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BEI 10 (1992): 31-51
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Rencontres indo-britanniques au Gujerat A propos d'une nouvelle de Dhümketu
JAMES FORBES (1749-1819) ET LA VILLE DE DABHOI
En 1765, un Londonien de seize ans, James Forbes, s'embarque pour l'Inde: il vient de recevoir sa nomination de Secrétaire ("Writer”) au service de la Compagnie des Indes à Bombay. Il commence ainsi un séjour presque ininterrompu de dix-sept ans dans ce pays, d'où il rapportera un document essentiel illustré de quatre-vingt-treize dessins, qui, pour la plupart de sa main, représentent aussi bien des animaux et des plantes que des personnes et des lieux: ses Oriental Memoirs: A narrative of Seventeen Residence in India, rédigés à partir des nombreuses lettres qu'il avait écrites de l'Inde. Tant que la Compagnie aura besoin de lui, le jeune Anglais lui restera indéfectiblement attaché, occupant les postes administratifs qu'elle jugera bon de lui confier et gravissant les échelons de la hiérarchie; il appartient à cette nouvelle classe de fonctionnaires, ancêtres du fameux Indian Civil Service, qui commencent alors à s'installer en Inde: de Bombay,
* Cet article paraîtra sous une forme légèrement différente dans les Mélanges offerts à M. Robert ELLRODT, angliciste, Président de l'Université de Paris-III de 1986 à 1991.
1. La première édition, publiée à Londres en 1813, a pour titre intégral Oriental Memoirs: selected and abridged from a series of familiar letters written during seventeen years of residence in India including observations on parts of Africa and South America and a narrative of occurrences in four India voyages. Illustrated by engravings from original drawings. Elle comporte quatre volumes in-quarto (vol. I, XIII-481 p.; vol. II, XV-542 p.; vol. III, XII-487 p.; vol. IV, XI-425 p.; p. 351-379 "Explanation of Plates"; p. 380-425 "Index"; à Paris ils sont disponibles à la Bibliothèque Nationale sous la cote "Fol. 02 273"). - La seconde édition, "revised by his daughter, The Countess de Montalembert", également publiée à Londres, date de 1834. Des planches qui embellissaient la première édition, il ne subsiste que le frontispice (un portrait de l'auteur). Elle comprend deux volumes (vol. 1: XXII-550 p., avec une esquisse biographique; vol. 2: VIII552 p.; à Paris, elle est disponible à la Bibliothèque de l'Institut des Langues et Civilisations Orientales). C'est cette édition à laquelle je renvoie régulièrement ici.
Etant donné la rareté en France du livre de J. Forbes (malheureusement non réédité, semble-t-il), je me sens autorisée à en citer, le cas échéant, des passages assez longs. Par ailleurs, il vaudrait sans doute la peine de consulter également les cent cinquante volumes contenant 52 000 pages et les dessins rapportés par J. Forbes de ses voyages en Inde et ailleurs (cf. Oriental Memoirs, vol. 1, p. v). D'après le Dictionary of National Biography (ed. by Leslie STEPHEN, vol. XIX, London, 1889) qui consacre une notice à J. Forbes (p. 397), ils sont conservés par la famille à Oscott College.
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où il reste pendant cinq ans, il est envoyé en 1772 sur la côte Malabar pour exercer les fonctions de Membre de l'Assemblée à Anjengo, l'établissement le plus méridional de la Compagnie, situé à une cinquantaine de kilomètres au nord de Trivandrum. L'Inde où il arrive et où il vivra (de 1765 à 1784) est une terre troublée, en proie à de féroces luttes intestines: le traité de Paris (1763) avait consacré la position prédominante de la Compagnie, mais il ne donnait pas l'Inde aux Anglais. Durant la période indienne de J. Forbes, la conquête est encore à faire; la Compagnie est dans une phase de transition, les Anglais se heurtent aux puissances régionales dont la désagrégation de l’Empire moghol centralisé avait permis l'éclosion, et parmi elles la puissance marathe:
“The Mahrattas (...), an extraordinary nation; who, by their caste, are accounted among the lower tribes of the Hindoos; but by courage, policy, and perseverance,
are become the most powerful and formidable people in Hindostan.” Les employés de la Compagnie subissent les contre-coups de la situation générale. Ainsi, lorsqu'en 1775 un détachement britannique est envoyé de Bombay pour rejoindre, au Gujerat, l'armée conduite par un certain Raghunath Rao (alias Raghoba), premier ministre (Peshwa) en guerre avec des confédérations marathes rivales, J. Forbes fait partie des fonctionnaires civils qui participent à cette première campagne britannique au Gujerat. Le quotidien est difficile, surtout pendant les mois de pluie: une attaque de malaria sera à l'origine de la seule et brève interruption (neuf mois) qu'a connue le séjour indien de Forbes. Mais peu importe. C'est pour lui l'occasion de mieux connaître cette terre du Gujerat à laquelle il vouera désormais un amour profond: elle mérite, écrit-il dès cette époque, d'être appelée "the paradize of nations, et, plus tard:
"If I were to point out the most beautiful part of India I ever saw, I should fix
upon the province of Guzerat?." De la ville côtière de Surat, premier établissement où les Anglais implantèrent une factorerie (1608-09) et, pour longtemps, place stratégique du commerce de l'Inde avec l'Occident, l'expédition se dirige, légèrement au nord, vers Broach, puis Dabhoi (Dabhoi;
2. Sur les principaux grades en usage dans la Compagnie des Indes, voir, par exemple, Percival SPEAR, The Nabobs. A Study of the Social Life of the English in eighteenth century India. Réimpr. Curzon Press, 1980 (1932, 19634), p. 7sqq., 32.
3. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 1, p. 286.
4. J'emploie, volontairement, une transcription simplifiée pour les noms propres modernes.
5. Sur cet épisode et sur les autres conflits qui ont opposé Britanniques et Marathes aux alentours de 1780, voir, commodément, The Cambridge History of the British Empire. Vol. IV British India 1497-1858. Ed. by H.H. DOODWELL, Cambridge, 1929, p. 253sqq.
6. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 1, p. 408.
7. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 2, p. 288.
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orthographes anglaises: Dubhoi, Dhuboy ou encore Dubhoee), ville forte située à une trentaine de kilomètres au sud-est de Baroda. C'est là que le détachement prend ses quartiers d'hiver. D'emblée, l'endroit paraît singulier à J. Forbes, et la première description, sous des dehors neutres, laisse transparaître l'admiration:
"The remains of its fortifications, gates and temples, indicate great magnificence. The temple near the east gate, called the Gate of Diamonds, a work of immense labour and expense, must have employed a number of artificers many years. The city is nearly quadrangular, exceeding two miles in circumference: such parts of the fortifications as remain entire are of large hewn stones, and the interior colonnade is a beautiful and useful work: within the wall is a large tank, surrounded by strong masonry, with a grand flight of steps, the whole extent descending to the water, from the Hindoo temples, choultries and solemn groves, which generally border this beautiful reservoir"."
Or, les circonstances ont bien fait les choses: en 1777, après le bref intermède anglais, J. Forbes reprend la route des Indes, et c'est pour le Gujerat qu'il ne quittera plus et aura tout loisir d'explorer pendant sept ans. Il retrouve ses anciennes amours: Broach, où il est d'abord affecté pour trois ans, le village voisin de Vezelpoor, où il s'installe, et surtout Dabhoi et son district11 où la Compagnie des Indes le nomme au poste de Collecteur des revenus. Il y est à nouveau sensible à la présence du passé:
"The profusion of hewn stone, and remains of sculpture, scattered about Dhuboy, is astonishing2"
Une deuxième description d'ensemble reprend et complète la première (supra):
"[The city] forms nearly a square; fortified in the Indian manner, with a high wall and fifty-two irregular towers. At each angle is a round tower, surmounted by a cavalier bastion. In the centre of each face is a double gate of hewn stone, richly ornamented, with a spacious area between them"3"
8. Ce terme anglo-indien désigne une sorte d'abri pour les voyageurs. Pour ce mot, comme pour d'autres, propres à l'idiome anglais en Inde, voir Hobson-Jobson. A glossary of Anglo-Indian colloquial words and phrases, and of kindred terms, etymological, historical, geographical and discursive. By Henry YULE and A.C. BURNELL. New edition edited by William CROOKE. London, 1886 (réimpr. 1969); désormais Hobson-Jobson.
9. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 1, p. 402-403.
10. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 1, p. 476sqq.
11. Soit également les villages de Zinore, Bhaderpoor et Chandode.
12. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 1, p. 534.
13. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 1, p. 513.
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Mais deux lieux précis, déjà présents dans les descriptions d'ensemble, exercent un attrait particulier sur le Britannique et sont dépeints en grand détail. Il s'agit d'une part du "réservoir"; celui de Dabhoi, n'est pas, comme souvent au Gujerat, un puits à degrés (anglais: “step-well”), mais une pièce d'eau à laquelle mènent des escaliers en gradins décorés 14:
“Within the wall is a tank lined with hewn stone, and a flight of steps all around, three quarters of a mile in circumference; part of it was then much out of repair; its first cost exceeded five lacs of rupees, or sixty thousand pounds. This magnificent reservoir is supplied with water, not only by the periodical rains, but also from receptacles without the walls, by means of a stone aqueduct communicating with the tank; which it enters under a small temple in the hallowed groves
of the Brahmins, forming a cascade with a picturesque effect".” La description d'allure presque technique fait place au lyrisme lorsque J. Forbes évoque le monument-symbole de la ville, la Porte de Diamant située à l'est16; l'objectivité en est du reste affectée, puisque les Oriental Memoirs passent totalement sous silence les trois autres portes percées dans le rempart qui ceint la ville:
“But the eastern portal, called by way of eminence the Gate of Diamonds, and the temple connected with it, present the most complete and elegant specimen of Hindoo taste I ever saw. In proportion of architecture and elegance of sculpture, it far exceeds any of their ancient or modern structures I have met with; and the latter is superior to the figures at Salsette and the Elephanta. This beautiful pile extends three hundred and twenty feet in length, with proportionate height. Rows of elephants, richly caparisoned, support the massy fabric; the architraves and borders round the compartments of figures are very elegant, and the groups of warriors, performing martial exercises, on horseback, on foot, and on fighting elephants, approach nearer to the athletic gladiators and classical bas-reliefs of ancient Greece, than any performances in the excavations of Elephanta, or the best finished temples I have seen in Hindostan. The warlike weapons of the soldiers, with their armour, as also the jewels, chains, and ornaments in the caparisoned horses and elephants are admirably finished; there is likewise a profusion of lions, camels, birds, and serpents too numerous to discriminate. In one compartment, a man and woman, standing under a plantain-tree, with an
14. Voir J. JAIN-NEUBAUER, The Step-Wells of Gujarat in Art-Historical Perspective. Delhi: Abhinav Publications, 1981; p. 22 sur les particularités de celui de Dabhoi (fig. 24).
15. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 1, p. 513; et, voir dans la lère éd., vol. II, le dessin n°59 "Durbar and adjacent scenery at Dhuboy” (1780).
16. Dessinée par James Forbes: Oriental Memoirs, lère éd., vol. II, n°60 "Gate of Diamonds at Dhuboy" (1780).
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infant at their feet, are very conspicuous; it forms a separate group, resembling the general representation of Adam and Eve in the paradise"?. The serpent, which forms so distinguished a feature in the Hindoo mythology, and is usually introduced with our first parents, made no part of this sculpture, although a
prominent subject in other places 18. C'est qu'à la beauté de l'ouvrage s'ajoute, pour ainsi dire, sa mythologie. Le nom même de cette porte est énigmatique, et la distingue de ses trois congénères, dont les désignations sont banalement topographiques ("Porte de Baroda”, “Porte de Nandod”, "Porte de Mahudi”). Elle est, dit-on, à l'origine de maintes légendes locales et parle à l'imaginaire:
“The principal image in the temple at the east gate of Dhuboy is said to have diamond eyes; from their magnitude I doubt their reality: the Brahmins have probably exchanged those magnificent ornaments for stones of inferior value. Whether this portal was dignified with the appellation of the gate of diamonds from those brilliant eyes of the deity, or from its costly architecture, I cannot say; but I have no doubt that this immense work, with the sanctity annexed to it, as well as to the temple itself, is indebted for its celebrity to its eastern situation, as
much as for its ornaments20.” C'est également un lieu de vie, et J. Forbes se montre sensible au spectacle des brahmanes qui, paisiblement, méditent aux alentours, ou, bruissants d'activité, échangent au petit matin les nouvelles du jourl. Toute l'atmosphère nostalgique de cette antique cité sera plus tard consignée dans ce chant d'adieu:
"Dhuboy, farewell! farewell ye ancient towers, ye peaceful lakes, ye consecrated bowers! Where studious Brahmins, skill'd in mystic lore, Avatars, Vedas, Menu's laws explore: Where pious priests attend on Vishnoo's shrine, And ruthless Seeva claims the rite divine; While Brahma's choral songs are heard no more;
17. Ce détail fait l'objet d'un dessin de James Forbes: Oriental Memoirs, lère éd., vol. II, n°61 "Specimen of Sculpture in the Gate of Diamonds" (1781).
18. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 1, p. 537-538.
19. Voir, par exemple, A Handbook for Travellers in India, Pakistan, Burma and Ceylon, 21st ed. Ed. by Prof. L.F. Rushbrook WILLIAMS. London, 1968, p. 157.
20. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 1, p. 540.
21. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 1, p. 541.
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Too great a god for mortals to adore22." De fait, la séparation de J. Forbes et de Dabhoi est douloureuse. Le fonctionnaire de la Compagnie des Indes (et les populations locales) sont les jouets de l'histoire. Or la ville est comme un symbole de la destinée de l'Inde et le concentré des phases d'une histoire mouvementée. Les splendeurs monumentales qui viennent d'être évoquées témoignent de la grandeur de son passé et de son indépendance, lorsque, au XIII s., Dabhoi était l'objet de l'attention d'une dynastie hindoue du Gujerat (les Vāghela) qui eut à coeur de l'utiliser et de l'embellir23. Elle est ensuite aux mains des Musulmans, jusqu'au déclin de l'empire moghol24, et, au XVIII s., tombe aux mains des Marathes. Les dernières années de ce siècle et les débuts du suivant sont les plus agitées: aux mains des Marathes lors de l'expédition de 1775 (supra), la ville se rend aux attaques du Général Goddard et passe, en 1780, sous la tutelle de la Compagnie des Indes qui en confie l'administration à J. Forbes. Trois ans plus tard elle subit de nouveau les attaques des Marathes dirigés par le conquérant Mahādji Sindhya. Alors, un traité conclu entre ses partisans et le gouvernement britannique au Bengale cède aux Marathes la ville et les districts avoisinants. C'est, provisoirement, la fin de l'administration britannique; J. Forbes est remercié et quitte définitivement Dabhoi, le Gujerat et l'Inde. Dans ses Memoirs, il s'abstient de porter un jugement sur la politique de ses supérieurs, mais une amertume, au moins légère, est perceptible.
Voici comment il relate le dernier jour de ses fonctions officielles: “When it was publicly known that Dhuboy and its dependent purgunnas2 were to be given up to the Mahratta government, and the day approached which was fixed for my departure, a deputation from the Brahmins and principal inhabitants visited me at the durbar26, and sincerely condoled with me on the change of affairs. They offered presents, and were so hurt at my refusing anything tendered for my acceptance, that I was at length induced to mention a gift which I could receive without conscientious scruples, if they could bestow it, which from delicacy alone I had not before asked. Expressing some surprise, and at the same time manifesting the greatest desire to oblige me, I told them, that as Dhuboy
22. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 2, p. 349.
23. Une inscription, dite "Panégyrique de Dabhoi”, évoque cette période: cf. G. BÜHLER, "An Inscription from Dabhoi” in Epigraphia Indica, vol. 1, p. 20-32.
24. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 1, p. 402-403.
25. Terme anglo-indien désignant une subdivision administrative du district: voir Hobson-Jobson s.v. "pergunnah”.
26. Terme anglo-indien, sur lequel voir Hobson-Jobson s.v. Ici, le palais du gouverneur, lieu de résidence de J. Forbes.
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contained many remains of Hindoo antiquity, in broken columns, mutilated images, and remnants of basso-relievo scattered among dilapidated buildings in the city, I requested they could allow me to select a few of the smallest specimens from the exterior fragments, which I would bring with me to Europe, and erect a temple for their reception in my own garden. Their astonishment increased at this communication, and was followed by a solemn silence. They expressed no apprehension of my ridiculing their religion, but seemed anxious to know why a Christian wished to possess Hindoo idols. I found a little difficulty in convincing them of the general curiosity of Europeans, the gratification it would be to show them those specimens of oriental sculpture, and the delightful association of my own ideas, when I should behold in my own country the precious relics transported from a distant spot endeared by a thousand tender recollections. Their tears flowed when they requested to retire for a few hours, during which they would assemble the recluse religious Brahmins, and in a conclave consider the first request of the kind which they ever heard of. They returned the next morning with countenances indicating mingled sensations of regret at my approaching departure, and of delight at having it in their power to grant my request; to which they acceded in the most liberal manner, desiring I would send my own people to select such specimens as I thought proper, and place them in a temple to Friendship in my own country. I did so, and deputed some Hindoo workmen to collect such images as I pointed out in the dilapidated walls of forsaken dewals27, and from the exterior ornaments at the Gate of Diamonds, which in eight groups now adorn an octagon building, on my estate at Stanmorehill, erected for that purpose, under a linden-grove on the margin of a lake profusely adorned by the nymphea lotos, which, when its snowy petals and expanded foliage are gently agitated by the southern breeze, reminds me of the sacred tanks in Guzerat28.”
ADIEUX À DABHOI: VINIPĀT "DÉCADENCE” DE DHÜMKETU
Au Gujerat, l'épisode semble avoir fortement marqué les mémoires. Il est notamment à l'origine d'une nouvelle écrite par Gaurishankar Govardhanram Joshi, connu sous le pseudonyme de “Dhūmketu” (1892-1965)29, que je traduis ci-dessous avant de tenter d'en saisir les implications.
27. Terme anglo-indien pour "temple": voir Hobson-Jobson s.v.
28. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 2, p. 340-342; lère éd., vol. II, p. 360-362.
29. Mansukhlal JHAVERI, History of Gujarati Literature. New Delhi: Sahitya Akademi, 1978, p. 169-173.
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Ce prolifique prosateur, auteur de nouvelles et de romans, est l'une des gloires de la littérature de langue gujeratie et du Gujerat dont il a célébré tantôt le peuple, les villages et la vie quotidienne, tantôt la grandeur passée. On lui doit ainsi deux cycles de romans historiques, dont le premier a pour cadre et personnages les dynasties Chaulukya du Gujerat médiéval (XI s. et suivants), et le second l'époque Gupta. Ce n'est certainement pas un hasard si Dhumketu s'est de préférence attaché à ces deux périodes, connues dans l'histoire de l'Inde pour avoir été des périodes de paix, au moins relative, et de civilisation brillante. On le verra: l'écrivain scrute le passé, éprouve du regret qu'il ne soit plus, mais est aussi fortement ancré dans le présent et veut transmettre un message.
Traduction du gujerati
Après tant d'années, Maître Hirädhar, ô mon frère, comment donc pourrais-tu être parmi nous! Mais tes oeuvres, qui portent en elle la vie, dépassent toute limite, elles! Ce sont bien elles qui, haut et fort, proclament le chant de ta victoire, à Baroda, Poona ou Delhi, oui, et plus loin même: jusque sur les vertes collines d'Ecosse.
C'était en 1783. Mahadji Sindhya et Nana Farnavis", les deux derniers héros du royaume marathe, avaient réussi à garder intacte leur dignité. Les Anglais tremblaient devant la fougue de l'armée marathe. Sur les champs de bataille, les noms de Haripant Phadkeet Parashuram Bhäü avaient un effet magique. Le pouvoir britannique installé au Gujerat reculait peu à peu devant Mahadji Sindhya.
A cette époque Dabhoi, qui était comme le fleuron de la gloire de Maitre Hirädhar, fut le théâtre d'un épisode mémorable.
Les Anglais avaient déjà évacué Broach et toute la région environnante et s'apprêtaient à passer la main à Bhaskar Rao, représentant légal de Mahadji Sindhya. A cette époque, Dabhoi était sous l'autorité de James Forbes. Il était l'élu de la science des armes remettre le fort en état, faire couler le sang sur les champs de bataille. Cependant, le soir, à l'heure où, du bel étang de Dabhoi soufflait une brise légère tout imprégnée du parfum des lotus, le soir devant son regard concentré, les œuvres inestimables de Maître Hirädhar ne cessaient de flotter devant ses yeux comme autant d'images parfaites-il était, aussi, l'élu de la nymphe-poésie. En temps de guerre,
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30. Je remercie M. H.C. Bhayani (Ahmedabad) qui m'a signalé ce texte lors de mon récent séjour à Ahmedabad (octobre 1993, mission UA 1058 "LACMI"), mes amis Mohini et Pankaj K. Gadhia (Surat) qui m'en ont procuré une photocopie; M. C.B. Tripathi (Berlin/Ahmedabad) et Mme C. Caillat qui m'ont fait bénéficier de leurs suggestions.
31. Ministre du gouvernement marathe particulièrement actif contre le pouvoir britannique.
32. Général-en-chef de l'armée marathe.
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Forbes était un soldat capable de se donner sans ménagement; en temps de paix, son âme était capable de se délecter des belles choses. Naguère, tandis que flottaient au vent les étendards de la cavalerie marathe en train d'encercler le fort de Dabhoi, Forbes avait inspecté de fond en comble les armes à feu, les travaux de restauration du fort, les souterrains, les canons, et tout ce qu'on pouvait imaginer. Et – dans la salle où se tenait le conseil de guerre, dans ce coin, cette divine beauté, ceuvre de Maître Hirädhar, comme elle souriait!
Puis arriva le moment du combat - achevé aussitôt qu'entrepris. L'heure était maintenant venue de remettre les clés du fort de Dabhoi à Bhāskar Rao, le représentant légal de Mahādji Sindhya.
Les notables indigènes33 et le groupe des brahmanes étaient venus trouver le Sahib blanc. C'était un Anglais, mais il avait permis au peuple lassé de la cavalerie marathe de goûter aux joies de la paix. Et la puanteur des cadavres n'avait pas encore envahi cette première paix.
Brahmanes et notables, tous étaient venus. Ils félicitèrent le Blanc34 pour la politique qu'il avait menée et pour la paix, qu'il avait su préserver, et commencèrent à insister auprès de lui pour qu'il acceptât, en signe de reconnaissance, quelque cadeau officiel
James Forbes demeura silencieux. L'idée de quitter Dabhoi le contrariait. Il y avait, à ses yeux, quelque chose dans cette ville qui la rendait bien supérieure à tout ce qu'il pouvait y avoir de mieux comme sculpture en Grèce ou à Rome: son étang, les pentes et les vallons toujours si verts, les lotus se balançant à la brise douce, les divines beautés cuvres de Maître Hīrādhar, et cette Porte de l'Est - toute cette atmosphère lui rappelait sa terre d'Ecosse. Alors, le soldat s'effaçait, le fonctionnaire préposé à la collecte des revenus3s avait disparu. Il redevenait l'enfant de sa Mère l'Ecosse. Et pour lui, pour cet enfant déraciné, le sein de cette terre était devenu aussi précieux que le sein de la mère-patrie. (Car si on ne faisait pas de l'homme un esclave de fanatismes artificiels, n'importe quel endroit serait susceptible de lui fournir le même réconfort que le sein de la mère-patrie. La terre regorge de tant de trésors inépuisables! Et au coeur de l'homme il scintille un tel reflet du Créateur de toute chose!)
Voyant James Forbes silencieux tous dirent: "Nous aimerions vous offrir quelque chose comme cadeau officiel. Vous ne pouvez pas refuser. Gardez au moins ce souvenir
33. Gujerati mahājan.
34. Gora, voir Hobson-Jobson s.v.
35. Gujerati mulki officer, Anglais "Collector".
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de nous”. Et des bijoux dissimulés sous de précieuses étoffes - des satins36 d'Ahmedabad et des tissus de Surat - brillèrent de tous leurs feux.
James Forbes hocha la tête: "Je ne veux pas de tout cela. Et si demain je dois en hâte partir ailleurs? Que ferai-je de ces choses?”
Les notables étaient navrés: il fallait absolument offrir à cet Européen?? quelque chose qui lui laisserait un souvenir impérissable. Ils renouvelèrent leur requête, la voix légèrement abattue, le coeur brisé. Forbes perçut l'accent de sincérité dans leur insistance. Un instant plus tard, il dit: "Je ne sais si ma demande est recevable ou non, mais si vous tenez à m'offrir un vrai souvenir, alors offrez-moi un peu de ce que vous avez de plus précieux.” - “Dites, Sahib, dites. Que vous offrir?” - "Vous ne me l'offrirez que si cela ne heurte pas votre sentiment religieux, naturellement.” - “Dites." - “Faites-moi offrir une ou deux statues provenant des ruines de l'extérieur du temple, éparses ici et là, et permettez-moi d'emporter, parmi les morceaux de sculptures extérieures de la Porte Hirā, ceux qui sont abîmés.”
Le groupe des notables indigènes et le groupe des brahmanes dans leur grande majorité n'en revenaient pas — non qu'ils fussent peinés, ils étaient surpris: demander les sculptures mutilées de la Porte Hirā, - ces sculptures sur lesquelles tous les garnements vagabonds de la ville s'asseyaient pour pouvoir taquiner une Keshli qu une Motadi lorsqu'elles allaient lâcher leurs vaches à l'extérieur du village ---, voilà ce que demandait le Sahib: des débris. Autant ne rien demander! Pour leur esprit c'était là une énigme.
Les anciens du groupe hochèrent la tête: “Sahib, comment vous offrir une chose pareille?” Un nuage se répandit sur le front de Forbes. - "Sahib, dit un autre, des sculptures comme celles-là, nous pouvons vous en donner tant que vous voulez. Mais c'est une broutille. Demandez-nous autre chose.”
James Forbes ne dit rien, mais c'était comme si une pointe acérée s'était fichée dans son coeur. Troublé, il jeta un coup d'oeil en arrière, pour s'assurer que, au moins, les mânes de Maître Hirādhar n'entendaient pas ces remarques!
Là-dessus, le chef des notables dit: "Demain, nous consulterons Someshvar Shastri à propos des statues mutilées; quant aux pièces provenant de la Porte Hira que vous voulez, nous vous les donnerons, mais qu'en ferez-vous? Comment les conserverez-vous ? Un embarras de si pietre valeur...”
36. Gujerati atals; anglo-indien "atlas”, voir Hobson-Jobson s.v.
37. Litt. "homme au chapeau"; voir Hobson-Jobson s.v. topeewala.
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- “Si possible, ajouta Forbes, ne me donnez que cela. Je ne veux rien d'autre.”
Et tous partirent. Très silencieusement, James Forbes s'en fut, se dirigeant vers la Place de l'Epouse Idéale. (C'était l'endroit où la veuve de Sayājī, fils de Pilāji Gaekwad s'était brûlée vive sur le bûcher funéraire de son époux 38). Forbes trouvait très particulière l'atmosphère de ce lieu.
Someshvar, qui menait une vie totalement retirée, n'en revint pas de voir arriver chez lui une délégation de notables; et encore moins, d'entendre ce qu'elle avait à lui dire. - "Quel est votre point de vue sur les statues mutilées? Pour ce qui est des sculptures de la Porte Hirā, il n'y a pas de difficulté”, dirent les notables.
Someshvar avait dans un coin de son humble maison une superbe statue cuvre de Maître Hirādhar. Dans les périodes d'obscurantisme et de troubles, ce noble brahmane avait accru sa connaissance de l'astrologie et des Véda, n'ayant pour toute protection que l'ombre des arbres. A Dabhoi, il jouissait d'une autorité morale sans égale. Tout le monde connaissait sa noblesse d'âme. Son opinion passait pour valoir autant qu'un śāstra, et sa colère était tenue pour une malédiction. - "Qu'en pensez-vous?, demandèrent les notables. Peut-on offrir des statues mutilées à un non hindou?”
Someshvar ne répondit rien. Son regard, dirigé vers Dabhoi, se perdit dans le ciel, comme pour visualiser la Porte Hirā: “Si une chose disparaît, tout disparaîtra': n'est-ce pas un vers de ce fameux Mudrārākşasa, au moment où Rākşasa évoque ce qu'est le dénuement"? Ce pays aussi s'est appauvri, exactement de la même manière... Que restera-t-il ensuite? Voilà que les statues mutilées aussi vont s'en aller!”
Someshvar avait prononcé ces mots comme s'il se parlait à lui-même. Ne sachant s'il parlait consciemment ou dans un rêve, les notables répétèrent la même question: “Peut-on offrir des statues mutilées? Si celui qui doit les prendre est un non hindou, alors? Voilà la question qui nous préoccupe, vous comme nous.” . “C'est bien à cette question que je réfléchis. Hirādhar a-t-il de la famille, même éloignée? Un bon sculpteur, y en a-t-il un?” - "Non, et s'il y en a un, nous ne sommes pas au courant. Et en quoi cela nous concernet-il? Ce que nous voulons seulement savoir, c'est si les Livres précisent si on a oui ou non le droit d'offrir des images religieuses mutilées à un non hindou.” - "Eh bien, le savez-vous? Cette divine beauté, là, dans le coin, est une cuvre de Hirādhar. Que dis-je, une cuvre? On dirait qu'elle est vivante. A travers elle, Hirädhar
38. Allusion à la coutume de la suttee, combattue par les Britanniques. Des pierres commémoratives indiquent souvent l'emplacement où a été dressé le bûcher funéraire.
39. Idée développée dans les stances au début de l'acte VI.
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La fille de Someshvar, telle une divine beauté, entra par la porte de derrière: "Père! Une fois de plus perdu dans vos rêveries habituelles, dirait-on! Divine beauté! Artiste! Répondez plutôt à la question des notables!"
Someshvar se tut, tel un petit enfant qui obéirait à sa mère. Il baissa les yeux vers
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a conféré à la pierre muette une voix immortelle. Ce sourire: une strophe du Véda! et le déhanchement du corps: aussi troublant qu'une mélodie tour à tour montante et descendante! Regardez, regardez bien. C'est comme si, en cet instant même, Hirädhar, debout, contemplait la statue. Quelle beauté dans sa main!..."
le sol.
-"Alors, le chef des notables répéta encore la même question, peut-on offrir des images religieuses mutilées à un non hindou?"
Someshvar se laissa de nouveau emporter sur les ailes de l'imagination: "Il y a chez Maître Hiradhar exactement la même saveur esthétique que dans la poésie de Jayadeva. Il a composé un poème dans la pierre: Hirädhar!" Someshvar aurait poursuivi, mais, à nouveau, sa fille lança, ironique: "Allez-vous donner une réponse ou non?" - "Je réponds, je réponds. Voilà, je réponds."
Someshvar resta un instant silencieux, et puis, tout doucement, il répondit: "Cette divine beauté sculptée par Hirädhar (on dirait une silhouette d'Alka, la cité céleste évoquée par Kalidasa), je l'ai arrachée à la cour de ferme de Dhenu Rabaran. A côté de cette image de beauté qui cherche des joyaux dans de la poussière d'or, il y avait des ânes: ils se regardaient l'un l'autre, discutant pour savoir lequel d'entre eux était le plus beau! Et les précieux vêtements dont Hirädhar avait drapé la jeune fille étaient tout enduits de bouse de vache."
·
Someshvar s'interrompit un instant: "Dans ces conditions, absolument rien n'empêche d'offrir ces pierres à ce Blanc..."
- "Rien ne l'empêche, n'est-ce pas? Bien, fort bien, dirent les notables. Donnons-lui satisfaction. Nous en avons bien d'autres!"
-
- "Non, dit Someshvar d'une voix un peu triste, rien ne l'empêche. Car ce Blanc prendra soin de ces pierres, et un jour, elles seront source d'inspiration pour quelqu'un. Qui sait? Peut-être verra-t-on surgir à Dabhoi un individu venu rendre hommage à Maître Hirädhar. Nous allons remettre ces images mutilées rien d'autre en de bonnes mains; ce sera mieux que de les laisser aux chiens et aux ânes."
- "Oui, oui. Saint homme! En un mot comme en cent: chez nous, ces pierres prennent inutilement de la place; le Blanc, lui, en aura l'usage."
- "Mais à une condition..."
"Laquelle?"
"Demain quand vous irez là-bas, laissez-moi vous accompagner."
40. Dans le Meghaduta.
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- "Bon, très bien." Les notables se levèrent prestement, saluèrent Someshvar et s'en furent. Someshvar avait rendu son verdict. Ils n'avaient rien compris du tout à ce qu'il avait pu dire d'autre, mais peu importait qu'ils aient compris ou non: aucun ne tarissait d'éloge sur son langage, si savant.
Le lendemain, James Forbes regardait pour la dernière fois les cuvres de Maître Hirādhar. Il savait qu'il ne reviendrait maintenant sans doute jamais en ces lieux, et ne se lassait pas de contempler Hirā, la Porte de l'est. Il observa les arches, toutes plus magnifiquement ciselées les unes que les autres - guirlandes de perles semblables aux rangées de perles sur le front des femmes rajpoutes. Où qu'il se portât, le regard se figeait, si étonnant était l'attrait de la pierre.
Les notables arrivèrent. Someshvar se trouvait en tête. Forbes leur souhaita la bienvenue à tous. - "Nous sommes très heureux de pouvoir satisfaire à votre requête. Someshvar dit que rien ne s'y oppose."
Forbes regarda Someshvar. L'Anglais, perspicace, avait tout de suite compris. La piété de l'individu qui se trouvait devant lui était bien connue. Forbes s'inclina devant lui: “Je vous suis infiniment reconnaissant, dit-il. Sur cette arche de la Porte Hīrā je..." Soudain, il s'interrompit. Le regard de Someshvar s'était porté sur la Porte Hirā - un regard tel que Forbes jugea préférable de ne pas troubler cette atmosphère par des mots. - "Monsieur, dans le ciseau de Maître Hirādhar, la mélodie d'une musique ravissante doit avoir joué, sinon... Regardez bien la ceinture nouée à la taille de cette divine beauté. On pourrait presque entendre le tintement de ses anneaux d'or. Regardez donc: n'est-ce pas comme si la joie d'entendre ce tintement se répandait sur son visage?” Someshvar s'arrêta brusquement, comme s'il était plongé dans ses pensées. - "Laquelle des œuvres de Hīrādhar préférez-vous?”, demanda Forbes. Il avait déjà compris qu'il avait devant lui un être d'une tout autre espèce que les notables. Il fut ravi de voir qu'il avait rencontré un homme capable de parler de Hirädhar. - “Sa meilleure veuvre?” Le rire de Someshvar fut comme l'écho d'un effroyable vide: “Elle est peut-être conservée dans je ne sais quelle étable à buffles! Hīrādhar! Ce ne peut pas être un simple mortel. Il faut avoir été plus qu'un mortel pour avoir créé de pareilles oeuvres!" - “Ne pouvez-vous faire au moins ceci, vous efforcer de les conserver comme il faut?", demanda Forbes.
Le coeur fendu, Someshvar émit un faible rire: “Un peuple moribond n'a plus la moindre vision. Ici, les garnements cracheront sur ces pierres. Emportez-les. Il faudra peut-être mille ans pour que naisse un individu de même génie" que Hirādhar, et enfin
41. Samānadharmi.
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il viendra ici en pèlerinage. Il n'y a plus, dans ce pays, une seule force capable de protéger ou de comprendre ces cuvres."
Forbes regarda les brahmanes. Ses nombreux amis lui avaient raconté les exploits de Nānā Farnavis de Poona, et il en avait peu à peu conçu de l'admiration pour l'intelligence de ces hommes. Aujourd'hui, il avait debout devant lui un membre de cette même classe, mais un artiste de rêve, et cela le surprenait fort. - "Maintenant, dit Forbes très hésitant, je voudrais vous faire une confidence.” - "Je le savais, dit Someshvar avec un clair sourire. L'homme capable de comprendre les cuvres de Maître Hirādhar ne pouvait être quelqu'un d'ordinaire. C'est précisément pour comprendre ce que vous avez en tête que je suis venu.”
Jusque là les notables étaient restés comme hébétés, sans rien suivre du fil de la conversation. Mais la surprise les envahit. Leur chef dit: “Sahib, nous avons, nous, une question. Qu'allez-vous faire de ces statues? Où les mettrez-vous?”
Forbes lança un regard chargé de sens à Someshvar, et comprit que lui aussi était curieux de connaître la réponse à cette même question. "Mon pays, répondit-il, est extrêmement beau. Sur le collier de ses collines verdoyantes apparaît au regard, serti tel un rubis sur un collier de saphir, mon minuscule village. Dans ce village, au sommet d'une colline, je ferai construire un édifice octogonal, et c'est là, aux huit angles, que j'installerai ces statues. Les exemples de la sculpture de Hirädhar, aussi beaux que l'Iliade, y brilleront. A côté on verra un bouquet d'arbres, et, comme dans votre ville de Dabhoi où une légère brise exhale le parfum des lotus, sur l'étang situé là-bas aussi, les tendres pétales des nénuphars frémiront au vent. Je veux vivre ma vieillesse dans un lieu si paisible, si ravissant et si beau, et c'est pour donner à ma vie fatiguée la joie de la méditation parmi les euvres incomparablement charmantes du lieu où s'est écoulée ma jeunesse que j'emporte avec moi ces cuvres d'art. Mes compatriotes éprouveront à les voir une admiration mêlée de surprise. Les jolies femmes qui les verront ne pourront les oublier pendant plusieurs jours. Voilà pourquoi je les emporte, telles un souvenir béni des heures heureuses passées ici...” Forbes ne pouvait parler davantage. Son regard se perdait dans la contemplation des collines de Stanmore.
Une extrême satisfaction se répandit sur le visage de Someshvar. Lui qui avait fait tant d'efforts infructueux pour comprendre Maître Hīrädhar, ou plutôt pour le faire comprendre à plusieurs tailleurs de pierres, voilà qu'il trouvait cette compréhension chez un étranger capable de communier avec lui42. Il regarda Forbes avec bonheur: "C'est bien. C'est juste pour savoir cela que je suis venu. Votre âme est capable d'apprécier l'artiste Hirādhar. Moi aussi, je ne suis plus l'hôte de ces lieux que pour quelques jours.” - "Pourquoi? Pourquoi cela?”
42. Sahrdayi.
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- "Les monts Sahyādri m'appellent. S'il se trouve un sculpteur qui soit aussi un artiste, il faut lui dire de conserver vivant le message transmis par Hīrādhar. Le peuple a succombé. Cependant sa sujétion n'est plus une question d'années, seulement de jours. Mais pour l'heure, je tiens à me rendre une fois dans le pays béni où se trouvent Haripant Phadke, Parashurām Bhāū et Son Excellence Nānā Farnavis, là où brillent les monts Sahyādri. Je possède la plus belle cevre de Maître Hīrādhar. Je veux l'emporter là où règne l'indépendance et, si possible, la montrer à quelqu'un. Celui que ne saisit pas le désir violent de sacrifier sa vie pour l'indépendance est totalement incapable de comprendre le message transmis par Hīrādhar. C'est pourquoi, avant de mourir, je veux remettre entre les mains d'un peuple qui se dit libre une ou deux oeuvres de Hirādhar
– il n'est pas en mon pouvoir d'en sauver plus. Ce sera peut-être l'occasion de trouver un connaisseur..."
Someshvar s'éloigna tout doucement. Forbes regarda cet homme: simple, vieux, rayonnant, puis regarda les notables. L'Anglais, perspicace, perçut toute la différence qu'il y avait entre les deux. “Peut-être va-t-il partir aujourd'hui même pour Poona”, dit Forbes aux notables. - "C'est un original, Sahib, un savant, mais un original!", répondirent-ils. Forbes ne cessait de contempler les incomparables ceuvres de Hirädhar. Tombant sur le dos du rayonnant brahmane qui s'éloignait doucement, la lumière du soleil semblait répéter une vérité qui était comme l'expression de plusieurs expressions: "Qu'une chose s'écroule, et tout s'écroule.”
Interprétation
Les concordances événementielles entre l'ouvre littéraire et la relation autobiographique de J. Forbes sont évidemment frappantes: le contexte historique de 1783 et la reddition aux Marathes de Broach, puis de Dabhoi; la visite au fonctionnaire britannique des notables locaux et les négociations qui entourent l'octroi du cadeau d'adieu désiré. Il est également facile de relever entre les deux textes des concordances littérales: quelques phrases de Dhūmketu ne semblent-elles pas traduites de l'anglais? Et pourtant, la nouvelle gujeratie est bien autre chose qu'une pâle copie.
Le souci d'exactitude manifesté par Dhūmketu encourage à une lecture vigilante jusque dans les détails. Ainsi, ce n'est ni le hasard ni l'imagination personnelle de l'auteur qui le conduisent à nommer Hirādhar le Maître sculpteur de la Porte Hīrā, mais la référence à une tradition étiologique rapportée par certains historiens du Gujerat. D'une manière générale, en effet, Dhümketu est un écrivain savant. Ce qualificatif, interprété dans la tradition indienne, n'a, comme on sait, aucune valeur péjorative, bien au contraire: l'un des plaisirs de la lecture consiste précisément à décrypter les allusions ou à savourer les références directes, ce que seul peut faire le lecteur également savant ou pétri de la même culture. En l'occurrence, les références littéraires aux poètes
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Kalidasa, Jayadeva, ou à la pièce politique classique du Mudräräkṣasa ne sont pas de pur pédantisme; de même le pathétique du présent est d'autant plus poignant que le titre de la nouvelle et sa dernière phrase renvoient implicitement à un hémistiche du poète Bharthari où figure le terme éponyme vinipäta, tandis que la métaphore quelque peu emphatique de J. Forbes, "élu de la science des armes comme de la nymphe-poésie" rappelle la phraséologie des antiques panégyriques royaux qui évoquent, par exemple, le mariage résultant d'un libre choix (svayamvara) de la gloire et du héros".
Dans ces conditions, s'il apparaît des divergences entre la nouvelle et son modèle, elles ne sont probablement pas fortuites. Pourquoi la mention de l'Ecosse, quand Stanmore Hill, propriété acquise par J. Forbes à son retour de l'Inde, se trouve aux environs de Londres dans le Middlesex? Comment interpréter la présence du brahmane Someshvar Shastri, quand dans la relation de J. Forbes il est question d'un groupe de brahmanes et non d'un seul individu? Il pourrait s'agir, dans le premier cas, d'une simple inexactitude géographique ou d'un embellissement poétique: le romantisme des paysages vallonnés et sauvages de l'Ecosse est plus riche de pouvoir évocateur. Dans le second, ce peut être un procédé littéraire dont il est facile de voir ce qu'il ajoute au récit. Cela n'est pas à exclure. Mais il est aussi possible que ces deux éléments renvoient à une autre réalité surimposée à la première. Car il se trouve que le Gujerat est également fier d'avoir accueilli, au milieu du XIX s., un second Forbes, prénommé, lui, Alexander Kinloch, lui aussi employé de la Compagnie des Indes, membre de l'Indian Civil Service, qui exerça des fonctions administratives et judiciaires à Ahmednagar (de 1843 à 1845), puis à Ahmedabad (de 1846 à 1854), et Surat, et mourut sur le sol indien. C'était, semble-t-il, un Ecossais, ou, du moins, il passe pour tel. Ce fut, dès le début de son séjour, un fervent admirateur de la culture gujeratie. Il apprit le gujerati, que, aux dires des natifs, il maîtrisait parfaitement, et fit en sorte d'encourager la littérature, les écrivains et la survie des traditions historiques locales du Gujerat en fondant plusieurs sociétés savantes, parmi lesquelles la "Gujarat Vernacular Society" et la "Forbes Gujarati Sabha" chargées de la conservation du patrimoine littéraire de la région. La dernière mentionnée est toujours active; son siège, autrefois à Bombay, est maintenant. à Ahmedabad. A.K. Forbes est d'autre part l'auteur d'une chronique historique Rasmâlâ. Hindoo Annals of the Province of Goozerat in Western India riche en faits et légendes empruntés aux traditions orales des bardes, et importante pour la connaissance
43. Śatakatrayi: Vairagyaśataka strophe 334 (éd. D.D. KOSAMBI): śiraḥ sarvam svargāt... viveka-bhraṣṭānām bhavati vinipataḥ śata-mukhaḥ.
44. Ex.: ... Gürjjaresvara[rajya] śrir yasya jajne svayamvarā, Inscription de Dabhoi (supra n. 23).
45. Voir, par exemple, Krishnalal Mohanlal JHAVERI, Further Milestones in Gujarati Literature. Bombay, 1924, p. 13-15, ou, plus brièvement, Mansukhlal JHAVERI, History of Gujarati Literature. Delhi: Sahitya Akademi, 1978, p. 72.
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des mentalités et des coutumes du Gujerat: ce livre est donc, pour les Gujeratis, comme un miroir flatteur de leur passé. Suggérer ce second Forbes derrière le premier était d'autant plus aisé que, tout comme le premier, le second a également été impressionné par la ville de Dabhoi et son architecture, qu'il a décrite et illustrée1?; que A.K. Forbes utilise, pour l'histoire des débuts de la période britannique au Gujerat, les données de son prédécesseur homonyme, et va jusqu'à citer in extenso le passage relatif aux derniers jours des fonctions officielles de James, entre-temps devenu comme un morceau d'anthologie48. Enfin, A.K. Forbes a eu son chantre indien en la personne du poète brahmane Dalpatrām (1820-1898) qui écrivit notamment deux poèmes dédiés à son patron: le premier, intitulé Forbes Viläs rend hommage au rassemblement de poètes que, suivant un usage ancien, A.K. Forbes avait une fois organisé; le second, Forbes Virah, est une élégie composée à la mort de celui-ci. Il n'est pas douteux que cette solide amitié complice entre un Britannique éclairé et un Gujerati traditionnel, auquel la langue anglaise était totalement étrangère, a fortement marqué les mentalités: cette relation modèle est peut-être là en filigrane dans l'affinité discrète et presque silencieuse qui, dans le récit de Dhumketu, rapproche provisoirement l'Anglais James Forbes et l'Indien Someshvar réunis pour savourer d'un seul cœur la beauté des œuvres du passé. Quelques termes traditionnels riches de sens (sahṛdayi, rasiktā) suffisent à exprimer la nature d'une esthétique qui, tout naturellement, établit, entre les différents arts, des correspondances (au sens baudelairien). Ces deux hommes sont seuls capables de comprendre la grandeur de l'artiste et d'apprécier la valeur de sculptures, qui, pour le commun, n'en ont plus aucune à partir du moment où elles ont perdu leur statut sacré d'objets religieux.
De manière différente, en fonction de leur époque, les deux homonymes Britanniques auront donc contribué à la "renaissance orientale". Indirectement, le second, comme tous ses contemporains présents en Inde au milieu du XIXe s., a bénéficié de tous les jalons posés par les pionniers dont faisait partie le premier. Même si l'attendrissement de James Forbes sur le passé de Dabhoi peut être compris comme un attendrissement sur soi-même ou sur son propre passé, même si son intérêt pour l'Inde est quelque peu auto-centré, le cadeau d'adieu qu'il demande, est un signe de son intérêt pour les manifestations d'une civilisation brillante dont il a découvert l'originalité. Pour naïves qu'elles soient, les références de Dhumketu à la culture gréco-romaine sont significatives
46. Deux volumes. 1) Ed. with historical notes and appendices by H.G. RAWLINSON, with the original illustrations. Oxford University Press 1924; 2) Edition réimprimée en Inde sous le titre Râs-Mâlâ. Hindu Annals of Western India with particular reference to Gujarat. With an Introduction by J.W. WATSON. New Delhi: Heritage Publishers, 1973:
47. Râs-mâlâ, éd. de 1924, vol. 1 p. 242 et fig. II.
48. Râs-mâlâ, Livre III, chapitre II "The first British period", et notamment vol. II, p. 24-25 dans l'édition de 1924; p. 371-372 de l'édition indienne.
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de l'époque; elles veulent dire l'émerveillement des Occidentaux découvrant les richesses d'un monde grandiose et inconnu. Ce cadeau est aussi en accord avec le goût de cette fin de siècle pour les antiquités. La fin du XVIII est en effet le moment où les Anglais commencent à découvrir l'architecture indienne qu'ils vont, parfois, jusqu'à imiter“9. Le pavillon octogonal du domaine de Stanmore Hill destiné à abriter les statues indiennes de Dabhoi tel que le rêve J. Forbes sera bien conforme à cette tendance puisqu'il doit être une re-création de l'atmosphère de la ville du Gujerat. Mais, il s'agit d'autre chose que d'une simple mode: James Forbes (comme, dans une moindre mesure, son homonyme) comptent, avec William Jones et bien d'autres Britanniques, parmi les précurseurs de l'archéologie en Inde, parmi ceux qui, révélant aux Indiens la beauté de leur propre patrimoine, ont jeté les bases du futur Archaeological Survey of India et de ses branches régionales. James Forbes a participé à cette tâche collective de longue haleine non seulement par son action personnelle en faveur de la conservation des monuments de Dabhoi et de ses environs, mais encore par ses descriptions et ses dessins (supra) qui sont autant de témoignages sur l'état des lieux à la fin du XVIII s. Il faudra en effet attendre une centaine d'années avant que ne paraissent les premiers rapports et les premières photographies de ce site publiés, sous l'égide de l'Archaeological Survey of India, par deux autres Britanniques en charge de l'inventaire systématique des momuments du Gujerat: James Burgess et Henry Cousenst; et patienter encore une autre cinquantaine d'années pour qu'un archéologue indien entreprenne avec son équipe la restauration systématique des Portes et des temples de Dabhoi, qui avaient, en quelque cent cinquante ans, subi d'importants dommages, le matériau des parties démantelées ayant été réemployé pour servir d'autres fins?. L'histoire semble donc
49. Voir Mildred ARCHER, Indian architecture and the British 1780-1830. London: Royal Institute of British Architects Drawing Series, 1968.
50. James FORBES, Oriental Memoirs, vol. 1, p. 516: "I likewise put the fortifications and public buildings at Dhuboy in the best possible repair."
51. Voir, du premier seul, Report on the Antiquities of Kathiâwâd and Kacch, being the result of the second season's operations of the Archaeological Survey of Westem India 1874-1875. London, 1876, p. 218-222 et planches LXVIII, LXX et LXXI; des deux archéologues, en collaboration, Antiquities of the Town of Dabhoi in Gujarat. Edinburgh, 1888.
52. Hirananda SASTRI, The Ruins of Dabhoi or Darbhavati in Baroda State. Baroda, 1940 (Gackwad's Archaeological Series, Memoir No. III), récapitule les informations éparses dans les rapports annuels (Annual Report of the Director of Archaeology Baroda State 1934-35. Baroda, 1936, p. 2-5; Annual Report... 1936-37. Baroda, 1938, p. 1-2); ou A.S. GADRE, Archaeology in Baroda (1934-1947). Baroda, 1947, p. 11-13; H.D. SANKALIA, The Archaeology of Gujarat (including Kathiawar). Bombay, 1941, p. 67sqq. Depuis, quelques articles d'intérêt inégal ont été consacrés à ce site, et notamment à la Porte 'Hira, par exemple: B.J. SANDESARA, "Verses from Vaidyanātha Praśasti at Dabhoi quoted in the Sūktimuktāvali of Jalhana...", Journal of the Oriental Institute Baroda 1,3, 1952, p. 231-234; K.V.Soundara RAJAN, "Fresh Light on the Hira Gate, Dabhoi", Joumal of the Oriental Institute Baroda 12, 4, June 1963, p. 377-383; Kamal GIRI, “The
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donner raison au brahmane qui, considérant les circonstances peu propices à la protection des ceuvres d'art, préféra, bien qu'à contrecoeur, en laisser quelques-unes quitter le territoire national$3...
Cependant, l'existence de terrains d'entente entre Britanniques et Indiens est limitée, et ne doit pas masquer la complexité de relations dont la fragilité est bien perceptible dans le récit de Dhūmketu. En premier lieu, ces affinités ne dépassent pas le cercle des intellectuels. Insensible à la beauté, le groupe indifférencié des notables locaux est réduit à jouer le rôle d'intermédiaires entre deux représentants de l'intelligentsia qu'ils comprennent aussi peu l'un que l'autre: les conceptions du brahmane indien leur sont aussi étrangères que celles de l'étranger. Ils se bornent à remplir la fonction que leur assigne la tradition, manifestant vis-à-vis de l'Occidental (désigné, tout à fait normalement, comme le Blanc, le Sahib, l'homme au chapeau) le respect qu'ils lui doivent et, de surcroît, un attachement sincère. Mais, incarnant la masse amorphe d'une population qui n'a pas les moyens d'agir sur l'histoire, ils ne peuvent qu'exprimer des réactions ou des sentiments sans conséquence. La partie se joue donc finalement entre l'Anglais et le brahmane, que leur attitude à l'égard des Marathes paraît opposer irrémédiablement.
Présents d'un bout à l'autre de la nouvelle, ces derniers offrent en effet une image double et ambiguë.
La première est celle de guerriers expansionnistes, despotes et destructeurs redoutés des populations qu'ils soumettent. Elle reflète la perception occidentale de l'époque, qui, influencée par les philosophes des Lumières, ne voit les gouvernants indiens que comme des oppresseurs54, et considère la conversion au christianisme comme la seule manière de délivrer les populations des superstitions et de la servitudess. Pour J. Forbes, la tristesse de la population du Gujerat devant les envahisseurs marathes et le départ des Anglais "was a public testimony that the natives preferred the British to an asiatic government569 et "affords an additional evidence of honourable feeling and attachment, opposed to many instances of ingratitude, oppression and cruelty,
Cultural Life as Depicted on Dabhoi Gates, Gujarāt", Joumal of the Oriental Institute Baroda 34, 3-4, MarchJune 1985, p. 181-191.
53. La réglementation sur le contrôle des fouilles et l'appropriation des objets d'art est évidemment bien postérieure à l'épisode relaté par James Forbes.
54. Cf. S.N. MUKHERJEE, Sir William Jones. A Study in Eighteenth-century British Attitudes to India. Hyderabad: Orient Longman, 1987, p. 12 (1968').
55. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 2, p. 500sqq. Il est également l'auteur d'un texte indépendant intitulé Reflections on the Character of the Hindoos, and on the Importance of Converting them to Christianity (1810).
56. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 2, p. 340.
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by the zamindars and higher powers in Hindostan57". Ce point de vue s'exprime avec grandiloquence et conviction dans le chant d'adieu de l'employé de la Compagnie des Indes:
"All these must feel Oppression's iron rod, And bow, reluctant, to a tyrant's nod:
A stern Mahratta's power too soon must own, And Freedom quit her Asiatic throne:
Your haughty rulers now again return,
-
Towns, cities, villages, submissive, mourn
Ce sentiment est également partagé par son homonyme Alexander Kinloch Forbes, dont l'œuvre historique laisse voir les préjugés défavorables qu'il entretient à l'égard des Marathes.
L'opinion du brahmane Someshvar, en revanche, est radicalement différente: le pays marathe, symbolisé par les Monts Sahyadri, est le seul ilot d'espoir et de liberté, et les guerriers marathes sont, selon lui, les combattants de la liberté qui affranchiront les populations indiennes de la servitude et de la domination étrangère qui les plongent dans une torpeur nocive. Domination britannique certes, mais peut-être aussi musulmane, car tous les chefs marathes dont les noms figurent ici sont aussi les champions et les symboles de la reconquête hindoue. L'appel final au patriotisme et au sacrifice, l'emploi des termes svatantrata ("indépendance") et paradhintä ("sujétion"), l'expression Scotlandmătă, qui évoque presque nécessairement l'expression Bharat-mata ("Mother India") des patriotes indiens, les observations de l'auteur sur les méfaits du fanatisme, sont autant d'allusions à une histoire plus immédiate: celle des années qui ont précédé l'indépendance de l'Inde (1947) où la nouvelle a précisément été écrite. Le retrait des Britanniques du Gujerat en 1783 est comme prémonitoire. Et y a-t-il loin de ce brahmane ascétique, incarnation d'une sagesse supérieure susceptible d'être mécomprise ou mal interprétée par ses contemporains (qui le qualifient d'"original") à la figure. vénérée du Mahatma Gandhi?
En somme, tous les protagonistes de cet épisode apparemment anecdotique, y compris la ville de Dabhoi qui n'en est pas le moins important, ont valeur emblématique. On y voit comment des Britanniques éclairés ont pu découvrir la culture d'une province
57. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 2, p. 345.
58. J. FORBES, Oriental Memoirs, vol. 2, p. 350.
59. Comme me l'indique Mme F. Mallison, que je remercie, Vinipat est d'abord paru dans le quatrième volet du recueil intitulé Tanakha "Etincelles", publié en 1936. La nouvelle est ensuite reprise dans les collections ultérieures, le plus souvent sans indication de date.
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________________ Rencontres indo-britanniques au Gujerat 51 indienne plus en retrait que d'autres a leur epoque, et comment ils se sont employes a en montrer la richesse a leurs contemporains, par leurs ecrits, par leurs dessins et par leur comportement. En outre, qui confrontera la nouvelle gujeratie de Dhumketu et la relation des auteurs britanniques apercevra quelques ressorts de la creation litteraire indienne: l'ecrivain y apparait comme le depositaire d'une tradition plus que comme un individu donnant libre cours a une quelconque fantaisie personnelle. SUMMARY The Gujrati writer Dhumketu (1892-1965) being renowned as the learned author of historical novels, the question can arise, when reading his short story Vinipat (published circa 1936) whether it is based on some historical events. As a matter of fact it does implicitly refer to the circumstances surrounding the departure of James Forbes from India where he had served for the East India Company during seventeen years (from 1765 to 1783). There he had learned to admire, especially in and around Dabhoi, the wonder that was Gujrat. Forbes relates the events in his Oriental Memoirs (see extracts above). In the present paper 1) the episode is related as stated in J. Forbes's Memoirs; 2) Dhumketu's Vinipat is translated from the Gujrati original. To conclude it is shown how the discrepancies which can be spotted between the two texts might have arisen from Dhumketu's wish to intertwine James Forbes (1749-1819) and Alexander Kinloch Forbes (1821-1865), the latter being well known in Gujrat as the author of the Ras Mala and for his action in favour of the preservation of Gujrati traditions. It is further suggested that Vinipat also alludes to the beginning of the rediscovery of Oriental cultures, especially of India's glorious past, at the end of the 18th and beginning of the 19th century, as well as to the pre-Independence movements in modern India. 60. Cf. Mildred ARCHER, Company Drawings in the India Office Library. London, 1972, p. 236: "In comparison with other parts of India, fewer Company servants took a lively interest in the country (i.e. l'Inde occidentale) and in its manners and customs, or, as a corollary wanted pictures to illustrate these subjects"; et encore, du meme auteur, Conipany Paintings. Indian Paintings of the British Period. London: Victoria and Albert Museum. Indian Art Series, 1992, p. 177.