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JOHANNES BRONKHORST
DES PHILOSOPHES EN CONTACT?
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philosophes dans le pays qu'il visite, si cette connaissance ne lui apporte rien, ni sur le plan quotidien ni même sur le plan spirituell.
Cet article part de la constatation générale que les trois cultures mentionnées étaient géographiquement séparées les unes des autres, par des obstacles naturels (notamment les chaînes de montagne qui s'interposent entre la Chine et l'Inde), ou par de grandes distances (entre la Grèce d'une part, et l'Inde et la Chine de l'autre). Ces obstacles n'ont sans doute pas découragé certains voyageurs, mais il semble peu probable que beaucoup de philosophes aient fait le déplacement
Il y a une exception importante à cette constatation: pendant plusieurs siècles, des émigrés grecs ont habité des régions de l'Asie du Sud. Durant les siècles qui ont suivi les conquêtes d'Alexandre, il y avait des Grecs dans la Bactriane, ainsi que dans les régions du côté indien de l'Hindu-Kush. Pendant une partie de cette période il y existait même un, voire plusieurs royaumes grecs. L'apogée du pouvoir grec, en ce qui concerne l'Asie du Sud, se situe autour de l'an 150 avant notre ère : leurs incursions s'étendaient alors jusqu'au Gujarāt et, à ce qu'il semble, Pătaliputra dans la partie est du bassin gangétique.
Cette présence grecque en Inde est la seule exception à la constatation générale faite plus haut. Il n'y a jamais eu de colonisation même partielle de la Grèce par des Chinois ou des Indiens; il n'y jamais eu d'entité politique chinoise en Inde ou indienne en Chine. Mais il y a eu une entité politique grecque (voire plusieurs) en Inde, et une présence importante de Grecs qui a duré un certain nombre de siècles. Les traces de cette présence sont visibles dans l'art de la région, dans les légendes grecques sur les pièces de monnaies plusieurs siècles après la disparition des royaumes grecs, et
conséquent, si on réussissait à démontrer la présence de certaines idées philosophiques indiennes dans la pensée de l'antiquité occidentale (ce qui ne fait pas l'unanimité parmi les spécialistes), on serait alors confronté à la question de savoir comment elles ont survécu au voyage. Par contre, au cas où l'on trouverait des idées grecques ou hellénistiques dans la pensée philosophique indienne (situation hypothétique qui reste pour l'instant sans preuve), la présence de colons grecs sur sol indien fournirait en ellemême une explication satisfaisante de ce fait.
Les observations précédentes ne prouvent point qu'il faille s'attendre à trouver des idées d'origine grecque dans la philosophie indienne. Mais elles justifient une réflexion sur les effets éventuels de cette présence prolongée des Grecs en Inde. Il est vrai que nos connaissances à leur égard sont limitées. D'autre part, le fait même que les fouilles archéologiques semblent indiquer qu'un disciple d'Aristote, Cléarque de Soles, a visité la Bactriane, et qu'un papyrus contenant un texte philosophique grec y a été trouvé, ne laisse guère planer de doute quant au fait que les habitants de cette partie éloignée du monde hellénistique s'intéressaient à la pensée philosophique de leur pays d'origine.
Une fois de plus, l'asymétrie saute aux yeux. Nous n'avons aucune indication qu'une communauté indienne, intéressée par la pensée philosophique de son pays d'origine, ait jamais existé, ni proche de la Grèce, ni quelque part ailleurs dans les parties centrales du monde hellénistique. Et nous n'avons aucune raison pour croire que tel ait jamais été le cas. La situation inverse est pourtant certaine : les Grecs étaient là, dans le nordouest du sous-continent indien, dans des centres urbains qui - si les fouilles à AY Khanoum sont représentatives-continuaient à adopter un style de vie complètement grec.
Et pourtant, il n'est pas du tout évident que la philosophie grecque ait laissé des traces tangibles dans la pensée philosophique indienne. L'influence de la culture hellénistique dans d'autres domaines, comme celui de l'astronomie, est bien attestée. Pourquoi alors la philosophie faitelle exception?
A cette question il y a une réponse plausible. La philosophie en Inde, pratiquement sous toutes ses formes, est liée à des courants religieux. On parle légitimement de la philosophie bouddhique, de la philosophie brahmanique et de la philosophie jaïna. Il y a des écoles de pensée à l'intérieur de chacune de ces grandes divisions, bien entendu; mais pratiquement toutes les écoles de philosophie indienne dont nous avons connaissance appartiennent à l'une ou l'autre de ces trois religions. La plupart de ces écoles se basent sur des doctrines qui sont propres à la religion concernée, même si l'élaboration des idées s'éloigne parfois
ailleurs.
Il est clair que la situation historique en ce qui conceme nos trois cultures n'est pas symétrique. Théoriquement on peut parler, sans distinction de l'influence possible de chacune des trois sur les deux autres. Dans la réalité historique il y a une distinction importante, spécialement pour des idées qui « voyagent mal », comme des idées philosophiques. Par
1. Les conversions religieuses (bouddhistes en Chine, chrétiens en Inde et en Chine) constituent un cas spécial qu'il ne m'est pas possible de traiter ici.
2. Cet article ne veut pas nier l'évidence: l'antiquité occidentale avait des idées sur les philosophes indiens (mais non pas sur leurs philosophies, à ce qu'il semble), et des Indiens de toutes sortes y compris peut-être même des brahmanes et bouddhistes éduqués-ont sans doute visité l'empire romain, où quelques-uns se sont peut-être même installés. Il s'agit dans ce dernier cas pourtant de présences éphémères de personnes qui ont do, par force des circonstances, s'adapter à leur nouvel environnement.