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ÉTUDES DE LETTRES
Des termes comme 'rationnel', 'pré-rationnel', etc., ne devraient pas nous induire en erreur. Le premier n'est pas un compliment, le second n'est pas une critique. Comme je l'ai déjà dit, l'absence d'une tradition d'investigation rationnelle dans le sens où je l'entend ici n'a rien à voir avec de la stupidité ou un état arriéré. Les gens ne deviennent pas plus intelligents parce qu'ils font partie d'une telle tradition. Ce qui change, c'est tout d'abord leur attitude. Dans une tradition d'investigation rationnelle comme je l'envisage ici, les penseurs acceptent - doivent accepter-la légitimité des questions et des critiques, même si elles sont dirigées contre des convictions sanctionnées par la tradition, la révélation ou l'intuition. Une telle attitude pourrait être essentielle au développement de systèmes philosophiques de grande envergure. Nous avons vu comment la philosophie Vaiśeşika introduit la notion d'un Dieu créateur pour résoudre un problème systémique. D'autres textes de la même école n'hésitent pas à réduire ce Dieu à un élément qui correspond à son ontologie. En revanche, et pour autant que l'on puisse en juger, Panini n'avait nul besoin de se montrer inquisiteur et critique envers sa tradition. Tout au contraire, il se peut que sa grammaire ait été considérée comme une élaboration et une systématisation de la compréhension traditionnelle du langage. Elle témoigne de l'intelligence de son créateur, non pas de la tradition d'investigation rationnelle à laquelle il peut, ou peut ne pas, avoir appartenu. Je pourrais en dire plus sur cette question, mais j'en resterai là pour le moments.
Je désire en revenir au méta-niveau de notre discussion. Les réflexions qui précèdent suggèrent que les philosophies systématiques indiennes et occidentales dérivent un élément vital d'une source commune. Il ne semble pas que cet élément vital - à savoir, l'investigation et l'analyse rationnelles existe ailleurs dans l'histoire de l'humanité, sauf bien entendu dans les développements qui dérivent des traditions grecque et indienne. Cela suggère qu'une tradition de
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55. Voir aussi Bronkhorst, 1982: 280-281.
56. Frits Staal (1999) argumente que les mathématiques grecques et védiques ont une source commune, qui ne se trouve toutefois ni en Grèce, ni en Inde, mais dans la "patrie" commune des anciennes langues indo-européennes indiennes et du Proche Orient, qui se situait "dans les steppes le long du fleuve Oxus, à présent nommé Amu Darya, qui sépare le Turkménistan de l'Ouzbékistan, la région à l'est de la mer Caspienne, soit la Bactriane et la Margiana, comme elles se nommaient à l'époque classique" (p. 109). Cette hypothèse doit être distinguée de celle que je présente ici, et elle est d'ailleurs tout à fait indépendante de celle-ci.
POURQUOI LA PHILOSOPHIE EXISTE-T-ELLE EN INDE? 35
débat et d'investigation rationnels n'a réussi à s'établir qu'une seule fois dans l'histoire de l'humanité. Si nous ajoutons à cela que, comme je l'ai montré plus haut, le monde moderne aurait pu ne jamais devenir ce qu'il est sans la présence d'une tradition d'investigation rationnelle, qui est si essentielle à la science moderne, nous nous trouvons confrontés à une question troublante. S'agit-il d'un accident historique, si l'humanité à atteint son état présent, caractérisé d'une part par des pouvoirs insoupçonnés jusqu'ici, et en même temps menacé par leurs conséquences?57
Les jours sont révolus, où l'on considérait l'histoire de la vie sur terre comme un progrès irrésistible vers des degrés de complexité et d'intelligence de plus en plus avancés58. Les hommes de sciences remarquent que l'apparition des êtres humains ne fut rien de plus qu'un accident historiques, que le développement d'un degré d'intelligence élevé, que ce soit chez les êtres humains ou chez d'autres êtres vivants, ne fut d'aucune façon la conséquence inévitable de l'évolution biologique. Ils remarquent aussi qu'une fois que des êtres humains
57. Cf. Lloyd, 1979: 258: "La Grèce antique n'est pas simplement marquée par des développements intellectuels exceptionnels, mais aussi par ce qui est à certains égards une situation politique exceptionnelle: et les deux semblent être liés."
58. Sur l'idée du progrès dans la société humaine, voir Bronk, 1998. 59. De même, l'apparition de la vie animale- étant donné la présence de la vie microbienne est extrêmement improbable selon Ward et Brownlee, 2000. 60. Gould, 1996; Diamond, 1991: 184-195. Cf. Deacon, 1997: 410: "Nos esprits uniques et humains sont, dans un sens très concret, les produits d'un défi reproductif inhabituel que seule une référence symbolique était capable de relever - une internalisation concrète d'une situation sociale évolutionniste, ancienne et persistante, qui est exclusivement humaine." Voir aussi Stanley, 1996: 215: "notre genre naquit d'une crise évolutionniste [la période glaciaire], ce qui signifie qu'il aurait très bien pu ne jamais naître du tout.... La nature accidentelle de notre naissance évolutionniste est stupéfiante. Si une mince digue de terre [l'isthme de Panama] n'avait pas surgi des profondeurs qui séparent l'océan Atlantique du Pacifique, alors l'enchaînement des événements qui a déclenché l'évolution de l'Homo n'aurait jamais commencé." Alors que de nos jours la plupart des experts seraient peut-être d'accord pour dire qu'il n'existe pas de progrès vers des degrés supérieurs d'intelligence (parmi les exceptions il faut compter Stewart et Cohen, 1997, surtout p. 114), la question de la complexité est moins simple; cf. Blackmore, 1999: 13 (et cf. p. 28): "Existe-t-il un progrès dans l'évolution? Gould..., notoirement, argumente qu'il n'y en a pas, mais je pense qu'il a une conception du progrès que je ne partage pas. Il a raison d'écarter tout progrès vers quoi que ce soit. C'est là tout l'intérêt de l'inspiration de Darwin- et ce qui rend sa théorie si admirable-il n'y a pas de maître-plan, pas de but final, et pas