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ÉTUDES DE LETTRES
intelligents eurent fait leur apparition, seul un certain nombre de coïncidences leur permit de faire les pas suivants menant à notre état présent, en développant l'agriculture et en domestiquant des animaux, et ce seulement dans certaines parties du monde. Le biologiste de l'évolution, Jared Diamond, dans un livre récent intitulé Guns, Germs and Steel, qui nous fascine tout autant qu'il nous pousse à la réflexion, énumère un certain nombre de facteurs géographiques qui auraient pu stopper le progrès humain. Je n'en mentionne que deux, parmi les plus importants: certains continents n'avaient pas d'animaux que l'on peut domestiquer, ni de plantes qui auraient rendu l'agriculture possible. Est-il concevable que nos réflexions ont mis en lumière un autre facteur la présence d'une tradition d'investigation rationnelle pour autant que nous le sachions, aurait pu ne jamais se produire, mais sans laquelle il est possible que le progrès humain jusqu'à notre état actuel n'ait jamais eu lieu?62
qui,
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de concepteur. Mais bien entendu, il y a le progrès, dans le sens que nous vivons maintenant dans un monde complexe rempli de créatures de toutes sortes, et que quelques milliards d'années auparavant il n'y avait qu'une soupe primordiale. Bien qu'il n'existe pas de mesure généralement acceptée pour cette complexité, cela ne fait aucun doute que la variété des organismes, le nombre de gènes dans les organismes individuels, et leur complexité structurelle et béhavioriste ont tous augmenté... L'évolution escalade en s'appuyant sur ses propres productions." 61. Wilson (1998: 48) énumère "trois conditions préalables, trois coups de chance dans l'arène évolutionniste", qui, selon lui, menèrent à la révolution scientifique: 1. la curiosité sans limite et l'énergie créatrice des meilleurs cerveaux; 2. le pouvoir inné d'abstraire les qualités essentielles de l'univers; 3. "l'efficacité déraisonnable" des mathématiques dans le domaine des sciences naturelles. Cette énumération ne laisse que peu de place pour les facteurs peutêtre nombreux qui auraient pu empêcher la révolution scientifique de se produire. Un des plus fascinants d'entre eux est la peste noire du 14e siècle; cf. Herlihy, 1997: 38: "[La peste] brisa l'impasse malthusienne provoquée par la croissance médiévale, qui aurait pu empêcher toute croissance ultérieure sous des formes différentes. Elle garantit que dans les générations après 1348 l'Europe ne continuerait pas simplement le modèle de la société et de la culture du 13e siècle. Elle assura que le moyen âge serait bien la phase moyenne, et non finale, du développement occidental." et p. 81: "L'Europe vers 1300 était une contrée aux prises avec une impasse malthusienne, dans une situation démographique et économique qui paralysait sa capacité d'améliorer les façons dont elle produisait les denrées. Ce système marqué par une utilisation saturée des ressources et une production stagnante, aurait pu durer indéfiniment. La peste brisa l'impasse, et permit aux Européens de reconstruire leurs systèmes démographiques et économiques d'une façon qui permettait plus facilement de nouveaux développe
ments."
62. Plusieurs publications récentes soulignent la "nature non naturelle" de la
POURQUOI LA PHILOSOPHIE EXISTE-T-ELLE EN INDE? 37
En posant cette question, je tente de restituer à l'étude académique de la philosophic indienne une dimension qui lui appartient, mais qui n'attire pas suffisamment l'attention. La philosophic indienne n'est pas simplement un domaine qui amuse quelques rares spécialistes, sans grande importance pour les autres. Et sa seule justification ne saurait pas non plus résider dans le fait que de temps en temps elle déterre une idée qui pourrait intéresser les philosophes modernes. L'étude de la philosophie indienne doit prendre sa place parmi les autres disciplines et sciences qui concernent l'étude de l'histoire humaine, c.-à-d. de notre héritage63, de nos origines animales jusqu'à un futur incertain64.
Dans cette histoire, ce que les gens ont pensé, et comment, a eu un impact colossal, et est donc d'une importance cruciale. Une fois qu'elle aura reçu la place qui lui est due, l'étude de la philosophie indienne, comme j'ai essayé de le démontrer, suscitera des questions intéressantes, non moins que troublantes.
Johannes BRONKHORST Université de Lausanne
science moderne; voir par ex. Cromer, 1993; Wolpert, 1992. Toutefois, on considère souvent comme allant de soi l'idée que la science est le produit nécessaire et prévisible des sociétés qui ont atteint un certain niveau de complexité. Les titres et sous-titres des livres indologiques suivants sont intéressants et suggestifs: Vorwissenschaftliche Wissenschaft, qui est le sous-titre de Die Weltanschauung der Brähmana-Texte par Hermann Oldenberg (1919), Ein Beitrag zur Entstehungsgeschichte von Wissenschaft, sous-titre de Beweisverfahren in der vedischen Sakralgeometrie par Axel Michaels (1978), The Fidelity of Oral Tradition and the Origins of Science par Frits Staal (1986).
63. Jean François Billeter (1998: 77) argumente de façon semblable en faveur d'un changement de perspective qui fera de l'histoire chinoise une partie de notre héritage, c.-à-d. de l'héritage de toute l'humanité.
64. Cette incertitude recouvre aussi le futur de la science, qui est peut-être proche de ses limites, comme certains le prétendent, voir Horgan, 1996. Pour une opinion contraire, voir Maddox, 1998.