Book Title: Linde Classique Et Le Dialogue Des Religions
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst
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Page #1 -------------------------------------------------------------------------- ________________ L'INDE CLASSIQUE ET LE DIALOGUE DES RELIGIONS Johannes Bronkhorst, Université de Lausanne Ce tome cinquantenaire des Études Asiatiques offre une excellente occasion de rappeler que, plus ou moins au même moment que la fondation de ce périodique, l'Université de Lausanne a inauguré un enseignement d'études indiennes. Cet enseignement a dès son début compris l'étude du bouddhisme indien, aspect qui fut officialisé par la nomination de Jacques May comme professeur d'études bouddhiques, puis par celle de son successeur Tom Tillemans. En plus de l'existence d'une chaire d'études bouddhiques, Lausanne est devenue la seule université francophone à préserver et continuer un enseignement dans la célèbre tradition «franco-belge d'études bouddhiques depuis la mort du regretté André Bareau (Paris).1 Aucune autre université francophone dans le monde n'offre un tel cursus aujourd'hui, et Lausanne est fière de sa position unique. Le bouddhisme n'était qu'une religion parmi d'autres dans l'Inde ancienne et classique, et l'étude des liens entre ces diverses religions est, elle aussi, un sujet qui mérite une investigation plus approfondie. Ces liens sont d'un intérêt spécial, du fait que les principales religions de l'époque ne se sont pas contentées de s'exclure mutuellement. Elles se sont rejetées, bien entendu, mais non pas sans qu'elles ne se soient étudiées de façon très attentive. Autrement dit, l'histoire intellectuelle de l'Inde classique présente un cas (ou des cas) d'un dialogue interreligieux dont on trouverait difficilement des parallèles ailleurs dans le monde. Contrairement à ce qui semble être la règle, ce dialogue ne s'est pas constamment perdu en des malentendus incessants, des préjugés incorrigibles, une ignorance totale.2 1 Je rappelle quelques noms (en ordre alphabétique; tous décédés): André Bareau, Paul Demiéville, Jean Filliozat, Étienne Lamotte, Louis de la Vallée Poussin, Sylvain Levi, Jean Przyluski. Je ne voudrais pas sousentendre qu'il n'y ait pas d'autres chercheurs francophones à continuer la tradition franco-belge. Parmi eux, je tiens à mentionner les collaborateurs de l'institut du Hõbõgirin, à Kyoto (Japon). Il ne se base pas non plus sur ce que Ernest Gellner (1995:4-5) appelle "a kind of facile relativistic ecumenism, which ensures toleration and mutual compatability by means of tacitly emptying faith of its content (and which) merely convey(s) some anodyne and wholly unspecific exchange of goodwill messages between man and an anonymous, shapeless Nature of Things, a salutation only coded in some kind Page #2 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 780 JOHANNES BRONKHORST L'INDE ET LE DIALOGUE DES RELIGIONS 781 Les représentants des différentes religions - ce sont, pour l'époque con-auteur d'un commentaire (Vårttika) sur le Nyaya Bhasya, lui-meme come cernée, principalement le bouddhisme, le brahmanisme, et le jaïnisme - se mentaire du Nyaya Sutra, le texte de base du système de philosophie sont écoutés, ou plutôt se sont lus, et ont essayé de répondre aux critiques brahmanique dit Nyaya. Son Nyaya Värttika critique l'une des posicions dirigées contre eux. Nous n'avons pas de données sur le nombre des fondamentales des bouddhistes avec lesquels il argumentait, a Savoir la eventuelles conversions auxquelles cette interaction active aurait abouti. doctrine voulant qu'il n'existe pas d'âme. Les etres vivants etaient conçus Mais nous savons qu'elle a profondément touché toutes ces religions. Sur par ces bouddhistes comme étant des accumulations d'elements divers, le plan intellectuel, en particulier, elles se sont constamment corrigées mais sans âme. Les penseurs brahmaniques, parmi eux Udayotakata, par voie d'emprunt, ou de modification interne - à la lumière des réfle- n'étaient pas d'accord avec ce rejet de l'âme, d'autant moins que pour eux xions de leurs opposants. la réalisation de celle-ci constitue une étape essentielle sur la voie du salut, Soulignons d'emblée que les religions de l'Inde ancienne et classique la libération définitive du cycle des renaissances. appartiennent toutes à une seule aire culturelle. C'est sans doute pour cela Uddyotakara utilise plusieurs arguments contre la position des boudque leur interaction fut intense et productive. Les trois religions principales dhistes. J'en présenterai deux qui servent le mieux à illustrer mes propos. n'ont pas que des différences; elles ont des idées, des conceptions, voire D'abord le suivant:6 des préjugés communs. Notez d'emblée que leurs représentants ne se rendent pas compte des points communs qui les réunissent. Ils se concentrent Celui qui dit que l'ame n'existe pas, va à l'encontre de la position de son école. inévitablement sur leurs différences intrinsèques, et ce sont les chercheurs Comment? Dans les passages de l'écriture bouddhique qui disent) "je ne suis atière. 0 vénérable, ni la sensation. ni la perception, ni les compositions modernes, souvent non-indiens, qui sont frappés par les convictions parta- mentales, ni la conscience" et "toi, ô moine, tu n'est ni cette matière, ni la sengées, les approches parallèles. Parfois celles-ci ne sont pas formulées ex- sation, (ni la perception), ni les compositions mentales, ni la conscience" les plicitement, peut-être parce qu'elles étaient, pour les indiens de l'époque, groupes matière etc. sont niés comme étant l'objet du mot "je. Mais il d'une évidence patente. Mais ce qui était évident pour un indien du pre s'agit d'une négation de spécificités, et non pas d'une négation de la généralité, mier millénaire, ne l'est pas forcément pour un chercheur moderne. Dans tandis que celui qui n'accepte pas [l'existence de l'ame doit nier la généralité, [comme suit:) "je ne suis pas" [ou] "tu n'es pas". de tels cas la découverte des convictions cachées peut s'avérer difficile. Elle est pourtant essentielle si l'on cherche à comprendre les positions et les échanges de vue que les textes ont préservés. En guise d'illustration des précédentes remarques je présenterai quelques passages d'un penseur qui appartient au sixième ou septième siècle de notre ère, passages sur lesquels le professeur Masaaki Hattori de 16 NV (introduisant 3.1.1) p. 702 1. 8 - 11: nasty átmeti caivam bruvanah siddhan tam l'université de Kyoto a attiré mon attention. Ce penseur est Uddyotakara, brīdhatel katham iti? rūpam bhadanta näham vedana sarrid saskaro vijnanam bhadanta näham iti evam etad bhikso rūpam na tvam vedana (samrid) samskaro vijana wa na tvam iti ta ete skandha rūpadayo 'hamvisayarvena prari şiddhah/ višesaprarisedhas câyam na samanyapratişedhah, armånam cànabhyupaof more meaty allegory in order to make it intelligible for its educationally less gacchará samanyam eva pratişeddhavyam, näham naiva rvam asitil. Le mot privileged recipients". samja a été ajouté une première fois sur la base de quelques mss qui le con tiennent, et la deuxième fois simplement parce que la citation sans samiria ne peut 3 Peter Schreiner (1996:168) distingue entre plusieurs types d'étrangers, parmi eux: être correcte. Les textes bouddhiques parlent toujours de ces cinq groupes l'étranger religieux, l'étranger social, l'étranger politique (der religiós Fremde, der (skandha), et Uddyotakara lui-même utilise le terme nipidiskandhaparicaka quel sozial Fremde, der politisch Fremde). Les partenaires des débats qui nous intér- ques lignes plus bas. essent sont au plus des étrangers religieux l'un vis-à-vis de l'autre. La sequence de deux mots commençant par sam pourrait expliquer comment un 4 Cp. Potter, 1977:303. copiste non-bouddhiste a pu omettre le mot samjia par un saut du même au même. 5 Voir également Kher. 1992:66 sq. L'édition de Dube (1897:341) est essentiellement identique à NV en ce qui concerne ce passage. Page #3 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 10 JOHANNES BRONKHORST L'INDE ET LE DIALOGUE DES KELIUIUNS 104 «Etre en sanscrit comme en français, est copule aussi bien que verbe en connexion avec des choses signifiant «exister. "Je ne suis pas la matière" et "je ne suis pas" utilisent sont donc pas l'âme, ni indi , est copule aussi bien que verbe en connexion avec des choses multiples. Les groupes - matière etc. - ne donc la même forme verbale (qui, en sanscrit, est souvent sous-entendue s'avère san natiere" et "je ne suis pas utilisent sont donc pas l'âme, ni individuellement ni en conjonction, et l'idée de «je» e Veroale (qui, en sanscrit, est souvent sous-entendue s'avère sans objet. Toute cette discussion concerne le mot je dans la plutôt qu'employée) pour exprimer des sens très différents. Dans le pre-première phra pour exprimer des sens très différents. Dans le pre- première phrase citée. Ce mot n'aurait pas d'objet, et correspondrait donc akara parle de la négation d'une spécificité, dans l'autre de à une fausse notion. Le bouddhiste demande encore comment cette fausse la negation de la généralité. Les bouddhistes, pour soutenir leur doctrinel notion pourrait le gener, mais v utenir leur doctrine notion pourrait le gêner, mais Uddyotakara est sans pitié: si des notions otada voulant que l'âme n'existe pas, se basent sur des phrases attribuées au rases attribuées au fausses imitent des notions correctes, le bouddhisme n'a rien à offrir à ce fausses imitent des notions conce Buddha. Parmi celles-ci se trouvent, nous dit Uddyotakara, "je ne suis pas lui qui n'accepte pas existence la matière, o vénérable, ni la sensation, ni la perception, ni les composi- Si la dernière ligne de ce passage Si la dernière ligne de ce passage reste quelque peu obscure, 11 une s composi- .. tions mentales, ni la conscience" et "toi, ô moine, tu n'es ni cette matière, chose est claire: d'après Uddyotakara les phrases qu'il cite, et plus parni la sensation, Ini la perception), ni les compositions mentales, ni la con ticulièrement le mot «je» dans la première, font problème. Il conclut donc science". La matière (rūpa), la sensation (vedaná), la perception (samjña), son argument en disant:12 "Et on ne peut pas (dire que ces (phrases) ne les compositions mentales (saiņskāra) et la conscience (vijnana) sont, pour sont pas la parole (du Buddha), parce qu'elles se trouvent dans le Sarvales bouddhistes, les constituants de la personne. L'âme, les citations le onstituants de la personne. L'âme, les citations le bhisamava Sutra. C'est pourquoi celui qui dit que l'ame n'existe pas, vad disent, n'est identique à aucun de ces constituants. Cela ne signifie pas que l'encontre de la position de son ecole l'âme n'existe pas, ainsi que Uddyotakara l'explique aux bouddhistes. Les phrases citées se trouvaient donc, d'après Uddyotakara, dans le yuyotakara critique ici les bouddhistes en suggérant qu'ils n'ont pas Sarvabhisamava Sútra. Pourquoi le dit-il, ayant d'abord suggere que correctement interprété leurs propres textes sacrés. Il joue ainsi le philo bouddhiste veuille nier qu'il ne s'agisse de la parole du Buddha? En fait, logue sur un texte bouddhique, non pas par amour de la science, mais pour les phrases citées ne se trouvent nulle part dans la littérature bouddhique justifier son propre point de vue. Pour comprendre plus précisément ce qui ancienne qui nous soit parvenue, pour autant que je le sache, et c'est ce passe, regardons la suite. Se basant toujours sur les mêmes passages, seulement le témoignage d'Uddyotakara qui nous fait croire qu'elles font Uddyotakara pose la question de savoir si, bien que les constituants de la partie à son époque d'un certain Sarvabhisamaya Sutra. Ce sutra lui-même personne soient niés en tant qu'âme un par un, leur conjonction est l'objet de la notion de «je». La réponse est négative, parce que l'on devrait dire que la conjonction qui est l'objet de la notion de «je» est différente des cinq groupes - matière etc. - et que quelqu'un qui accepte une telle conjonction, différente des groupes, comme objet de la notion de «je», changerait la désignation: au lieu de câme il dirait «conjonction'.7 Et si l'on 8 NV p. 702 1. 14-15: athi vyaririktam, ekapraryayo na praproty ahamini na hi baacceptait que la conjonction qui est l'objet de la notion de «je» n'était pas hugu ekafabdam paśyāmah/ différente de ses constituants, l'idée provenant du mot «je ne serait pas 9 NV p. 702 1. 15-16: na ca ripidiskandha ekatan samudiri va amd iry ahakiraunitaire. Car l'expérience nous montre que l'on n'utilise pas de mot simple pruryayo 'rasmims tad iti prăprah 10 NV p. 702 1. 16-18: bhavatu mithyapraryayah kin no bidhyata iti? katham na bidhyare yada samyakpruryayanukarino mithyapraryaya bhavanti/ na cdrmanam anabhyupagacchata tathāgatadarśanam arthavarayam vyavasthapayirun sakyam/ '11 Doit on comprendre la partie yada samyakpraryayanukärino mithyapratyayi bhaNV p. 702 I. 12-14: athaikasah pratişedhena samuddyavisayo 'hankara iri, tathapi vanti dans le sens "quand des notions fausses se construisent avec des notions corrūpidiskandhaparicakavyarirekena samudayo vaktavyo 'hartkaravisayah, tadvyati rectes"? riktam ca samudayam ahankaravişayam abhyupagacchard sarna bhidyale 12 NV p. 702 1. 18 - D. 703 I. 2: na cedam vacanam nasi sanabhisamayasure Erwuyum abhyupagacchard samjila bhidvate ärmd samudaya itil 'bhidhånät/tasmär nästy ameri bruvanah siddhantam bidhata inil Page #4 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 784 JOHANNES BRONKHORST semble inconnu, et je n'ai pas réussi à en trouver la moindre trace 13 11 semble clair qu'Uddyotakara ait réussi à trouver quelques phrases isolées dans un texte canonique bouddhique qui lui convenaient exceptionnellement bien. Et il avait des raisons de croire que ses interlocuteurs bouddhistes ne les connaissaient guère, ou pas du tout. 14 Cet état de choses pourrait à première vue paraître bizarre, étant donné que les bouddhistes eux-mêmes, dans des discussions sur l'existence de l'âme, se basaient fréquemment sur d'autres phrases de leur canon qu'on pourrait, à première vue, analyser de façon semblable. L'Abhidharmakośa Bhāşya de Vasubandhu en cite une dans son neuvième chapitre sous la forme suivante:15 bhagavatoktam rūpam anätmetil6 yavad vijñānam anātmeti "le Buddha dit rūpam anătmă jusqu'à vijñānam an- ärmd". Ailleurs dans le même chapitre ce texte cite sarvadharmă anåtmånah.17 Les deux phrases sont clairement empruntées à des sütras anciens. 18 La première signifie, dans son interprétation originale: “La matière n'est pas l'âme, la sensation n'est pas l'âme, la perception n'est pas l'âme, les compositions mentales ne sont pas l'âme, la conscience n'est pas l'âme". La forme en păli de la formule (rūpain anattă, etc.) prouve que le deuxième mot du couple est un substantif qui signifie "(ce qui n'est pas l'ame"; la forme correspondante en sanscrit devrait être anåtmå. Une ambiguïté dans les langues moyen-indiennes, en combinaison avec certains développements théoriques au sein du bouddhisme, ont pourtant promu une autre interprétation du composé, s'exprimant en sanscrit en des formes légèrement différentes. Au lieu de "ce qui n'est pas l'âme", on avait commencé à préférer l'interprétation "sans âme". "La matière n'est pas l'âme" - en sanscrit: rūpam anatma - est ainsi devenu "la matière est sans ame": rūpam anätma. La phrase comme elle est citée dans l'Abhidharmakośa Bhāşya est ambiguë, parce que le a final s'est joint à une voyelle, cachant ainsi sa qualité longue ou breve." La phrase sarvaanama anåtmånah - dont le sens original était également: tous les dharmas ne sont pas l'âme-m pas l'âme - montre pourtant que le sens "sans âme" l'avait emporté à l'époque de l'Abhidharmakośa Bhäşya: anåtmanah ne peut, dans ce contexte, avoir que ce sens, au pluriel.20 Un autre passage doit être cité à cet endroit, passage qui fait partie du soi-disant premier sermon du Buddha, préservé dans le Mahảvagga du Vinayapitaka du canon pali. On y trouve les phrases suivantes:21 "Par conséquent, Ô moines, toute matière, qu'elle soit passée, future ou préconséquent, o moin sente, intérieure ou extérieure, grossière ou subtile, vile ou excellente, lointaine ou proche, toute matière doit être vue ainsi, selon la réalité, grâce à la sagesse correcte: «Ceci n'est pas mien. Ceci, je ne le suis pas. Ceci n'est pas mon soi. Toute sensation, qu'elle soit passée ... (comme ci-dessus) ... Toute perception, qu'elle soit passée ... (comme ci-dessus) ... Toute composition mentale, qu'elle soit passée ... (comme ci-dessus) ... Toute conscience, qu'elle soit passée ... (comme ci-dessus) .... Ceci n'est pas mien. Ceci, je ne le suis pas. Ceci n'est pas mon soi." On voit que l'idée "je ne suis pas la matière, je ne suis pas la sensation" etc. s'exprime ici clairement. On peut en déduire qu'il n'existe aucune raison de croire 13 A ma demande, le professeur Fumio Enomoto de l'université de Osaka, auteur de Indic Texts corresponding to the Chinese Samyuktägama as found in the Sarvaistivada-Mülasarvistivada Literature (1994), a, lui aussi sans succès, cherché la source des phrases citées par Uddyotakara; qu'il en soit remercié ici. 14 Pour l'identification des interlocuteurs bouddhistes principaux de Uddyotakara, voir Frauwallner, 1933 (Vasubandhu, Dignaga). 15 Abhidh-k-bh(P) p. 464 1. 6-7. 16 Suivant Yafomitra j'ajoute iri. 17 Abhidh-k-bh(P) p. 466 l. 24. 18 Voir Honjo, Table p. 116-17 (no. 1), p. 118-19 (no. 17); Abhidh-k-bh(Pa) p. 123 (no. 499); PTC s.v. anatta; etc. 19 Le ms. utilisé par Pradhan a rupam anatma. 20 L'éditeur de l'Abhidharmakośa Bhasya, suivant Yafomitra, considère comme cita tion également la phrase närma skandhayatanadhatavah (Abhidh-k-bh(P) p. 467 I. 4; cp. Abhidh-k-vy p. 705 1. 12). Cette phrase est pourtant introuvable dans la littérature ancienne, et s'explique mieux comme n'étant pas une citation; voir Abhidh-k-bh(Pa) p. 126 nr. 512; Abhidh-k(VP) tome V p. 253. 21 Vin I p. 14: tasmät iha bhikkhave yam kinci ripam atitánāgatapaccuppannam ajjhattam va bahiddha violarikam vă sukhumam va hinam wi panitam wi yam düre vi santike wi, sabbam ripam n'etam mama, n'eso 'ham asmi, na me so atta 'ti evam etam yathabhūtam summapparinaya dafthabbam/ ya kaci vedana ... ya kaci sana ... ye keci samkhara ... yam kirici viftianam atitánagatapaccuppannam ajjhattam vi bahiddha vi olärikam vă sukhumam wi hinam wi panitam wi yam dure vi santike vi, sabham ripam n'etam mama, n'eso 'ham asmi, na me so atta 'ri evam etam yathabhūtam summapparnaya dafthabbam/ Tr. Bareau, Recherches I, p. 192. Bareau traduit également les parallèles de ce sermon dans les Vinayas - préservés en traduction chinoise - appartenant à d'autres écoles du bouddhisme. Page #5 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 786 JOHANNES BRONKHORST Revenons-en à Uddyotakara lui-même. Lui, comme nous aujourd'hui, trouvait sans doute dans les textes canoniques du bouddhisme, ainsi que dans leurs traités plus récents, les citations que l'on trouve également dans l'Abhidharmakośa Bhasya, et que nous venons d'étudier. Le fait même qu'il donne ailleurs dans le même ouvrage, comme exemple d'une inférence, la phrase "le corps vivant n'est pas sans âme (nirätmaka), parce qu'elle serait [dans ce cas] sans souffle",22 ne nous laisse pas douter qu'il connaît ces citations et qu'il les interprète comme l'Abhidharmakosa Bhāṣya. Elles étaient pourtant sans utilité pour lui, parce que l'observation voulant que les cinq groupes, ou tous les dharmas, soient sans âme n'est pas en contradiction avec un rejet de l'existence de l'âme. Interprétées ainsi, il ne pouvait pas s'en servir dans ses attaques contre la position des bouddhistes. que le passage cité par Uddyotakara ne fût pas partie du canon bouddhique terminé. Une conclusion plus ou moins définitive semble pourtant se desà son époque. siner: les textes anciens du bouddhisme ne rejettent pas explicitement l'existence de l'âme, mais ils ne l'acceptent pas explicitement non plus.23 Mais même en s'en tenant à l'interprétation originale de ces citations, elles ne seraient que d'une utilité limitée pour lui. L'énoncé "la matière n'est pas l'âme" (rupam anātmā) a comme sujet la matière, tandis que dans la citation d'Uddyotakara "je ne suis pas la matière" (rūpam naham) le sujet est plutôt «je», c'est à dire l'âme. Seul le deuxième énoncé peut être l'objet des élucidations d'Uddyotakara sur la négation des spécificités et de la généralité, car c'est la négation du «je», c'est-à-dire de l'âme, qui est en jeu, et non pas celle de la matière. Uddyotakara avait donc besoin d'une phrase du type "je ne suis pas la matière", et il l'a effectivement trouvée dans les textes sacrés des boud dhistes. Il s'attendait sans doute avec raison à ce que ses opposants boud dhistes ne soient pas très contents d'être confrontés à cet énoncé, et qu'il: pourraient même être tentés de nier qu'il fasse partie de leur canon Uddyotakara ne leur laissa pas cette possibilité. Il n'est guère étonnant que, du point de vue historique, Uddyotakar: avait raison. Les textes anciens du bouddhisme ne soutiennent effective ment pas l'interprétation voulant que l'âme n'existe pas. La philologie mo derne a longuement débattu de la question de savoir si le bouddhism ancien rejetait l'existence de l'âme ou non, débat qui n'est toujours pa L'INDE ET LE DIALOGUE DES RELIGIONS 22 NV p. 291 1. 2 (sous 1.1.35): nedam niratmakam jivac chariram apraṇadimattva nrasanend iri 181 Notons pour finir que tout de suite après cette discussion Uddyotakara cite encore deux autres phrases du canon bouddhique, que voici:24 Et le Sütra [dit]: "O moines, je vous enseignerai le fardeau et le porteur du fardeau; les cinq groupes sont le fardeau, la personne est le porteur du fardeau." "Et celui qui [dit] que l'âme n'existe pas a une vue fausse." L'Abhidharmakosa Bhasya reprend la première citation sous la forme suivante:25 "O moines, je vous enseignerai le fardeau, la prise du fardeau, le dépôt du fardeau, le porteur du fardeau." Uddyotakara cite évidemment le même passage, mais sous une forme abrégée. Ce passage, y compris la partie qui n'est pas citée dans l'Abhidharmakośa Bhasya, se trouve effectivement à plusieurs endroits du canon ancien.26 La deuxième phrase citée par Uddyotakara pourrait être une paraphrase d'une citation qui se trouve, elle aussi, dans l'Abhidharmakosa Bhasya:27 "Nier les êtres apparitionnels, c'est vue fausse." Son origine est inconnue.28 Elle est pourtant également citée dans le *Sammatiyaśästra, texte des Pudgalavädin, bouddhistes qui acceptent 23 Oetke, 1988:59-242. 24 NV p. 703 1. 2-4: tatha bharum vo bhiksavo deśayişyämi bharaharam ca, bhāraḥ pañcaskandha bhāraharaś ca pudgala iti/ yaś catma nästiti sa mithyadṛstiko bha vatiti sūtram/ 25 Abhidh-k-bh(P) p. 468 1. 2: bharam ca vo bhiksavo deśayisyami bharadanam ca bharanikşepanam ca bharaharam ceti. 26 Voir Abhidh-k-bh(Pa) p. 128 nr. 518; Abhidh-k(VP) tome VI p. 256 n. 1. 27 Abhidh-k-bh(P) p. 468 1. 8: násti sattva upapaduka iti mithyadṛstiḥ. Tr. Abhidhk(VP) tome VI p. 258. 28 Voir Abhidh-k-bh(Pa) p. 128 nr. 519. Page #6 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 788 JOHANNES BRONKHORST L'INDE ET LE DIALOGUE DES RELIGIONS 789 l'existence de la personne.29 Le sens original de l'expression "êtres appa pas applicables pour quelqu'un qui n'accepte pas l'existence de la cruche. De ritionnels" (sattva upapăduka) est quelque peu obscur.30 Il semble pro même, (dans la phrase) "l'âme n'existe pas", l'âme est-elle niée dans un certain bable que Uddyotakara l'ait reprise dans le sens qu'y attribuaient les endroit ou à un certain moment? um, le terme "etre" (sattva) étant parfois synonyme de "åme" Uddvotakara enchaîne pour montrer que, bien au contraire, la phrase (atman). Quoi qu'il en soit, dans ce dernier cas Uddyotakara quli en soit, dans ce dernier cas Uddyotakara semble avoir "l'âme n'existe pas" ne vise pas la négation de l'âme dans un certain pris la muerte de presenter comme citation une phrase qui ne se trouvait endroit ou à un certain moment, mais plutôt sa negation tout court, ce qui probablement pas, sous cette forme exacte, dans les textes des bouddhistes. est impossible. Car, Le passage d'Uddyotakara que nous avons étudié au début s'occupe également de la question de savoir quel est l'objet dénoté par le mot «je». celui qui nie l'âme (tout court) doit dire quel est l'objet du mot «ame. Nous ne Une semblable question apparait dans un autre passage, que nous allons voyons effectivement pas de mot qui n'ait pas d'objet. maintenant regarder de plus près. Dans ce passage Uddyotakara nie car- Il s'attaque ensuite à la solution la plus evidente ou porno rement qu'on puisse dire "l'âme n'existe pas". D'après lui les mots qui ne correspondrait-il pas à une fiction de l'esprit, com m constituent cette phrase se contredisent. Voici quelques extraits du passage objective? Non, répond Uddyotakata, concerné:31 l'imagination qu'une telle solution n'est pas possible,33 Ou peut-on croire Ici (il faut dire) pour commencer que les deux (!) mots (pada) "l'âme n'existe qu'il existe des mots - comme par exemple «vide- ($ünya) ou obscurité pas" (na asti ammd) se contredisent: ce mot same (atm) (même) en accord (tamas) - qui ne désignent pas forcément un objet? De nouveau la réponse syntaxique avec les (ou le?) mot(s) n'existe pas (na asti) ne communique pas est négative.34 Des exemples du type «corne d'un lièvre (sašavişāna), est l'inexistence de l'âme. Car par le mot wames Isonl existence est exp ame. Car par le mot same (son) existence est exprimée, et «fleur dans le ciel (khapuspa), etc. ne prouvent pas le contraire, parce que par n'existe pas sa négation; mais ce qui est nié quelque part. se trouve ail- dane nae car c'est le lien entre les composantes du compos e leurs. Par exemple, le mot cruche en accord syntaxique avec un'est pas [la] (na asil) ne peut communiquer l'inexistence de la cruche, mais il nie (sa pré Quels que soient les arguments exacts qu'utilise Uddyotakara pour sence) dans un certain endroit ou à un certain moment. [La phrase] "la cruche défendre sa position, l'essentiel est son insistance sur le fait que les mots, y n'est pas [là)" (nasti ghatah) nie (sa présence] dans un certain endroit, (comme compris le mot «me» dans la phrase "l'âme n'existe pas", doivent référer prejele nest pas dans la maison"; ou elle la nie à un certain mo à des obiets y correspondant. Voilà un exemple de ce que j'appelle le ment, [comme dans les exemples] "elle n'est pas [là] maintenant", "elle n'est pas (là) auparavant", "elle n'est pas [la] après". Toutes ces négations ne sont «principe de correspondance, et que l'on pourrait formuler approximativement de la manière suivante: "les éléments constituant la situation décrite par une phrase correspondent aux mots de cette phrase". 29 TI 1649, tome 32, p. 464c 1. 20. Jugé à la lumière de l'exemple de "l'âme n'existe pas", le principe de 30 Voir Abhidh-k-bh(P) p. 118 1. 26 - p. 119 1. 2; Abhidh-k(VP) tome VI p. 258 n. correspondance a certainement l'air peu convaincant pour ceux qui ne 2: BHSD p. 162 s.v. qupupăduka. L'expression surtvam upapridukam (ou aupupi croient pas que le sanscrit soit la langue éternelle, ou au moins la langue dukam) se trouve également, mais dans un autre sens, dans la Carakasamhita créée par des sages avec des connaissances de la réalité bien supérieures (Särirasthana 3.3); pour une discussion, voir Roşu, 1978:180 sq. 31 NV p. 699 1. 1 sq.: tatra nasty ameti pade tavad vähanyete, nástisabdasa månadhikarano 'yam almasabdo nārmano 'sattvam pruripadayatil kim karunam? ameri sallvam abhidhiyate, năstiti tasya prarişedhah, yac ca yatra prarişidhyare tar 32 Ibid. p. 701 1. 5-6: atmaprarişedham ca kurvanendimasabdasya visayo vaktavyah/ tasmad anyarrasti, yarha nástina samanadhikarano ghatasabdo na ghatábhavam na hy ekam padam nirarthakam pasyamah praripadayirum saknori, api tu deśakālavisese prarisedhatil násti ghata iti desavise 33 Ibid. p. 701 1. 9 sq. $e vi prurişedho gehe nästini, kõlaviseşe ve pratişedha idānim nastiri prant nisti ürdhvam năstiri/ sarvas criyam prarişedho nánabhyupagataghatasarrvasya yuklah/ 34 Ibid. p. 702 1. 3 sq. tarhá násty armeri kim ayam desavisese pratişidhyate atha klavišese iril 35 Ibid. p. 703 1. 19 sq. Page #7 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 790 JOHANNES BRONKHORST L'INDE ET LE DIALOGUE DES RELIGIONS 791 aux notres. Mais vu de cette façon, l'existence même de certains mots en sanscrit prouve que les objets correspondants existent. Le mot mame n'étant pas l'invention d'un fou, prouve qu'il y ait un objet y correspondant. C'était, premièrement, le point de vue des brahmanes, pour qui le sanscrit, la langue du Veda, a ces qualités. Il est vrai que l'école d'Uddyotakara était prudente quant à l'application rigide de ce point de vue. Le Nyāya Bhăşya, par exemple, constate:36 Ce n'est pas à cause de la seule parole qu'on a confiance (en l'existence] d'un objet imperceptible tel le ciel, les Apsaras, les Kuru septentrionaux, les sept continents, l'océana, «la constitution du monde, on a plutôt confiance (en l'existence de ces objets) parce que cette parole a été prononcée par des personnes fiables. l'attention de beaucoup de penseurs indiens, brahmaniques aussi bien que bouddhistes et jaïnas, tels des énonces du type la cruche se pron " fait une cruche". Ces deux phrases décrivent une situation dans laquelle on ne trouve justement pas de cruche, simplement parce que la cruche concernée ne s'est pas encore produite, ou n'a pas encore été faite. La question de l'origine des choses qui se manifeste dans les débats autour de ce type de phrases est omniprésente dans les textes philosophiques de la première moitié du premier millénaire de notre ère, et donne lieu a des réponses très variées. Certains penseurs arrivent à la conclusion que rien ne peut se produire. D'autres croient plutôt que la cruche existe, d'une façon ou d'une autre, avant qu'elle ne se produise ou qu'elle ne soit faite. L'un des philosophes qui tire systématiquement profit des contradictions qui, selon lui, résultent du principe de correspondance, est le bouddhiste Nagarjuna. Il est hors de mon propos ici de discuter de ses buts et de sa conception du bouddhisme, mais un exemple de sa façon d'argumenter est utile dans ce contexte. Voilà ce qu'il dit au sujet de la production d'un ob jet:37 S'il existait quelque part quelque chose non produite, elle se produirait. Comme cette chose n'existe pas, qu'est-ce qui se produit? Mais évidemment tous les mots du sanscrit ont été prononcés par des personnes fiables, et la prudence du Nyaya Bhasya ne change pas grand-chose en ce qui concerne l'existence d'objets y correspondant. Une extension de la conviction dont nous venons de parler est le principe de correspondance, qui couvre non seulement la relation entre les mots et les choses, mais aussi celle entre la phrase et la situation décrite par cette phrase. Les bouddhistes ne partageaient pas la conviction de la supériorité du sanscrit, mais il est surprenant de voir qu'eux aussi eurent longtemps tendance à accepter le principe de correspondance. Ce principe a pourtant l'air tout à fait innocent dans le cas de beaucoup de phrases. Uddyotakara a mentionné des énoncés du type "la cruche n'est pas dans la maison". Dans la situation décrite par cette phrase il y a une maison, une cruche - quelque part en dehors de la maison -, et, selon l'analyse des naiyāyikas, l'absence de cette cruche à l'intérieur de la maison. Un exemple encore plus innocent est "la cruche est dans la maison". Cette phrase décrit une situation constituée par la cruche, la maison, ainsi que par l'activité de "être, se situer". Le principe de correspondance soulève pourtant des questions, comme nous l'avons vu dans le cas de la phrase "l'âme n'existe pas". Il y a d'autres exemples problématiques, et certains d'entre eux ont attiré Une exploration approfondie des effets du principe de correspondance sur la pensée indienne sera réservée à une autre occasion.38 On se bornera ici à une brève présentation de la façon dont le Nyāya, l'école de Uddyotakara, a résolu le problème de la production d'objets. Notons qu'on n'était pas prêt à abandonner le principe de correspondance. Une autre interprétation fut pourtant possible: celle de nier que les mots réferent, ou réferent exclusivement, à des individus. Dans la phrase "la cruche se produit", le mot «cruchem ne référerait pas à la cruche individuelle qui est en train de se produire, mais plutôt à quelque chose de plus général, quelque chose qui couvre, bien entendu, cette cruche individuelle, mais pas exclusivement celle-ci. Les mots d'une phrase, vus de cette manière, doivent correspondre à quelque chose d'existant, qui serait différent de l'individu. Quel objet peut 36 NBh 2.1.52: svargah apsarasah utarah kuravah sapa dwipan samudro lokasamni veša iry evamader apruryaksasyarthasya na Sabdamátrát praryayah, kim tarhi? aprair ayam ukah Sabda iry arah sampratyayah, viparyayena sampraryayabha vat/ na tv evam anumanam ini 37 MadhK(del) 7.17: yadi kascid anu panno bhavah samvidyate kvacit/ utpadyeta sa kim tasmin bhäve urpadyate 'sarill. 38 Voir pour l'immédiat. Bronkhorst. 1996. Page #8 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 792 JOHANNES BRONKHORST L'INDE ET LE DIALOGUE DES RELIGIONS 793 jouer ce rôle? Un tel objet se trouve facilement dans le cas du Nyāya, qui accepte l'existence du genre. Le genre est éternel, et donc existe certainement au moment où l'on prononce la phrase "la cruche se produit". Si l'on accepte que le mot «cruche réfère, non pas à l'individu qui n'existe pas encore, mais plutôt au genre éternel inhérant à toutes les cruches, la phrase ne pose plus de problème. C'est effectivement la solution qu'a choisie l'école du Nyaya. Regardons de plus près quelques passages s'y référant. Le Nyāya Sutra et son Bhāşya dédient toute une section (NS 2.2.59. 66) à la question de savoir quel est l'objet désigné par le mot. Le Bhåşya spécifie, dès le début, que cette discussion concerne des namapada, c'està-dire, premièrement des substantifs comme «vache (go). Les deux textes présentent d'abord une série d'arguments qui favorisent l'individu comme objet désigné du mot (NS 2.2.60). Cette position est ensuite confrontée à certaines objections, et c'est parmi celles-ci que l'exemple suivant est mentionné dans la phrase "il fait une natte" (katam karoti) on utilise le [mot «natte»), quoique cette (natte) ne soit pas présente (atadbhave 'pi tadupacarah), parce que le sutra le dit énigmatiquement - c'est pour cela (radarthya). Le Bhāşya explique:39 "«Parce que c'est pour cela signifie: quand les herbes, qui servent à préparer une natte, sont arrangées, on dit: «il fait une natte" Dans de tels cas, le Bhāşya élucide encore, "tel et tel mot désigne quelque chose qu'il ne désigne (normalement) pas. "40 La sug. gestion faite ici est que le mot «natte dans la phrase "il fait une natte" désigne les herbes qui servent à la préparer, plutôt que la natte elle-même. L'expression qu'utilise le Bhāşya est upacara, ce qui signifie «emploi ou plus spécifiquement «emploi métaphorique. Ce passage du Nyāya Bhāşya montre que le Nyaya Sutra et son Bhāşya parlent bel et bien du problème de la production des choses. Ils lui apportent également une solution, qui n'est pourtant pas définitive. La solution définitive se trouve en sútra 2.2.66, qui dit: "L'objet désigné du mot, ce sont l'individu, la forme, et le genre" (vyaktyákrtijätayas tu padarthah). L'élément essentiel dans cette énumération est clairement le genre (jani). C'est grâce à lui que le mot «natte dans "il fait une natte" réfère à quelque chose, à savoir le genre qui est inhérent dans la natte, et dans toutes les nattes, même avant que cette natte soit faite.41 Il semble hors de doute que cette deuxième solution soit la solution préférée par le Nyāya Sūtra et son Bhāşya. Le genre offre une solution applicable sans changement fondamental dans tous les cas semblables, contrairement aux herbes qui vont constituer la natte. Mieux encore, le sutra 2.2.66, qui mentionne l'individu, la forme et le genre comme l'objet désigné par le mot, se trouve à la fin de la discussion concernée, et la termine, pour ainsi dire. Le Nyāya avait donc, sans abandonner le principe de correspondance, évité l'une de ses conséquences les plus menaçantes. Les tenants de cette école ne furent pas obligés de nier la possibilité même de la production d'objets, ni de maintenir que la cruche soit déjà là avant qu'elle ne se produise. Leur vision du monde resta ainsi relativement proche du sens commun, mais grâce à un tour de force. Au lieu de simplement rejeter le principe de correspondance, comme l'ont fait certains penseurs bouddhistes de l'époque d'Uddyotakara, les naiyāyikas l'ont rendu peu dangereux dans au moins un domaine d'application. Ailleurs il restait moins anodin, et pouvait toujours buter sur le sens commun. C'est ainsi qu'on doit comprendre les arguments de Uddyotakara concernant l'impossibilité de nier l'existence de l'âme. Ces arguments étaient basés sur une conviction longtemps partagée par tous les participants aux débats philosophiques de l'Inde, à savoir, le principe de correspondance. Les critiques qu'Uddyotakara adresse à la position de ses opposants bouddhistes nous apprennent deux choses. D'un côté il avait pris la peine de fouiller les textes sacrés de ses contradicteurs jusqu'à ce qu'il y trouve une phrase qui lui convienne particulièrement bien. Ses critiques n'étaient donc pas celles de quelqu'un qui ne connaissait guère ou pas la position qu'il attaquait, se laissant guider par des préjugés sans fondement. Bien au contraire, et c'est la deuxième chose à souligner, là où nous découvrons un préjugé dans ses arguments, c'en est un qu'il partage avec la presque totalité des penseurs indiens de son époque, et que les docteurs bouddhistes - 39 NBh 2.2.62: tädarthyat: katinthesu viranesu vyúhyamánesu katam karotini bhavari. 40 NBh 2.2.62: atacchabdasya tena sabdena abhidhanam. 41 Pour ne pas inutilement compliquer la discussion, je ne parlerai pas ici de la forme (akrii). Page #9 -------------------------------------------------------------------------- ________________ ABBRÉVIATIONS Abhidh-k(VP) notamment Nagarjuna - avaient eux-mêmes utilisé dans leur critique d'autres penseurs. Les passages que nous venons d'étudier ne sont que quelques illustrations de l'interaction constante qui a opposé, et en même temps uni, les différentes religions de l'Inde classique. C'est un dialogue, et non pas une confrontation. Quoique le désaccord entre les penseurs concernés soit total, on continue à s'écouter. Si le dialogue interreligieux est un sujet digne d'intérêt, les exemples que l'Inde nous fournit comptent sans doute parmi les meilleurs qui soient. Abhidh-k-bh(P) Abhidh-k-bh(Pa) Abhidh-k-vy OUVRAGES CITÉS Bareau, Recherches BHSD Honjo, Table KISchr Vasubandhu, Abhidharmakosa, traduit et annoté par Louis de La Vallée Poussin, 6 vols., Paris 1923-1931. Vasubandhu, Abhidharmakośabhäşya, ed. P. Pradhan, rev. 2 ed. Arana Haldar, Patna 1975 (TSWS 8). Bhikkhu Păsădika, Kanonische Zitate im Abhidharmakosabhâsya des Vasubandhu, Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1989 (SWTF, Beiheft 1). Yasomitra, Sphutārtha Abhidharmakośavyākhya, ed. Unrai Wogihara, Tokyo 1932-1936. 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Calcutta: Metropolitan Printing & Publishing House, 1936. Reprint: Rinsen Book Co., Kyoto, 1982. Publications de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, Paris Publications de l'Institut de Civilisation Indienne, Paris Pali Tipitakam Concordance, ed. F.L. Wooodward, E.M. Hare, London 1952ff. Sanskrit Wörterbuch der buddhistischen Texte aus den TurfanFunden, begonnen von Ernst Waldschmidt, ed. Heinz Bechert, Bronkhorst, Johannes (1996): "The correspondence principle and its impact on Indian philosophy." Indo-Shisoshi Kenkyu / Studies in the History of Indian Thought (Kyoto) 8, 1-19. Dube, Pandit Vindhyeśvari Prasad (ed.)(1897): Myayavirttikam. Calcutta: Asiatic Society. Enomoto, Fumio (1994): A Comprehensive Study of the Chinese Samyuktagama. Indic texts corresponding to the Chinese Samyuktagama as found in the Sarwasti widaMülasarvistivāda literature. Part 1: *Samgitanipåta. Kyoto. Frauwallner, Erich (1933): "Zu den Fragmenten buddhistischer Logiker im Nyāyavårttikam." 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