Book Title: Langage Of Realite Sur Un Episode De La Pensee Indinee
Author(s): Johannes Bronkhorst
Publisher: Johannes Bronkhorst
Catalog link: https://jainqq.org/explore/269499/1

JAIN EDUCATION INTERNATIONAL FOR PRIVATE AND PERSONAL USE ONLY
Page #1 -------------------------------------------------------------------------- ________________ Conference de M. Johannes Bronkhorst Directeur d'etudes invite Langage et realite: sur un episode de la pensee indienne Une intuition sous-tend une partie importante de la pensee indienne, intuition qui n'a pas recu l'attention qu'elle merite. En deux mots, l'Inde classique a connu une periode durant laquelle la plupart de ses penseurs etaient convaincus que les mots d'une phrase et les choses qui constituent ensemble la situation decrite par cette phrase correspondent les uns aux autres assez exactement. Cette conviction, que j'appelle dorenavant <>, nous permet de comprendre plusieurs aspects de la pensee de la periode concernee, ainsi que la raison pour laquelle ses arguments, apres une periode de gloire, ont fini par etre negliges par les penseurs indiens. Les problemes lies a ce principe preoccupent durant quelques siecles pratiquement tous les courants philosophiques de l'Inde, jusqu'au point ou l'on peut dire qu'il a influence, voire determine, les expressions classiques de la pensee brahmanique. Le principe de correspondance nous permet de decouvrir l'unite qui se cache derriere la multiplicite de formes de la pensee indienne, au moins dans un domaine. Notre sujet concerne tout d'abord la premiere moitie du premier millenaire. C'est durant celle-ci que le principe de correspondance regna pratiquement sans entrave. Cela ne signifie pas que des penseurs anterieurs a cette periode n'etaient pas eux aussi convaincus qu'un lien etroit reunissait les mots et les choses denotees. L'admission d'un tel lien caracterise deja la litterature la plus ancienne que nous ayons, a savoir la litterature vedique, ainsi que la litterature post-vedique ancienne - c'est-adire d'avant le debut de notre ere. Le principe de correspondance, quant a lui, va bien au-dela de la seule croyance en un tel lien, et ne se manifeste qu'a partir des premiers siecles de notre ere. La croyance en un lien etroit entre les mots et les choses s'exprime de plusieurs facons dans les textes vediques. Plusieurs passages parlent d'un etat initial sans division entre les noms et les formes. Autrement dit, les mots n'etaient pas distincts de leurs objets. La separation a lieu apres. L'emploi frequent d'etymologies montre que le lien entre les deux reste etroit. Certains mythes elaborent une autre idee, a savoir, que l'attribution des noms aux choses n'est pas due au hasard. Ce sont les anciens sages, qui ont une connaissance superieure a la notre, qui ont nomme les choses. Cette idee s'exprime des le Rigveda, et se retrouve dans plusieurs textes Annuaire EPHE, Section sciences religieuses, t. 105 (1996-1997) Page #2 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 181 Religions de l'Inde Johannes Bronkhorst seur boudanes positions de le principes heurte au de l'Inde classique. On y trouve egalement l'idee que le monde a ete cree par les mots du Veda, ou a partir de ceux-ci. Dans le bouddhisme se developpe une autre conception concernant le lien etroit entre les mots et les choses. Au bout de certains developpements on en etait arrive a la conviction que les objets du monde phenomenal n'existent pas vraiment. Pourquoi alors y croyons-nous ? Voici la reponse : les objets de notre experience ne sont que des noms, ils ne sont existants que par denomination. Cette conception a, a son tour, influence les penseurs brahmaniques. Le systeme brahmanique du Vaiceshika, en particulier, se base sur des idees proches de celles des bouddhistes. Apres ces observations preliminaires, passons maintenant au principe de correspondance et regardons ses effets sur la pensee indienne. Le penseur bouddhiste Nagarjuna - fondateur de l'ecole Madhyamika - l'utilise pour attaquer les positions de ceux qui affirment la realite des objets du monde phenomenal. C'est que le principe de correspondance comporte quelques consequences problematiques. Il se heurte au fait qu'un bon nombre de phrases ne decrivent pas une situation qui reunisse en un seul moment les elements denotes par les mots qui les constituent. La phrase le potier fait une cruche ne decrit pas une situation constituee d'un potier, d'une cruche, et de l'acte de faire, parce que la cruche n'existe pas encore a ce moment. C'est la raison pour laquelle Nagarjuna peut poser la question suivante : <> D'autres passages dans les ouvrages de ce penseur s'expliquent egalement a la lumiere de ce principe Nagarjuna cherchait a exploiter les problemes lies au principe de correspondance pour prouver sa propre position. D'autres penseurs, quelquesuns probablement deja avant lui, etaient conscients des memes problemes, mais proposaient d'autres solutions. Les bouddhistes de l'ecole Sarvistivada, par exemple, y reflechissaient dans le contexte de leur propre ontologie, selon laquelle des choses passees et futures existent. Une chose future etant existante, on peut dire sans difficulte qu'elle se produit, tout en acceptant le principe de correspondance. Quelques passages dans leur Mahavibhasha vont dans ce sens. Dans le cas de l'ecole brahmanique connue sous le nom de Sankhya, certaines indications permettent de penser qu'elle a introduit son celebre sarkaryavada, doctrine de l'effet (pre-Jexistant (dans la cause] , justement pour faire face au probleme de la production de choses. La source la plus ancienne que nous ayons sur cette doctrine est le Cataka de Aryadeva. Une analyse des preuves presentees dans ce texte, que nous ne connaissons qu'en traduction chinoise, soutient la conclusion que cette doctrine fut premierement, au debut, une reponse aux problemes evoques par le principe de correspondance. Le fait que nos sources plus anciennes pour le Sankhya ne font pas mention de cette doctrine suggere qu'elle n'a pas toujours fait partie de cette philosophie. L'Agamacastra, attribue par la tradition a un certain Gaudalda, qui semble, en partie, etre un texte bouddhique, est pourtant considere comme un ouvrage ancien du Vedanta. On y trouve de nombreux paralleles avec les arguments de Nagarjuna. Comme solution au probleme de la produce tion, Gaudapada choisit la non-production : rien ne peut se produire qui existe - ce qui n'existe pas ne se produit pas non plus. Le commentateur Cankara-peut-etre identique au celebre Cankara de l'Advaita-Vedantaprefere plutot une autre solution : seulement ce qui existe peut se produire. Autrement dit, Cankara adhere ici, comme ailleurs dans son cuvre, au satkaryavada, doctrine selon laquelle l'effet existe deja avant sa produce tion. Il l'exprime dans son Brahma Satra Bhashya comme suit : Si l'effet n'existait pas avant qu'il se produise, la production serait sans agent et vide. La production, en effet, est une activite, et celle-ci doit avoir un agent, tout comme les activites d'aller, etc. Il serait contradictoire de dire que c'est effectivement une activite et sans agent. On pourrait imaginer que la production d'une cruche, quoique] exprimee, n'ait pas la cruche comme agent, mais quelque chose d'autre.... Si tel etait le cas, on dirait "le potier, etc., qui sont les causes, se produisent", au lieu de dire "la cruche se produit". Dans le monde, quand on dit "la cruche se produit", on n'a pas l'experience que le potier, etc., eux aussi, se produisent. Parce qu'on a l'experience qu'ils se sont deja produits. Des discussions autour de la possibilite de la production se trouvent egalement dans les textes du jainisme, particulierement dans les recits du premier schismatique Jamali. Une discussion claire et approfondie fait partie du Vipeshkvacyaka Bhashya de Jinabhadra (6 siecle). Jamali se fache, considerant comme fausse la parole sacree qui dit << ce qui est en train d'etre fait a ete fait>>. La position orthodoxe jaina s'avere etre la suivante : une chose n'est en train d'etre faite que dans le dernier moment de sa production, c'est-a-dire au moment ou elle a ete faite. La production d'une cruche, par exemple, n'occupe pas une longue duree, parce que cette longue duree appartient a quelque chose d'autre, c'est-a-dire aux phases anterieures de la cruche. Conclusion : au moment o la phrase a la cruche se produit est vraie, la cruche a ete produite. Il ne s'agit, bien entendu, que d'un seul moment, le dernier moment de la serie d'activites qui aboutit a la production de la cruche. Mais le principe de correspondance est sauve, et ceci d'une facon unique au jainisme. Une variante de la solution precedente etait acceptee par le Vaiceshika ancien, anterieur au Padarthadharmasangraha (Pracastapadabhashya). On connait quelques positions de l'ecole a cette epoque grace aux citations preservees dans d'autres ouvrages, appartenant a d'autres courants de pensee, premierement le Dvadacaranayacakra de Mallavadin et son commentaire, la Nyayagaminusarini de Sinhasdri. On y apprend que le Vaiqeshika appelle les choses produites 'existantes a cause d'une connexion avec l'universel 'existence'. qui a lieu au moment de leur achevement, ou tout de suite apres. Avant que cette connexion avec l'universel 'existence' ait eu lieu, les choses ne sont pourtant pas completement inexistantes. A ce moment-la, elles ont une essence, grace a laquelle elles se produisent Meme sans connexion avec l'universel'existence, une substance (ou une qualite, ou un mouvement) a ainsi une identite. Autrement dit, une chose existe avant sa production. Page #3 -------------------------------------------------------------------------- ________________ 182 Religions de l'Inde Johannes Bronkhorst 183 un examen critique ? Autant de questions valables et justifiees. Comment y repondre ? Il semble que le principe de correspondance etait en premier lieu une intuition partagee par les penseurs de l'epoque plutot qu'une position logique explicitement soutenue. Quelques passages s'expriment pourtant de facon assez explicite en la matiere. Le passage du Brahma Satra Bhashya cite ci-dessus en est un exemple. Il dit clairement que les mots d'une phrase correspondent aux elements de la situation decrite, et s'il nous semble qu'il en est autrement, tant pis pour nous. De tels passages justifient la conclusion qu'au moins certains penseurs etaient bel et bien conscients du principe que nous avons distille de leurs discussions et argumentations. La difference entre eux et nous est que pour nous le principe de correspondance n'est pas evident, et que pour nous c'est un effort intellectuel de lire les textes concernes a sa lumiere. Pour les Indiens de cette epoque, d'autre part, l'evidence de ce principe, je crois, etait hors de question. Cette supposition explique la rarete des discussions explicites a son sujet, et la resistance manifeste contre son abandon. D'autres passages suggerent que la << preexistence >> d'une chose (c'est-a-dire son existence avant qu'un lien avec l'universel 'existence' ait ete etabli) etait censee commencer au moment ou l'on commence a la produire. Le Vaiceshika de cette epoque se situe ainsi entre le Sankhya et le Sarvastivada d'un cote (preexistence sans debut) et le jainisme (preexistence d'un seul moment). Avec l'ecole Nyaya nous rencontrons une toute autre solution au probleme de la production. Plutot que de postuler, dans l'exemple << le potier fait une cruche >>, que la cruche existe deja avant sa production, on se penche sur la question de la denotation. Si le mot 'cruche' ne refere qu'a l'individu qui est en train d'etre fait, le principe de correspondance occasionne le probleme qu'on sait. Profitant de discussions grammaticales anciennes, on en arrive a une autre solution : le mot cruche ne refere pas exclusivement a l'individu, mais egalement a la forme et a l'universel. L'universel, dans cette ecole, est concu comme etant eternel. Resultat : le mot 'cruche' refere a quelque chose d'existant deja au moment ou l'on peut dire << le potier fait une cruche >>, et le principe de correspondance est satisfait. La meme solution semble etre celle acceptee par Cabara, auteur du traite classique de l'ecole Mimansa. Le philosophe de la grammaire' Bhartrhari trahit une familiarite avec les problemes qui se posent en connexion avec le principe de correspondance, particulierement celui de l'impossibilite de la production des choses, et propose trois ou meme quatre solutions differentes. Selon l'une d'entre elles, le signifie est l'universel, selon une autre, c'est la substance, tous les deux etant consideres comme etant eternels et immuables. D'apres la troisieme solution, les mots referent, non pas a la realite absolue, que ce soit sous forme de l'universel ou de la substance, mais a une existence metaphorique. La quatrieme solution, enfin, veut que le mot 'son' dans << il produit un son >> refere a une realite mentale, qui existe, contrairement au son lui-meme, au moment ou cette phrase est prononcee. La troisieme solution de Bhartrhari fut egalement adoptee par certains penseurs de l'ecole Vaiceshika. Des bouddhistes autres que les Sarvastivadins et les Madhyamikas, comme par exemple les Sautrantikas et les Yogacaras, se sont occupes du probleme de la production des choses. Mais c'est leur coreligionnaire Dignaga qui a resolu le probleme de facon definitive, au moins en ce qui concerne la tradition bouddhique. Sa theorie de la denotation par exclusion (apoha) rompt definitivement avec le principe de correspondance. Les mots ne referent plus - que ce soit a un individu, un universel, ou autre chose -, ils excluent. Il n'y a donc plus de correspondance entre les mots et les choses, ni en general, ni plus specifiquement entre les mots d'une phrase et les choses qui constituent la situation decrite par elle. Les cas mentionnes ci-dessus ainsi que tant d'autres montrent qu'il n'y avait pas de courant de pensee indienne durant la periode sous consideration qui ne soit pas touche par les consequences de ce principe. Est-ce que les penseurs indiens ont ete conscients de ce principe ? L'ont-ils accepte consciemment et deliberement ? L'ont-ils jamais explicitement soumis a