Book Title: Louis Dumont Et Les Renoncants Indiens
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst
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Page #1 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Louis Dumont et les renoncants indiens JOHANNES BRONKHORST, Lausanne Louis Dumont decrit le statut du renoncement en Inde dans le passage suivant (1982: 94-95): For more than two millennia Indian society has been characterised by two complementary features : society imposes upon every person a tight interdependence which substitutes constraining relationship for the individual as we know him, but, on the other hand, there is the institution of world-renunciation which allows for the full independence of the man who chooses it. Incidentally, this man, the renouncer, is responsible for all the 'innovations in religion that India has seen. Moreover, we see clearly in early texts the origin of the institution, and we understand it easily: the man who is after ultimate truth forgoes social life and its constraints to devote himself to his own progress and destiny. When he looks back at the social world, he sees it from a distance, as something devoid of reality, and the discovery of the self is for him coterminous, not with salvation in the Christian sense, but with liberation from the fetters of life as commonly experienced in this world. The renouncer is self-sufficient, concerned only with himself. His thought is similar to that of the modern individual, but for one basic difference: we live in the social world, he lives outside it. ... The renouncer may live in solitude as a hermit or may join a group of fellow-renouncers under a master-renouncer, who propounds a particu lar discipline of liberation. Ce passage n'est qu'un bref resume d'un article publie en 1959, qui sera la base de nos reflexions. La premiere chose a noter, est que la theorie qui s'exprime dans ce passage, ne pretend nullement etre une description exacte de la situation actuelle en Inde. Dumont caracterise, en effet, sa theorie comme << la distinction de deux 'types ideaux', qui en fait se combinent de plus en plus au cours du temps >> (1959: 337). Le peu d'appreciation qu'il manifeste a l'egard des renoncants d'aujourd'hui se revele dans un passage de son petit livre La civilisation indienne et nous (1975: 33) que voici : << Que de nos jours on soit souvent conduit a se faire une assez pietre idee de la masse des renoncants contemporains, mendiants, yogis ou sadhus, ne change rien au fait que c'est dans cette condition que la pensee indienne a trouve les racines de sa vie. >> La theorie de Dumont concerne donc premierement le passe, et plus precisement un passe assez lointain!. Elle ne se base pas sur des observations contemporaines, mais plutot sur la philologie. C'est ce que dit Dumont lui-meme, quand il decrit sa theorie comme une tentative <> (1959: 328). On peut meme preciser la periode a laquelle il pense en premier lieu; il parle <Page #2 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 10 Johannes Bronkhorst Orientalia Suecana XLV-XLVI (1996-1997) voient le jour toutes les grandes tendances de la pensee indienne>> (1959: 339). II semble effectivement que la theorie de Dumont vise premierement les quelques siecles qui precedent le debut de notre ere. Cette impression est confirmee par ce que dit Dumont de la bhakti, c'est-a-dire de l'amour, ou de la devotion totale au Seigneur. Il s'agit ici d'une << tendance ... qui fait partie integrante de l'hindouisme >>, dont le texte de base (la Bible, comme l'appelle Dumont) est la Bhagavadgita. D'apres Dumont (1959: 346-47; j'ajoute les emphases):<<<... la religion d'amour suppose deux termes parfaitement individualises, et pour concevoir le Seigneur personnel, il a fallu un fidele qui se voie lui-meme comme un individu. ... par l'amour, le renoncement se transcende en s'interiorisant pour echapper au determinisme des actes, l'inactivite n'est pas necessaire, le detachement, le desinteressement suffit: on peut sortir du monde par l'interieur, et Dieu lui-meme n'est pas enchaine par ses actes, car il n'agit que par amour.... En passant du plan de la connaissance au plan de l'affectivite, le renoncant fait cadeau a tous de ses conquetes: tous peuvent devenir des individus libres par la soumission aimante, l'identification sans reserve au Seigneur. >> En d'autres mots, depuis la composition de la Bhagavadgita au moins, il y a des individus au sein meme de la societe indienne. Et leur nombre doit etre considerable, parce que la Bhagavadgita a exerce une influence enorme sur l'hindouisme. Comme la Bhagavadgita date du debut de notre ere ou meme d'avant, on ne peut que conclure, que depuis ce moment-la, l'Inde a connu un grand nombre d'individus qui n'etaient pas des renoncants, mais faisaient partie integrante de la societe. Si donc, on cherche la periode pendant laquelle la theorie de Dumont etait applicable, meme approximativement, a la societe, ce sont les siecles precedant le debut de notre ere2. Les propos de Dumont au sujet du tantrisme - un autre developpement religieux qui se manifeste apres le debut de notre ere s'accordent totalement avec ce qui vient d'etre dit. Il decrit le tantrisme comme <> (1959: 342; mes emphases), ou encore comme << une variante, en verite fondamentale, de l'hindouisme, caracterisee par le remplacement du renoncement par le renversement >> (id. p. 346). Le tantrisme constitue certes une innovation religieuse en Inde, qui n'a pourtant pas ete creee ou inventee par des renoncants. Cela est possible, parce que le tantrisme n'appartient justement pas a cette periode qui se situe avant le debut de notre ere, et qui semble interesser Dumont plus que toute autre. En ce qui concerne l'Inde moderne, Dumont admet donc la presence d'individus dans le monde, comme le confirme le passage suivant (1975: 56-57): << Il faut ... repondre a une objection que la grande majorite des Hindous instruits ne manquent pas d'exprimer contre la distinction que j'ai proposee des deux mentalites. Pour eux, et fort legitimement, le desir de la delivrance (moksa) n'est pas incompatible avec la vie dans le monde et en effet on la trouve de bonne heure associee a la triade des fins proprement mondaines : le devoir religieux, le profit economico-politique, et le 2 Pour une evaluation du degre d'individualite que prone la Bhagavadgita, vide << L'expression du moi dans les religions de l'Inde >>, a paraitre. Elle ne correspond guere aux idees que nous avons resumees plus haut et qui s'expriment par les termes << vraiment independants >>, << capables d'introduire des innovations religieuses >>>, etc. Page #3 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Orientalia Suecana XLV-XLVI (1996-1997) Louis Dumont et les renoncants indiens 11 plaisir immediat. Ou encore ils se sentent comme des individus, reconnaissent une morale universelle et pensent qu'il y a a l'interieur de l'hindouisme une moralite subjective. On repondra simplement que cela resulte du melange de deux mentalites, accentue peut-etre par l'influence europeenne, mais du en premier lieu a l'influence du renoncant qui souvent, comme maitre spirituel (guru), a fait des adeptes dans la societe. Ces deux mentalites, il faut bien les distinguer analytiquement pour des raisons logiques, historiques et comparatives. C'est seulement en procedant de la sorte que nous pouvons, en degageant des principes simples d'un ensemble autrement indechiffrable, situer la societe, la pensee et, dans une certaine mesure deja, l'histoire de l'Inde par rapport a nous. >> Pour la situation actuelle, donc, l'hypothese de Dumont est au mieux un instrument d'analyse; elle ne pretend nullement en etre une description exacte. Notons que meme a l'epoque precedant l'ere chretienne, au moins certains renoncants (au sens de Dumont) n'etaient guere << libres de relations contraignantes >> et << completement independants >>. Nous sommes particulierement bien informes au sujet de la vie quotidienne des moines bouddhiques, dont nous savons qu'ils se trouvaient sous l'emprise de reglementations tres elaborees. Les differentes ecoles du bouddhisme preservaient chacune leur propre collection (massive) de regles monastiques avec tant de zele, que les premieres scissions de l'eglise bouddhique semblent toutes avoir ete occasionnees par des differences concernant justement la forme ou l'interpretations de ces regles. Il semble que, meme dans ce passe eloigne, la theorie de Dumont n'est applicable au mieux qu'a une petite partie des renoncants. La theorie de Dumont, nous l'avons vu, s'applique premierement (ou meme exclusivement) a l'epoque ancienne, disons aux siecles precedant le debut de notre ere. Elle se base, en outre, sur l'analyse philologique de documents anciens, plutot que sur l'etude sociologique de la societe indienne contemporaine. L'analyse poussee des documents anciens revele pourtant une situation plus complexe qu'une simple opposition entre renoncant et homme-dans-le-monde. En fait, cette periode connait une opposition beaucoup plus fondamentale, qui s'exprime, entre autre, dans l'existence, l'un a cote de l'autre, de deux types de renoncant. Il s'agit de l'opposition entre d'une part la tradition vedique, et la tradition caracterisee par la croyance en la retribution des actes de l'autre. Les deux traditions avaient chacune leurs renoncants, avec des buts et des activites tres differents. Le renoncant 'vedique' se retire dans la foret pour mieux se consacrer aux rites vediques, et pour obtenir les remunerations que cela apporte, comme, en premier lieu, le ciel. Les renoncants de l'autre categorie se preoccupent plutot de la liberation du cycle des naissances (moksa). Aux deux types de renoncant correspondent deux types d'homme-dans-le-monde: d'une part les heritiers de la religion vedique, et d'autre part ceux, moins sous l'in A noter que Dumont se refere a plusieurs reprises aux moines bouddhiques, qu'il inclut explicitement dans la categorie des renoncants. Voir Dumont, 1959: 334 n. 18: <<... je generalise ici la notion brahmanique et j'appelle renoncants, ou meme sannyasis, tous ceux qui quittent le monde de facon analogue au sannyasi orthodoxe, y compris les moines bouddhiques par exemple. >> Tambiah (1982: 300) pense que l'article de Dumont conceme premierement les moines bouddhiques, il decrit en details les regles aux quelles doivent se soumettre ceux-ci. * Je resume ici quelques resultats de mon etude The Two Sources of Indian Asceticism. Je continue ici a utiliser le mot 'renoncant dans un sens tres large. Page #4 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 12 Johannes Bronkhorst Orientalia Suecana XLV-XLVI (1996-1997) fluence de la religion vedique, pour qui la doctrine de la retribution des actes figure sur le premier plan. L'opposition oppose donc deux milieux sociaux, chacun avec ses propres croyances et avec son propre type de renoncant. Beaucoup de developpements ulterieurs de l'hindouisme s'expliquent a partir de cette opposition fondamentale. Vu de cette maniere, il n'est plus necessaire de postuler que seuls les renoncants pouvaient penser librement. Les innovations se sont produites sous l'influence de cette confrontation d'idees et de pratiques religieuses. Les inventeurs de ces innovations peuvent avoir ete des hommes-dans-le-monde ou des renoncants selon le cas. Rien ne nous oblige a postuler, sans la moindre preuve, qu'il s'agissait toujours de renoncants. Il est pourtant possible d'accepter une partie de la theorie de Dumont: une importante force motrice dans le developpement de l'hindouisme au debut de notre ere est une opposition. Mais les partis qui s'opposent ne sont pas le renoncant et l'hommedans-le-monde, mais plutot << l'homme vedique >> et << l'homme non- vedique >>. Tous les deux peuvent etre aussi bien renoncant qu'homme-dans-le- monde, mais cette derniere circonstance ne constitue pas l'opposition qui compte ici. L'homme qui devient renoncant afin de mettre fin a son cycle de naissances, n'adopte pas subitement une nouvelle vision des choses par ce seul fait. Et l'homme qui decide de se consacrer exclusivement a ses devoirs rituels dans la solitude de la foret, ne gagne pas automatiquement la liberte de pensee. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES Bronkhorst, Johannes, (1993). The Two Sources of Indian Asceticism. Bern: Peter Lang. Carrithers, M., Collins, S. and Lukes, S., (eds.) (1985). The Category of the Person. Anthropology, philo sophy, history. Cambridge University Press. 1991. Dumont, Louis, (1959). <> [Archives de Sociologie des Re ligions 7 (janv.-juin 1959) p. 45-69.] = Dumont, 1966: 324-350 (Appendice B). Dumont, Louis, (1966). Homo hierarchicus. Le systeme des castes et ses implications. Paris: Gallimard. Dumont, Louis, (1975). La civilisation indienne et nous. Paris : Armand Colin. Dumont, Louis, (1982). <> (Religion 12:1-27) = Carrithers et al. 1985: 93-122. Fuchs, Martin, (1988). Theorie und Verfremdung. Mar Weber, Louis Dumont und die Analyse der indi schen Gesellschaft. Frankfurt am Main - Bern - New York - Paris : Peter Lang. (Europaische Hoch schulschriften, Reihe XX Philosophie, Bd. 241.) Madan, T.N., (red.)(1982). Way of Life. King, householder, renouncer. Essays in honour of Louis Du mont. New Delhi: Vikas. Tambiah, S.J., (1982). <> = Madan, 1982: 299- 320.