________________
30
ÉTUDES DE LETTRES
territoire exclusif de la tradition et de la religion, mais ils n'adoptèrent rien d'autre dans le domaine de la philosophie. Toutefois, à elle seule, cette méthode fut capable d'affecter leurs idées profondément. Elle les obligea à repenser leur héritage intellectuel et religieux, et à l'organiser de façon telle qu'il devienne plus cohérent et plus résistant aux questions critiques venant de l'extérieur.
Une fois que la tradition d'investigation rationnelle fut établie; elle fut apparemment capable de continuer toute seule44, et s'étendit dans l'Inde entière, indépendamment, et même après la disparition des Grecs du nord-ouest de l'Inde. Nous savons de sources plus tardives que les rois organisaient souvent des débats dans l'Inde classique, et il est clair que ces débats plus tardifs suivaient, du moins en théorie, les canons de la rationalité.
vinrent d'Alasanda dans la contrée Yona" (DPPN II p. 699 sous Yonā). Alasandă réfère sans doute à une des cités nommées Alexandrie fondées par Alexandre le Grand, celle-ci se trouvant dans l'actuel Afghanistan (Ai Khanum? Kandahar?; cf. Karttunen, 1997: 279, 281). Karttunen (1997: 297; cf. 1994: 331) fait référence à une inscription des grottes de Nagarjunakonda datant du troisième siècle de notre ère, qui mentionne les Yavanas parmi les peuples qui se sont convertis au bouddhisme. Ces inscriptions, ainsi que d'autres, ne réfèrent pas nécessairement aux Grecs (cf. Ray, 1994: 84; 1988), mais, selon Karttunen (1994: 332): "Il est vrai que ce n'est que dans les inscriptions les plus anciennes que les Yona Yavana peuvent être mis en rapport de façon sûre avec les Grecs, mais il me semble très probable que dans tous les cas qui nous concernent, le terme est d'une façon ou d'une autre utilisé en relation avec les Grecs."
44. Ce fait est moins surprenant qu'il ne semble à première vue. La conformité humaine, et la possibilité qui s'en découle de former des traditions et des modes, fut étudiée du point de vue biologique et du point de vue de la théorie des jeux par Boyd et Richerson (1990); voir aussi Ridley, 1996: 180 s. Simon (1990) souligne l'importance de ce qu'il nomme la docilité humaine. On pourrait aussi dire que l'investigation rationnelle est devenu un mème, et, en tant que telle, fait partie d'un 'mèmeplexe', un cartel coopératif de mèmes qui s'assistent mutuellement, chacun fournissant un environnement qui favorise les autres; pour des descriptions récentes de cette caractérisation d'une culture, voir Dennett, 1995: 342 s.; Blackmore, 1999. Probablement, le fait que la société indienne permettait à des points de vue différents (comme le brahmanisme et le bouddhisme) d'exister côte à côte, peut être interprété dans le sens que les liens sociaux étaient relativement desserrés et dans une certaine mesure cognitivement neutres (cf. Munz, 1985: 75, 160 s., 280 s.; 1993: 171), ce qui peut avoir aidé la tradition d'investigation rationnelle à survivre pour un certain temps. Il semble toutefois plus probable que l'investigation rationnelle ou plutôt l'obligation d'accepter et de se charger de la critique était elle-même devenue une contrainte sociale à laquelle la pensée devait se soumettre, un lien social ou une marque ethnique' caractéristique de la couche du sous-groupe concerné de la société indienne classique.
POURQUOI LA PHILOSOPHIE EXISTE-T-ELLE EN INDE? 31
Qu'en est-il des Upanisads? Ne contiennent-elles pas de la philosophie?45 Les Upanisads anciennes, quelles que soient leurs dates exactes, datent certainement d'avant le deuxième siècle avant notre ère, et même d'avant l'invasion de l'Inde par Alexandre. Lorsque ces Upanisads furent composées, il n'y avait pas de Grecs en Inde. Comment pouvons-nous donc sérieusement maintenir que la philosophie indienne doit d'une certaine manière son origine à la présence des Grecs au nord-ouest de l'Inde?
Il faut ici distinguer deux choses. Comme je l'ai déjà dit, le contenu de la philosophie indienne classique est complètement indien, pour autant que je puisse en juger. Les bouddhistes qui entrèrent en contact avec les Grecs au nord-ouest de l'Inde n'empruntèrent aucun élément de la philosophie grecque; on n'a pu identifier aucun élément de ce genre dans leur pensée, et ce malgré la fréquence avec laquelle cette question a dû être soulevée par les premiers indianistes, dotés d'une formation européenne classique. La même chose vaut pour les philosophies brahmaniques: elles se sont produites et développées sur le sol indien, certaines dans le but d'expliquer le contenu des Upanisads. Jusqu'à présent, on n'a pu démontrer aucune influence extérieure pour aucune d'entre elles.
Mais en même temps, l'évidence que nous possédons suggère qu'aucune tradition d'investigation rationnelle (dans le sens que nous entendons ici, c'est-à-dire, manifestée par le débat critique et des tentatives de créer des vues cohérentes de la réalité) n'a existé en Inde avant la période dont nous parlons. La littérature védique, qui comprend les Upanisads, n'avait aucune tendance à développer des systèmes cohérents. Ces textes accordent de la valeur à la connaissance,
45. Michaels (1998: 47) écrit: "De nos jours encore, on peut lire que les textes des Brāhmaṇas ont une vision du monde magique, qui se serait détachée de la manière de voir soi-disant philosophique des Upanisads, comme si en Inde une vision du monde 'magique n'avait pas toujours coexisté avec une vision 'philosophique." Comme je l'ai noté plus haut, le genre de 'philosophie' qui nous concerne dans cet article n'existe pas toujours, ni partout.
46. Ce qui ne signifie pas que les auteurs védiques ne pensaient pas, ou ne s'intéressaient pas aux raisons. A. Wezler, dans une conférence présentée au Second International Vedic Workshop, Kyoto University, Octobre-Novembre 1999 ("Modes of reporting opinions in Vedic prose") attire notre attention sur le fait que les Brahmanas se préoccupent surtout de présenter des raisons pour les démarches individuelles dans l'activité rituelle. Wezler montre aussi que des différences d'opinion sont également rapportées; pour quelques exemples, voir Bronkhorst, à paraître c.