roi. Ces débats publics, jugés par le critère de la présentation cohérente de ses propres convictions, constituèrent un défi majeur pour les bouddhistes, qui se virent obligés de repenser la structure interne de l'enseignement qu'ils prônaient Cette description de la rencontre entre Grecs et bouddhistes est largement fictive. Il est pourtant frappant que les bouddhistes de ces régions du nord-ouest de l'Inde étaient les premiers à réorganiser 1. C. Karma and Teleology. A problem and its solutions in Indian philosophy, «Studia Philologica, Monograph Series, XV, Tokyo, International Institute for Buddhist Studies, 2000. 2. C. Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne, «Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Sciences Religieuses, 105 , Turnhout, Brepols, 1999. 1. Voir sur ce point «Les reliques en Inde, Festschrift Mylius, à paraître, autour des notes 40-57. Page #4 -------------------------------------------------------------------------- ________________ JOHANNES BRONKHORST DES PHILOSOPHES EN CONTACT? 187 l'enseignement traditionnel du bouddhisme. Cette reorganisation portait sur un grand nombre de details, mais etait inspiree par une nouvelle vision du monde, inconnue du bouddhisme plus ancien. Le bouddhisme comme il se manifeste dans ces textes n'est plus seulement une methode pour se liberer de l'existence dans ce monde. Bien au contraire, il comporte une vision detaillee de la nature du monde dont on cherche a se liberer. Cette vision est caracterisee par un atomisme pousse. Seuls les constituants ultimes des objets qu'on croit peupler ce monde existent vraiment, et ces constituants eux-memes (appeles dharma) ne perdurent qu'un seul moment indivisible. La fausse conviction selon laquelle des objets possedant des constituants existent eux-memes est due au langage: un chariot n'est qu'un mot; il n'existe pas vraiment2. Nous n'avons aucune preuve directe que cette nouvelle vision se soit developpee sous la pression de l'environnement grec. Il existe pourtant un texte bouddhique qui presente quelques-unes de ces nouvelles doctrines comme elaborees dans une discussion entre un moine bouddhiste et le roi grec Menandre (Milinda en pali). Cela indique qu'a une certaine epoque les bouddhistes ressentaient le besoin d'entrer en debat avec les Grecs. Le texte ne dit evidemment pas que les bouddhistes, avant d'entamer ces debats, avaient adapte leurs doctrines aux besoins d'une telle rencontre. Il n'est pourtant guere hasardeux de conclure que tel etait le cas. Les effets de la presence grecque sur les doctrines d'une ecole bouddhique du nord-ouest de l'Inde ne constituent pas un cas isole, sans consequences pour les autres ecoles de la pensee indienne. Il existe, bien au contraire, de bonnes raisons pour croire que la philosophie bouddhique qui s'est ainsi elaboree dans cette region limitrophe de l'Inde soit le premier systeme philosophique du sous-continent. Son influence sur les autres systemes du bouddhisme est quasi-certaine, mais elle va bien au-dela du seul bouddhisme. Le jainisme trahit cette influence deja dans ses textes canoniques, tandis que plusieurs positions qui caracterisent les philosophies brahmaniques sont dues a leur resistance aux doctrines elaborees dans le nord-ouest?. Les reflexions precedentes nous permettent de croire - faisant exception pour le cas special des conversions religieuses, principalement limitees aux bouddhistes et chretiens - que la seule occurrence de contact direct entre les philosophies de la Grece, de l'Inde et de la Chine dans la periode pre-moderne pourrait bien etre celui entre la Grece et l'Inde qui a eu lieu au moment ou il y avait une forte presence de Grecs dans les parties nord-ouest du sous-continent indien, c'est-a-dire, durant les siecles suivant les conquetes d'Alexandre. On peut se demander si l'expression << philosophes en contact >> est ici appropriee. Dependant de la facon dont on utilise le mot <> on pourrait preferer dire que la philosophie indienne, dans le sens de philosophie systematique, doit son origine a ce contact, qu'il n'y avait donc pas de philosophes indiens pour faire le contact initial. Quoi qu'il en soit, la philosophie bouddhique qui se developpe sous l'influence, non tellement de la philosophie grecque, mais plutot de la tradition de debats publics qui en avait ete un element formateur, n'y ressemble guere. Une fois de plus, ce que les deux ont en commun est plutot un probleme pratique, celui de devoir faire face a des critiques severes dans des debats publics. Johannes BRONKHORST Universite de Lausanne, Section de Langues et Civilisations orientales 1. On ne peut pas completement exclure la possibilite que l'idee de l'atomisme ait ete empruntee aux Grecs; cf. Scharfstein, Ben-Ami, A Comparative History of World Philosophy, New York, State University of New York Press, 1998, p. 171 sq. 2. Voir << La grammaire et les debuts de la philosophie indienne >>, Asiatische Studien / Etudes Asiatiques 58 (4), 2004,8 4. 3. Voir <>, dans Olivielle, P. (ed.), Between the Empires, a paraitre.