Book Title: Mysticisme Et Rationalite En Inde Le Cas Du Vaisesika
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst
Catalog link: https://jainqq.org/explore/269480/1

JAIN EDUCATION INTERNATIONAL FOR PRIVATE AND PERSONAL USE ONLY
Page #1 -------------------------------------------------------------------------- ________________ MYSTICISME ET RATIONALITÉ EN INDE: LE CAS DU VAIŠEŞIKA Johannes Bronkhorst, Lausanne Le mot "mysticisme" est utilisé en relation avec plusieurs phénomènes qui n'ont pas nécessairement beaucoup en commun. Parmi les explications données pour ce terme dans le Shorter Oxford English Dictionaryl, nous trouvons, par exemple: "parfois appliqué à des théories philosophiques ou scientifiques qui supposent des qualités occultes ou des agents mystérieux dont on ne peut rendre compte rationnellement". Compris de cette manière, le mysticisme et la rationalité sont, par définition, opposés. J'appellerai ce type de mysticisme "pensée mystique". Ce même mot "mysticisme" est aussi utilisé en rapport avec certains prétendus "états modifiés de la conscience", habituellement des expériences extatiques auxquelles ceux qui les ont vécues ont donné une interprétation religieuse. Pour ce deuxième type de mysticisme, j'utiliserai l'expression "expérience mystique". Intrinsèquement, il n'y a pas de raison de supposer que l'expérience mystique est nécessairement opposée à la rationalité, bien que cette opinion soit répandue en Occident. Cette opinion d'après laquelle expérience mystique et rationalité seraient opposées ne se rencontre pas à ma connaissance dans l'Inde ancienne.2 J'aurai plus à dire à ce propos dans un moment. Il nous faut cependant tout d'abord considérer une autre question: y avait-il une pensée mystique dans l'Inde ancienne? En d'autres mots: y avait-il des groupes ou des individus dans l'Inde ancienne qui soutenaient qu'il y a une réalité supérieure se situant au-delà du domaine de la recherche rationnelle? La réponse doit être oui. Sans doute l'exemple le plus clair est-il représenté par les Brāhmaṇas indiens, des textes qui constituent une partie du corpus de la littérature védique, et qui tendent à révéler les significations les plus profondes attachées aux différentes parties et aux différents aspects du rituel védique. Ces textes sont visiblement à la recherche d'une réalité plus profonde qui n'est pas accessible par le discours rationnel. En effet, ces textes nous 1 Ce texte est une traduction française de la conférence originale en anglais. Voir par exemple STAAL, 1975: 28: "Il ne serait pas exagéré de dire que, dans le domaine de la religion, la situation est exactement à l'opposé de ce que les préjugés communs suggèrent: en général, l'Orient est rationnel, l'Occident est irrationnel." Page #2 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 560 JOHANNES BRONKHORST rappellent à plusieurs occasions que "les dieux aiment ce qui est occulte" (parokşakāmā devāh), que ce qui est clair pour les humains est mystérieux pour les dieux, alors que ce qui est mystérieux pour les humains est clair pour les dieux.3 Ces textes regorgent de spéculations mystiques (ou doit-on dire: magiques?). Pourtant, il n'apparaît pas que leurs auteurs aient été dans, ou aient essayé d'obtenir, les états modifiés de la conscience que nous appelons expérience mystique. Cette dernière observation est importante. Elle signifie qu'il n'y a pas de rapport intrinsèque entre pensée mystique et expérience mystique. Les Brāhmaṇas montrent qu'il peut y avoir une pensée mystique sans expérience mystique. Mais à nouveau nous devons d'abord poser une autre question. Comment savons-nous dans quels cas nous avons affaire à une expérience mystique? Contrairement à ce qui se passe en Occident, la littérature de l'Inde antique ne contient virtuellement aucun récit personnel de telles expériences. Nous sommes normalement confrontés à des descriptions impersonnelles et généralisées qui permettent même de douter que quelqu'un ait jamais connu de telles expériences. Les anciennes Upanişads en sont un bon exemple. On a beaucoup parlé de mysticisme à propos de ces textes, mais les personnages qui y apparaissent sont toujours légendaires. Et les découvertes spirituelles dont ils parlent, à commencer par l'identité du soi et du Brahman suprême, prolongent si clairement les identifications magiques des Brāhmanas (dont les premières Upanişads sont en quelque sorte des appendices), que l'on peut légitimement se demander si aucune expérience mystique était nécessaire pour mettre ces découvertes en évidence. Il est nécessaire d'être conscient de ces difficultés. Elles ne devraient cependant pas être exagérées. Beaucoup, peut-être la plupart des courants religieux de l'Inde antique, soulignent qu'il est important de se retirer de la société pour atteindre le but religieux par l'effort personnel. Un grand nombre de ceux qui se sont effectivement retirés de la société se sont voués à l'introspection dans le but d'obtenir une intuition de leur nature propre. Si l'on ajoute à cela que, spécialement sous l'influence vraisemblable du bouddhisme, des techniques furent introduites qui facilitaient l'accès à des états modifiés de la conscience, il apparaît clairement que nous avons raison d'affirmer qu'en Inde également des expériences mystiques étaient recherchées, et qu'elles ont eu lieu. 3 Voir par exemple MALAMOUD, 1986: 243 ss. Page #3 -------------------------------------------------------------------------- ________________ MYSTICISME ET RATIONALITÉ EN INDE 561 L'interprétation de l'expérience mystique, il n'est point besoin de le rappeler, est rarement indépendante de l'arrière-fond culturel et religieux du mystique. Un mystique chrétien, par exemple, fera probablement l'expérience de la présence de Dieu, alors qu'un mystique bouddhiste, pour qui il n'y a pas de Dieu suprême, aura une expérience différente, ou peut-être donnera une interprétation différente de la même expérience. Je dois donc dire quelques mots de la vision du monde générale au sein de laquelle la plupart des mystiques indiens ont interprété leurs expériences. Le but principal du mystique indien est de s'échapper du cycle incessant des naissances. Ces naissances sont le résultat des actions qu'il a accomplies dans ses vies précédentes. A chaque action correspond une forme particulière de rétribution: agréable dans le cas d'une bonne action et désagréable dans le cas d'une mauvaise. Toutes les actions ne trouvent pas leur rétribution dans la vie dans laquelle elles ont été accomplies. Les effets d'actions non encore rétribuées font que l'on doit renaître. S'échapper de cette succession de naissances nécessite la cessation de toute activité. Certains ascètes ont pris cela au pied de la lettre. D'autres ont trouvé une solution plus facile, à leur avis: il suffit de réaliser que le soi réel est totalement indépendant de toute activité physique et mentale. L'âme de l'homme est, essentiellement, dépourvue de toute activité. Si on réalise cela pleinement, le lien que l'on entretenait avec ses propres actions est brisé et l'on ne renaîtra plus. Bien que courte, cette description de la vision du monde du mystique hindou ou yogi fournit une information essentielle à propos de l'expérience mystique qu'il recherche et qu'il atteindra en toute probabilité. Ce dont il a besoin, c'est d'une vision mystique de la vraie nature de son soi, c'est-à-dire, de son âme. Cette âme doit être vécue comme libre de toute activité, sans lien aucun avec les actions du corps ou de l'esprit. Si nous demandons maintenant comment la pensée rationnelle indienne a réagi à cette visée mystique et à ces expériences mystiques, nous faisons une découverte intéressante. La pensée rationnelle a été prompte à incorporer les expériences en question et à développer des systèmes pour expliquer comment une âme du type de celle qu'on vient de décrire se situe dans le monde en général. En effet, tous les systèmes philosophiques hindous orthodoxes traitent de cette question et offrent des solutions variées. Ils ajoutent tous que l'étude de leur système particulier est une condition de base pour atteindre la libération. Il y a là sans aucun doute un élément de propagande facile, mais il serait cependant injuste de. dire que ces écoles ne font que miroiter l'idéal d'une libération définitive. Page #4 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 562 JOHANNES BRONKHORST Le courant de pensée qui est historiquement le plus intimement lié au Yoga, doctrine axée sur l'expérience mystique, est le Sāmkhya. Le Yoga et le Samkhya sont fréquemment mentionnés ensemble depuis très longtemps. Et même si les significations exactes des termes Yoga et Samkhya ont quelque peu changé au cours du temps, le Samkhya représente depuis le début le côté théorique d'au moins une forme de Yoga. Le Sāmkhya. probablement dans toutes ses formes, est une élaboration de l'idée fondamentale que l'âme est opposée au monde matériel et essentiellement différente de lui. Puisque l'âme est dépourvue de toute activité, y compris d'activité mentale, celle-ci est aussi considérée comme faisant partie du monde matériel. Je ne vais pas en dire plus sur la philosophie du Sāmkhya. Le lien entre ce système et la pratique du Yoga est évident et a été souvent décrit. Je préfère revenir sur un autre système de la philosophie hindoue appelé Vaišeşika, dont le lien avec la pratique religieuse n'est pas immédiatement évident, et qui est souvent considéré plutôt comme un système de philosophie naturelle. Le Vaišeşika est certainement l'une des expressions les plus rationnelles de la pensée indienne, et ce n'est pas une pure coïncidence s'il a fini par se joindre au Nyāya, l'école orthodoxe de l'argumentation qui inclut la logique formelle. La philosophie du Vaišesika prétend présenter un inventaire complet de tout ce qui est. Elle distingue un nombre de catégories (normalement six), au nombre desquelles figurent notamment la substance, la qualité et l'action. Il a souvent été remarqué que ces trois catégories correspondent respectivement aux noms, aux adjectifs et aux verbes, mais cela ne concerne pas notre sujet. Le Vaišeşika subdivise ses catégories et énumère exactement combien de substances, combien de qualités et combien d'actions il y a. Les qualités et les actions sont inhérentes aux substances. Dans le cas d'un morceau de tissu rouge, par exemple, la qualité rouge est inhérente à la substance du tissu. La relation qui lie la qualité et la substance, l'inhérence, est elle-même une des six catégories. Elle a pour caractéristique particulière que les choses liées par elle ne peuvent pas être séparées. Cela revient à dire qu'une qualité ne peut pas exister sans une substance et qu'il en est de même pour une action. Le contraire n'est pas vrai: une substance peut exister sans qualité et sans action. Il n'est pas possible d'entrer dans les détails concernant la manière dont la philosophie du Vaišeșika rend compte des détails du monde physique. Pour notre propos, il est spécialement intéressant de remarquer qu'elle essaie d'expliquer le monde spirituel à l'aide des mêmes catégories que celles qui valent dans le monde physique. Toutes nos expériences et Page #5 -------------------------------------------------------------------------- ________________ MYSTICISME ET RATIONALITÉ EN INDE 563 nos buts spirituels sont subsumés sous les deux catégories de substance et de qualité. La substance qui est impliquée en premier lieu est l'âme, conçue comme omniprésente et éternelle. Cette substance, comme les autres substances, peut avoir des qualités. Cependant, les qualités qui peuvent être inhérentes à l'âme ne sont pas toutes les mêmes que celles qui peuvent l'être à d'autres substances. En fait, beaucoup de qualités ne se trouvent que dans l'âme et nulle part ailleurs, à savoir la connaissance, le bonheur, la douleur, le désir, la répulsion, l'effort, la vertu, le péché et les impressions subliminales. Ces qualités constituent ensemble une sorte de psychologie plutôt primitive. Car la connaissance d'un objet apporte bonheur ou douleur, lesquels à leur tour causent le désir ou la répulsion qui provoquent l'effort, qualité de l'âme qui incite le corps à agir. L'activité corporelle produit d'autres qualités de l'âme, à savoir la vertu ou le péché (selon la nature de l'activité) et les impressions subliminales. Ces trois dernières qualités sont responsables d'une nouvelle naissance de l'âme dans un autre corps. Ce même schéma explique comment la libération peut être obtenue. Je cite le passage du Padārthadharmasangraha, un texte du sixième siècle environ (ère chrétienne) qui présente la doctrine du Vaišeşika dans sa forme classique: Quand quelqu'un, en conséquence de la connaissance et de l'activité qui en résulte, à savoir sune activité] sans fruit désiré, naît dans une famille vertueuse et, désirant connaître les moyens de se débarrasser de la souffrance, va trouver un maître et acquiert la véritable connaissance des six catégories [du Vaišeşika), alors il devient dépourvu de passion parce que sa fausse connaissance prend fin. Parce qu'il n'y a alors ni passion ni répulsion, la vertu et le péché qui en naissent ne se produisent pas; et [la vertu et le péché) qui ont été accumulés auparavant disparaissent après avoir produit des expériences. Quand il a ainsi produit la satisfaction et le bonheur aussi bien que la séparation d'avec son corps, et que la passion etc. ont cessé, alors seule reste la vertu caractérisée par l'inactivité. Cela aussi), après avoir produit le bonheur né de la vision intérieure de la plus haute vérité, cesse. Alors le corps et le reste disparaissent de [cette) âme qui est libre des semences (pour la renaissance). Aucun corps ni rien d'autre ne vient à l'existence, et cette tranquillité (qui s'est installée], qui ressemble à un feu dont le combustible aurait été consumé, c'est la libération.4 Cette description est laconique et schématique. Cependant, l'idée principale est claire. La libération a eu lieu après que la substance âme eut 4 Pdhs p.281 1.19 - p.282 1.5. La traduction est d'après BRONKHORST, 1993: 62-63. Page #6 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 564 JOHANNES BRONKHORST réussi à se débarrasser de toutes ses qualités, y compris la connaissance (= la conscience) et le bonheur, et qu'elle eut brisé tous les liens avec son corps et avec le monde en général. Le passage suggère plus loin que la libération est garantie pour quiconque étudie le Vaiseșika, idée sans doute attirante. Il est pourtant clair, au vu de ce passage et d'autres5, que l'étude du Vaiseṣika doit se dérouler en étroite relation avec d'autres formes d'activité religieuse. Prenons le passage suivant, tiré du même texte: Quant aux personnes différentes de nous, c'est-à-dire les yogis engagés dans la méditation yogique, il se produit chez eux des cognitions précises et vraies des formes réelles des choses telles que leur propre moi et les moi des autres, l'éther, l'espace, le temps, les atomes, le vent, l'esprit, les qualités, les actions, les généralités et les individualités qui y sont inhérentes, ainsi que l'inhérence; et la connaissance de ces choses est effectuée par l'esprit aidé par les facultés nées du yoga. Quant aux yogis qui ne sont pas [à ce moment là] dans la méditation yogique, il se produit chez eux une connaissance sensitive directe des objets subtils, cachés et distants, au moyen de l'esprit par le quadruple contact, par la force des facultés nées du yoga.6 Ce passage nécessite quelque commentaire. Il parle de gens différents de nous, c'est-à-dire des yogis. Pourtant, seuls ces yogis obtiennent une expérience directe de l'exactitude des doctrines du Vaiseṣika. Si nous combinons cette information avec notre passage précédent, il deviendra clair que la voie de la libération qui y est décrite s'applique en priorité au yogi. Il montre aussi que la haute prétention selon laquelle l'étude du Vaiseṣika suffit à garantir la libération est à prendre cum grano salis. Il y a autre chose que nous apprend ce passage. Il accepte que l'expérience donne accès à des objets se trouvant au-delà de nos sens, mais n'utilise pas cela comme prétexte pour introduire une réalité soi-disant au-delà de la raison. Bien au contraire, ces expériences ont la prétention de justifier la vision rationnelle du monde que constitue le système Vaišeşika.7 Vous pourriez objecter que cette façon d'user des expériences mystiques des autres pour ses propres buts montre simplement que personne ne s'est 5 Voir Pdhs p.273 1.10 ss., qui parle de la personne dans le quatrième asrama, étape qui développe (ou perfectionne) le yoga en méditant sur les six catégories (satpadarthaprasamkhydnad yogaprasādhanam). 6 Pdhs p.187 1.7-13. Pour la traduction, cp. JHA 1915: 392. 7 Notez que les sutras correspondants dans le Vaiseṣikasūtra (9.13 ss.) ne manquent pas d'expliquer ces expériences dans les termes du système. Page #7 -------------------------------------------------------------------------- ________________ MYSTICISME ET RATIONALITÉ EN INDE 565 jamais soucié de prendre ces expériences au sérieux, et de les étudier pour elles-mêmes. Laissez-moi cependant vous rappeler que les expériences mystiques revêtent généralement des formes diverses, et que les mystiques eux-mêmes ont tendance à les interpréter à travers la grille de leurs croyances et présuppositions culturelles et religieuses. Pour donner un exemple indien, on sait que des yogis ont écrit sur le Sāmkhya des textes qui, pourtant, ne divergent pas de la doctrine établie du Sāmkhya. Jusqu'à présent, j'ai parlé du Vaišeşika dans sa forme classique telle que nous la trouvons dans le Padārthadharmasangraha. Le Vaišeşika avait déjà une longue histoire derrière lui quand ce texte fut composé. Malheureusement, nous avons très peu d'information sur cette période plus ancienne. Notre source la plus importante pour cette période est le Vaišeşikasūtra, un ensemble d'affirmations aphoristiques. Ce texte ne forme pas une unité. Des additions aussi bien que des suppressions ont été faites pendant une longue période, de sorte qu'il est difficile d'arriver à des conclusions sur la base de ce texte. Les indianistes croient largement que l'idée de libération est un ajout tardif au système Vaišeşika. À l'origine, prétendent-ils, ce système n'accordait aucun intérêt à la libération et visait exclusivement à comprendre le monde naturel. Les références à la libération que nous trouvons dans le Vaišeşikasūtra, ainsi que les références au yoga, seraient des ajouts ultérieurs.8 Le temps ne me permet pas de passer en revue les différents arguments qui ont été présentés pour soutenir ces affirmations, et il n'est pas davantage possible de fournir une solution définitive. Ce que je me propose de faire, c'est de discuter brièvement un petit problème qui, bien qu'à première vue sans relation avec ce qui nous occupe, a néanmoins beaucoup à y voir. Je veux parler de la question de la taille de l'âme. Nous avons vu que l'âme était d'une taille infinie dans le Vaišesika classique. Il a été affirmé que dans le Vaisesika primitif, elle était de taille finie. La pertinence de ce problème est la suivante: la libération est atteinte lorsque l'on réalise que le soi réel, c'est-à-dire l'âme, n'agit pas, comme nous venons de le voir. L'action, dans le Vaišeşika et ailleurs, signifie d'abord le mouvement. Une âme infinie est immobile. Une âme finie, en revanche, suit le mouvement du corps. 8 9 Voir par exemple FRAUWALLNER, 1956: 28 et passim; WEZLER, 1982: 655, 664. FADDEGON, 1918: 273; FRAUWALLNER, 1956: 62; WEZLER, 1982: 654-655; PREISENDANZ, 1989: 153-154; Voir aussi RUBEN, 1928: 166 n.32. Page #8 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 566 JOHANNES BRONKHORST La seule évidence réelle qui ait été apportée pour soutenir l'opinion que la taille de l'âme dans le Vaiseșika primitif était finie, est constituée par deux sutra du Vaišeşikasūtra. 10 L'un d'eux, VS 5.1.6, parle de "l'activité de l'âme comme un résultat de son contact avec la main" dans le cas d'une activité telle que broyer des graines avec un pilon. 11 L'autre, VS 5.2.18, affirme que "l'activité de l'âme s'explique par l'activité du corps."12 Les deux sūtras semblent indiquer que l'âme se meut avec le corps, et qu'elle est donc grosso modo d'une taille semblable à celle du corps. Un examen plus approfondi du second sûtra écarte cependant cette interprétation. Ce second sūtra (5.2.18) est suivi de deux autres sūtras qui semblent s'y rattacher. Lus ensemble, les trois peuvent être traduits comme suit: L'activité de l'âme est expliquée par l'activité du corps. Reculer, avancer, le contact avec ce qui est mangé et bu, les contacts avec d'autres effets, [ces fonctions de l'âme] sont causées par l'invisible. Quand il n'y a pas [d'activité de l'âme], il n'y a pas de contact [avec des objets qui lui appartiennent], pas de manifestation [de l'âme dans un corps]; c'est cela la libération. 13 Si nous supposons que ces sūtra formaient un ensemble dès le commencement, et nous n'avons aucune raison d'en douter, nous remarquons d'abord que cet ensemble contient à la fois un sūtra censé parler de l'activité de l'âme, et donc de son mouvement, et un autre qui parle de la libération. On pourrait être tenté de considérer cela comme une 10 NOZAWA (1989: 70-71) attire l'attention sur l'absence de prayatna dans VS 3.1.14, et suggère qu'à l'époque de sa composition, aucune opposition n'était ressentie contre l'idée d'une âme active. 11 VS 5.1.6: tathātmakarma hastasamyogac ca. 12 kāyakarmaṇātmakarma vyākhyātam. C'est VS 5.2.18 dans la version de Candrananda. Le sutra a une forme différente dans la Vyakhyā anonyme éditée par THAKUR: kāyakarmaṇātmakarmadharmayor anupapattiḥ (5.2.16); WEZLER (1982: 659) observe à juste titre qu'il est difficile de donner un sens satisfaisant à cette lecture. On ne trouve rien qui corresponde à ce sūtra dans la version connue de Sankara Miśra. Pour des arguments selon lesquels la lecture de Candrananda est l'originale, voir WEZLER, 1982: 653. 13 VS 5.2.18-20: kayakarmaṇātmakarma vyakhyātam //18// apasarpanam upasarpanam ásitapitasamyogaḥ käryäntarasamyogas cety adṛṣṭakariāni //19/1 tadabhave samyogabhāvo 'prādurbhavaḥ sa mokṣaḥ //20/1 Page #9 -------------------------------------------------------------------------- ________________ MYSTICISME ET RATIONALITÉ EN INDE 567 preuve que le sutra concernant la libération est une addition ultérieure. Je propose cependant d'avancer plus prudemment. Nous pouvons d'abord nous demander si nous avons interprété les deux premiers sūtras correctement. Souvenez-vous, pour commencer, qu'une âme omniprésente aussi a un lien privilégié avec un corps particulier, c'est-à-dire avec le corps auquel elle appartient ou qui lui appartient. Étant omniprésente, elle peut être en contact avec beaucoup de choses, mais elle n'a de contact du type "possesseur et possession" qu'avec un nombre limité d'objets qui constituent son corps. Cet ensemble de contacts spéciaux (du type "possesseur-possession") se situe là où se trouve le corps et, dans ce sens, se meut avec le corps. On pourrait donc penser que "l'activité de l'âme" dans notre sūtra ne concerne pas un mouvement de l'âme elle-même, mais d'une partie d'elle constituée par des contacts du type "possesseur-possession". Cela expliquerait aussi que l'on parle de l'invisible dans le second sūtra du groupe 19. L'invisible est invoqué dans le Vaiseșika primitif pour donner du sens aux phénomènes qui résistent à l'explication par les termes du système. Il n'y a cependant rien de mystérieux dans le mouvement d'une âme liée à un corps avec lequel elle est en contact. En revanche, le contact spécial entre une âme omniprésente et juste un seul corps est bien plus difficile à expliquer, et on comprend qu'on ait recours à "l'invisible". 1. L'interprétation que je viens de proposer paraît être exactement celle que Bhartuhari, un auteur du Ve siècle, a donnée de ces mêmes sūtras. Après une longue discussion sur la nature des relations dans le Vaišesika, il donne l'exemple suivant: De même que le contact de l'âme est appelé "rapport du possesseur et de la possession" [seulement] à l'égard de certains objets, parce que l'invisible opère (dans ce cas), même s'il n'y a pas de différence (entre ce type spécial de contact et le contact en général), ainsi en est-il (dans le cas d'autres relations]. 14 La mention de l'invisible confirme que Bhartuhari se réfère bel et bien ici à notre groupe de sūtras. Ce groupe de sūtras, de l'avis de Bhartuhari, ne parlait pas d'une âme finie, mais d'une âme omniprésente ayant néanmoins des contacts particuliers avec le corps. 14 VP 3.146: adrstavrttilābhena yathā samyoga ätmanah / kvacit svasvamiyogåkhyo 'bhede 'nyatrāpi sa kramah // Page #10 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 568 JOHANNES BRONKHORST Il semble, alors, qu'il n'y ait aucune raison de douter que les trois sūtras dont nous parlons (VS 5.2.18-20) formaient un ensemble déjà à l'époque de leur composition, que leur auteur croyait en une âme omniprésente, et qu'il se préoccupait aussi de la libération finale. Les sūtras précédant immédiatement cet ensemble forment un autre ensemble qui, à bien des égards, présente une configuration similaire. 15 Cet autre ensemble parle de l'activité, ou mouvement, de l'esprit et définit le yoga comme le retrait de l'esprit par rapport aux sens. Il n'y a pas assez de temps maintenant pour expliquer la notion mécanique de l'esprit telle qu'elle est admise par la philosophie du Vaišeşika. Tout ce que j'espère mettre en évidence en ce moment, c'est que le yoga et la libération sont définis dans deux ensembles parallèles de sūtras et qu'il n'y a, à ma connaissance, aucune raison de considérer ces deux ensembles comme des ajouts ultérieurs au texte du Vaišeşikasūtra. Pour conclure mon propos, je voudrais attirer votre attention sur une contribution ("La perception yogique (yogapratyakşa) dans le Vaišeşika primitif") lue au 8ème Congrès Mondial de Sanskrit à Vienne (1990) par un jeune spécialiste néerlandais, H. Isaacson. Isaacson arrive à démontrer qu'une certaine forme de perception yogique a été admise dans le Vaišesika à une date relativement ancienne. Cela bien sûr affaiblit la position selon laquelle le yoga et la libération sont des ajouts ultérieurs à la philosophie du Vaišeşika. Je suis douloureusement conscient que je n'ai pas été capable de faire mieux qu'une ébauche de quelques arguments touchant au rôle du mysticisme dans le Vaiseșika primitif. Une présentation plus détaillée de 15 VS 5.2.15-17. Les sūtras 16-17 doivent être lus et traduits dans la reconstitution de WEZLER (1982: 663), ce qui donne pour l'ensemble: hastakarmaņā manasaḥ karma vyākhyātam / indriyamano'rthasannikarşāt sukhaduḥkhe / tadanārambha atmasthe manasi/ sasari rasya sukhaduḥkhābhāvah / sa yogah 11 "L'activité de l'organe interne s'explique par l'activité de la main. Le plaisir et la douleur (naissent) du rapprochement des sens, de l'organe interne et de l'objet (de la connaissance); Cela (c'est-à-dire ce rapprochement) ne se produit pas quand l'organe interne se trouve dans l'âme. [Alors) il n'y a ni plaisir, ni douleur pour l'[ame) incarnée. C'est cela le yoga." Page #11 -------------------------------------------------------------------------- ________________ MYSTICISME ET RATIONALITE EN INDE 569 certains de ces arguments doit etre gardee pour une autre occasion. 16 J'espere cependant que, malgre leur brievete, ces quelques remarques auront fait apparaitre que l'on ne peut exclure la possibilite que le mysticisme ait joue un role dans la philosophie du Vaisesika, et qu'il ait influence sa forme des le debut. REFERENCES ET ABREVIATIONS BRONKHORST, Johannes (1993): The Two Traditions of Meditation in Ancient India. Second, revised edition, Delhi: Motilal Banarsidass. FADDEGON, B. (1918): The Vaisesika-System described with the help of the oldest texts. Reprint. Vaduz: Sandig Reprint. 1969. FRAUWALLNER, Erich (1956): Geschichte der indischen Philosophie. II. Band. Salzburg: Otto Muller. JHA, Ganganatha (tr.) (1915): Padarthadharmasangraha of Prasastapada, with the Nyayakandali of Sridhara. Reprint. Varanasi - Delhi: Chaukhamba Orientalia. 1982 MALAMOUD, Charles (1989): Cuire le monde. Rite et pensee dans l'Inde ancienne. Paris: Editions La Decouverte. Nozawa, Masanobu (1989): "On the interpretation of Vaisesikasutra 3.1.14." Hokkaido Journal of Indological and Buddhist Studies 4, 62-74. Pdhs = Padarthadharmasangraha. The Prasastapada Bhasya with Commentary Nyayakandali of Sridhara. Edite par Vindhyesvari Prasad Dvivedin. Deuxieme edition. Delhi: Sri Satguru Publications. 1984. PREISENDANZ, K. (1989): "On atmendriyamanorthasannikarsa and the NyayaVaisesika theory of vision." Berliner Indologische Studien 4/5, 141-213. RUBEN, Walter (1928): Die Nyayasutras. Text, Ubersetzung, Erlauterung und Glossar. Reprint. Nedeln: Kraus Reprint. 1966. STAAL, Frits (1975): Exploring Mysticism. Penguin Books. VP = Vakyapadiya of Bhartphari. Edition critique de Wilhelm Rau. Wiesbaden: Franz Steiner. 1977. VS = Vaisesika Sutra. Sauf indication differente, les references renvoient a l'edition de Muni Jambuvijayaji. Baroda: Oriental Research Institute. 1961. WEZLER, A. (1982): "Remarks on the definition of 'yoga' in the Vaisesikasutra." Indological and Buddhist Studies. Festschrift J.W. de Jong. Edited by L.A. Hercus et al. Canberra: Faculty of Asian Studies. Pp. 643-686. 16 Voir maintenant "Bharthari and Vaisesika", Etudes Asiatiques 47(1), 1993..